Le constat remonte à une quinzaine d’années. Patricia Lhoest, institutrice maternelle à Liège, remarque alors que ses classes comptent de plus en plus d’enfants qui ne parlent pas français, d’élèves «qui n’ont pas grand-chose à manger le midi» ou «qui sont systématiquement absents en fin de mois». Quelques années plus tard, cette évolution démographique fait bénéficier son établissement, l’école Saint-Barthélemy, de l’encadrement différencié – un système de discrimination positive accordant aux écoles qui accueillent des enfants issus de milieux défavorisés des financements et moyens humains supplémentaires. De son côté, Patricia ne reste pas les bras croisés et s’inscrit à des formations pour mettre des mots et s’outiller face aux inégalités décelées dans sa classe.
Au cours de ces formations, l’institutrice s’intéresse notamment à la phonologie: «Quand on apprend l’alphabet aux enfants, on fait souvent l’erreur de dire le nom des lettres. Mais ce qui les aide à entrer dans la lecture, c’est de prononcer le son que fait la lettre.» Par exemple pour la lettre B, prononcer [b] plutôt que [bé]. «C’est très efficace pour éveiller l’oreille à tous les sons qui font partie de notre langue. Et c’est bénéfique tant aux enfants socialement défavorisés qu’aux dyslexiques par exemple.»
Si elle accorde tant d’importance à l’apprentissage du français, c’est que Patricia est convaincue que sa (non-)maîtrise est aujourd’hui le principal vecteur d’inégalités scolaires, avant même les moyens financiers.
Des enfants «abandonnés»
Et c’est en maternelle que tout commence. «La littérature montre qu’il y a déjà une forme de décrochage scolaire à l’entrée en école maternelle, notamment due à l’incompréhension de la langue ou des codes scolaires – que ce soit par les enfants ou par les parents qui, du coup, mettent peu leurs enfants à l’école», analyse Denis Rogister, directeur du cursus des futures institutrices maternelles à la Haute École libre mosane (Helmo).
«Les premières heures de la vie scolaire des enfants peuvent être très confrontantes; on voit directement où vont se jouer les inégalités, confirme Doriane Puttemans, institutrice maternelle bruxelloise qui a longtemps travaillé en classe d’accueil. Il y a ceux qui arrivaient de la crèche et pour qui le passage était souvent beaucoup plus fluide. Et il y a des élèves qu’on a ‘jetés’ dans ma classe le 1er septembre. Pas par désintérêt, mais parce que leurs parents ne connaissaient pas le monde de l’école, en avaient peur. J’ai parfois dû courir derrière des mamans dans la rue pour les inviter à rentrer en classe pour dire au revoir à leur enfant.»
Malgré ses professions de foi décrétales, l’école a encore du mal à s’adapter à ces multiples contextes familiaux et tend à amplifier les écarts entre élèves plutôt qu’à les corriger. Nadia Echadi, institutrice primaire à Bruxelles, résume: «L’école devrait être la solution, mais elle continue d’enseigner à un seul profil d’enfant: celui qui parle correctement, a déjà certaines aptitudes et connaissances et jouit d’une prise en charge investie des parents. Mais, dans de plus en plus d’écoles, la majorité des élèves ne correspondent pas à ce profil-là; ces enfants sont abandonnés par l’école.»
«Un jour j’ai apporté un phasme en classe. Un de mes élèves disait ‘bois, bois!’, un autre ‘il a six pattes, c’est un insecte’. Comment faire, avec de tels écarts, pour que chaque enfant y trouve son compte?» Patricia Lhoest, institutrice maternelle à Liège
Plus de projets, moins de devoirs
Conscients de cette réalité, certains enseignants ont choisi de se retrousser les manches. Par essai-erreur, via des formations ou du réseautage; toujours de leur propre chef, ils cherchent d’autres manières d’enseigner à tous leurs élèves. Dans leur mallette, pas de baguette magique. Mais des pratiques pédagogiques récurrentes, qui semblent faire leurs preuves. Le travail par projet et la collaboration entre élèves par exemple. «Tous les élèves deviennent un peu les enseignants les uns des autres. Ils développent aussi beaucoup plus le langage parce qu’ils sont dans des situations d’apprentissage où ils sont obligés de se parler», explique Nadia, dont l’engagement l’a notamment poussée à créer l’association Maxi-liens, un programme d’accueil et d’accompagnement des enfants en migration.
Outre le travail en sous-groupes, Geneviève Naert, professeure de français dans une école secondaire technique et professionnelle d’Uccle, mise sur un recours minime à la notation et au travail à domicile, amplificateurs d’inégalités pour les élèves issus de milieux populaires. L’enseignante a également fait le pari de simplifier ses apprentissages. «Le français est une matière particulièrement ardue, où les inégalités peuvent très fortement se manifester», estime-t-elle. Elle enseigne donc par exemple la méthode «Wilmet»1 pour l’accord du participe passé (soumis en théorie à de nombreuses règles); apprise en cinq minutes, cette méthode permet de régler 90% à 95% des cas d’accord de participe passé. «Si mes élèves parvenaient à accorder neuf participes sur dix, je serais déjà très heureuse. Pourtant, certains collègues jugent que ce n’est pas assez et s’opposent à cette méthode.»
Au fil des ans, Geneviève a pu tester ses méthodes dans des classes «difficiles», mais plutôt «homogènes», au sein d’une école à encadrement différencié – «avec beaucoup de va-et-vient et de redoublements» et dont nombre d’élèves «sortent sans diplôme».
Les mécanismes de discrimination positive étant souvent pointés du doigt pour avoir amplifié le phénomène d’écoles «ghettos», c’est davantage le concept de mixité sociale qui fait aujourd’hui consensus, bien que celle-ci ne soit pas sans défi.
L’enjeu de la mixité
Assez défavorisé il y a encore dix ans, le quartier de l’école Saint-Barthélemy est aujourd’hui «plutôt bobo». «On a donc des enfants de milieux très différents, explique Patricia Lhoest. Tant des primo-arrivants qui ne parlent pas français que des enfants dont les parents ont fait le choix conscient de venir chez nous.» Une hétérogénéité qui s’avère parfois «difficile à gérer», reconnaît l’institutrice. «Un jour, j’ai apporté un phasme en classe. Un de mes élèves disait «bois, bois!», un autre «il a six pattes, c’est un insecte». Comment faire, avec de tels écarts, pour que chaque enfant y trouve son compte?»
Doriane Puttemans se pose les mêmes questions, elle qui enseigne dans une école de la Ville de Bruxelles à orientation pédagogie active. «Le fait d’avoir cette étiquette nous amène de nombreux élèves avec des troubles ‘dys’. En plus de la mixité culturelle, socio-économique, on a donc aussi une mixité pédagogique. En primaire, un élève sur deux a un profil ‘différent’: spectre autistique, dyscalculie, dyslexie, handicap moteur, problème de comportement… C’est clairement beaucoup plus compliqué pour les profs.» Dans ce contexte, l’institutrice essaie, vaille que vaille, «d’enseigner à tous»; «mais parfois je dois faire des choix, je suis obligée d’en ‘oublier’ quelques-uns par moments.» Aperçu: «Il y a quelques mois, pour faire plaisir à mes élèves, j’ai tenu à aller au bout de la lecture d’une histoire, sans m’arrêter. Eh bien, pendant ce temps-là, mon petit élève autiste a baissé sa culotte, a fait caca et l’a étalé partout dans les jeux. C’est ça la réalité de l’école inclusive. Par conviction, je suis totalement pour. Mais pas en étant seuls, non formés et face à 25 enfants.»
«Je pense que c’est plus facile pour un prof de ne pas voir les inégalités scolaires. Parce qu’une fois qu’on les voit, c’est vraiment compliqué de savoir quoi faire. Il faut prendre du recul et se faire aider, par exemple par la formation.» Geneviève Naert, professeure de français dans l’enseignement technique et professionnel à Uccle
Ces enseignantes qui réfléchissent et agissent sur les inégalités scolaires sont unanimes: la démarche est chronophage et énergivore. «J’adore ce que je fais, je sais pourquoi je me lève le matin. Mais je suis épuisée. Et je sais déjà que je ne terminerai pas ma carrière dans une classe, en tout cas pas avec ma façon de travailler», soupire Doriane. Pas difficile de comprendre, dès lors, pourquoi ces profs sont l’exception plutôt que la règle dans le système scolaire actuel. «Il y a une sorte de dédouanement, note Nadia. Il y a cette fameuse phrase ‘on ne peut pas accueillir toute la misère du monde’. Eh bien à l’école, on dit: ‘Je ne peux pas régler tous les problèmes de mes élèves.’»
«Je pense que c’est plus facile pour un prof de ne pas voir les inégalités scolaires, ajoute Geneviève. Parce qu’une fois qu’on les voit, c’est vraiment compliqué de savoir quoi faire. Il faut prendre du recul et se faire aider, par exemple par la formation.» La formation initiale des enseignants ne comprend aucun cours sur les inégalités scolaires. Confrontée au décalage entre sa formation théorique et son métier concret, Geneviève se souvient avoir changé chaque semaine sa façon d’enseigner, face à sa toute première classe d’élèves (une 4e professionnelle): «Je rentrais chez moi et je me disais: ‘Ce que j’ai fait ne fonctionne pas du tout.’ Je ne me sentais pas à ma place face à un public défavorisé. Je n’avais pas les outils d’analyse, je n’arrivais pas à mettre les bons mots…»
Décloisonner pour plus d’équité
Quelques initiatives spontanées tentent bien de sensibiliser les futurs enseignants à l’enjeu des inégalités scolaires. Entre 2012 et 2019, un appel à projets de la Fondation Roi Baudouin a permis aux treize hautes écoles francophones qui forment les instits maternelles de mener une réflexion sur cette thématique et d’aboutir à la mise sur pied d’un cours à part entière sur les inégalités scolaires. L’offre se développe aussi dans la formation continuée, «mais dépend encore beaucoup de la sensibilité des enseignants et des écoles», note Denis Rogister de l’Helmo.
Les enseignantes rencontrées appellent aussi à plus de mutualisation et de décloisonnement. À oser brouiller l’image d’Épinal du prof monopolistique face à «sa» classe, à «ses» élèves. Notons que cette rentrée scolaire marque le lancement du DDAP, le dispositif de différenciation et d’accompagnement personnalisé de l’élève (réforme prévue par le Pacte d’excellence), qui fait entrer le co-enseignement dans les classes francophones.
«Le métier d’enseignant est un métier éreintant. On n’a pas d’espace pour se former, pour discuter, pour collaborer, pour construire entre adultes. L’école devrait reposer sur des équipes pluridisciplinaires pour permettre aux profs de retrouver leur rôle pédagogique et didactique», plaide Nadia Echadi, avant de conclure par une phrase son analyse de la lutte contre les inégalités scolaires: «On ne peut pas arriver à un enseignement équitable si, dès le départ, la répartition des tâches n’est pas équitable.»
1. Du nom de Marc Wilmet, un universitaire belge qui a développé sa méthode dans Le participe passé autrement.