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Regard critique · Justice sociale

Rond-point Schuman

Les extrémistes religieux ont un agenda pour l’Europe

Ils sont religieux, extrémistes et activistes. « Ils », ce sont des groupes d’associations et d’ONG chrétiennes qui se fédèrent au niveau européen contre le droit à l’avortement, les droits LGBT et le mariage pour tous. Neil Datta, directeur exécutif du Forum européen pour la population et le développement, décortique dans un ouvrage1 l’émergence de ce « nouveau mouvement social ».

Ils sont religieux, extrémistes et activistes. «Ils», ce sont des groupes d’associations et d’ONG chrétiennes qui se fédèrent au niveau européen contre le droit à l’avortement, les droits LGBT et le mariage pour tous. Neil Datta, directeur exécutif du forum européen pour la population et le développement, décortique dans un ouvrage1 l’émergence de ce «nouveau mouvement social».

Alter Échos: Dans votre rapport, vous évoquez une centaine de groupes mobilisés contre les droits des femmes et les droits LGBT, réunis derrière l’étendard «Agenda Europe». Qui sont ces gens?

Neil Datta: Il s’agit d’un réseau assez flexible d’organisations inspirées par la religion, généralement chrétienne, et partageant la même approche de la sexualité humaine qui n’aurait qu’un seul objectif: la procréation. Partant de cette idée, ils s’opposent au droit à l’avortement, à la contraception mais aussi au mariage pour tous, aux droits LGBT.

AÉ: S’agit-il de groupes radicaux?

ND: Oui, pour eux, le premier critère pour être un bon chrétien est d’avoir cette position sur la sexualité, ce n’est pas, par exemple, de lutter contre les inégalités.

AÉ: Pourtant, ces mouvements n’annoncent pas toujours la couleur. Ils mettent souvent en avant des concepts comme «l’ordre naturel» ou l’éthique…

ND: La stratégie consiste à séculariser le discours pour le rendre plus acceptable au premier abord. Depuis quelques années, ils investissent le champ juridique, via les droits humains, car les arguments purement religieux ne sont plus crédibles.

«La stratégie consiste à séculariser le discours pour le rendre plus acceptable au premier abord.»

AÉ: Les droits de l’homme feraient donc partie de leur arsenal militant?

ND: C’est un nouveau développement en Europe. L’ouverture d’une série de bureaux, à partir de 2013, dans des centres de décision européens, Strasbourg, Bruxelles, Genève, Vienne, en est un signe. Ils engagent des spécialistes en litiges juridiques.

AÉ: Des litiges qui n’ont pas de grandes chances d’aboutir…

ND: Ils n’ont pas encore tout perdu. Une organisation suédoise (Scandinavian Human Rights Lawyers) a par exemple soutenu une femme qui s’estimait victime de discrimination, comme chrétienne, car elle n’avait pas été embauchée en tant que sage-femme après avoir exprimé son refus de pratiquer des avortements. Alliance Defending Freedom, une organisation américaine très impliquée auprès d’Agenda Europe, a pris le relais pour porter le cas devant la Cour européenne des droits de l’homme.

AÉ: Agenda Europe regroupe des organisations nationales et transnationales préexistantes?

ND: Il y a des groupes organisés dans chaque pays, on pense à la Manif pour tous, en France, HazteOir en Espagne, Ordo Iuris en Pologne. Mais Agenda Europe réunit aussi des ONG européennes comme le Centre européen pour la loi et la justice (ECLJ, European Centre for Law and Justice), la Fédération des associations familiales catholiques en Europe. Ce que l’on voit en Europe, c’est l’apparition d’acteurs transnationaux qui prennent l’initiative de réunir tous ces acteurs. Ils lancent ensuite des idées qui se transforment en actions parfois concertées. C’est un mode d’organisation classique, y compris dans les milieux progressistes.

AÉ: Vous dites que ces groupes coordonnent leurs actions…

ND: Oui. Les récentes campagnes anti-Convention d’Istanbul (Convention contre la violence à l’égard des femmes et les violences domestiques) dans les pays d’Europe de l’Est étaient coordonnées. Alliance Defending Freedom et Ordo Iuris en Pologne ont rédigé la stratégie qui a été déployée dans plusieurs pays. Cela n’a pas très bien marché en Pologne mais cela a bien fonctionné en Bulgarie. Le gouvernement bulgare s’était engagé à ratifier la Convention lors de sa présidence de l’Union européenne (qui a débuté en janvier 2018, NDLR). La campagne est apparue soudainement. Cela a eu un impact auprès d’un public qui entendait ces arguments pour la première fois et le gouvernement bulgare n’a pas pu ratifier la Convention d’Istanbul. Idem en Slovaquie. En Croatie, en Roumanie et en Slovénie, il y a eu des pétitions qui demandaient un référendum pour un amendement constitutionnel permettant de modifier la définition du mariage, de la verrouiller afin de prévenir le mariage homosexuel.

«En ce moment, la dynamique politique dans beaucoup d’États européens leur est favorable.»

AÉ: Pensez-vous que les associations sur place ont vraiment eu un rôle vu que la question du mariage pour tous était déjà une question compliquée dans ces pays?

ND: Les organisations ont eu un rôle crucial. Ce n’est pas le public lambda qui pense à modifier la Constitution pour des questions de droit LGBT. Changer la Constitution, c’est quelque chose de bien réfléchi. C’est un élément de la boîte à outils des organisations d’Agenda Europe.

AÉ: S’agit-il d’un phénomène qui prend de l’ampleur ou bien faut-il se garder de crier au complot?

Il ne faut pas être complotiste pour reconnaître qu’en Europe il s’agit d’un nouveau mouvement social qui est en train de se créer une infrastructure qui n’existait pas auparavant. De plus, en ce moment, la dynamique politique dans beaucoup d’États européens leur est favorable. Il est d’ailleurs intéressant de voir que ces idées se développent en tandem avec un recul sur les questions de démocratie. Les reculs sur les questions de sexualité, de droits des femmes, des minorités constituent souvent les premiers indicateurs d’un recul de la démocratie.

AÉ: Pourquoi ce mouvement ne s’est-il pas structuré plus tôt?

ND: Parce qu’il a fallu créer un corpus idéologique, qui est «l’idéologie du genre». Ce sont des penseurs catholiques sud-américains, animés par le Vatican, qui ont conçu et conceptualisé ce corpus au début du XXIe siècle. Leur but était de tenter d’expliquer l’émergence de tout ce qui ne plaisait pas au Vatican comme le divorce, la contraception, l’IVG, l’euthanasie, le mariage pour tous. Tout cela a été considéré comme des conséquences d’une supposée «idéologie du genre» contre laquelle il faudrait lutter.

AÉ: Est-ce que les droites européennes sont pénétrées par ces courants d’idées?

ND: Il existe une partie de la droite ultra-religieuse qui leur est acquise depuis toujours. Ensuite, on peut retrouver certaines de ces personnes au sein de la droite traditionnelle et au centre droit, dans des partis de la démocratie chrétienne. Je dirais même que cette droite-là constitue leur première cible.

AÉ: En Belgique, le CD&V tente depuis quelque temps de donner un statut légal à l’«enfant né sans vie», c.-à-d. au fœtus, via une proposition de loi. Pour vous, il s’agit d’une manière d’affaiblir le droit à l’avortement?

ND: Le problème avec ce type de propositions, c’est qu’il est difficile d’être convaincu de la bonne foi de ceux qui les présentent. S’il s’agissait juste de permettre aux parents de faire leur deuil lors d’une fausse couche – NDLR: il s’agit de la raison invoquée par le CD&V –, on pourrait le faire facilement sans les points d’interrogation suscités par cette proposition de loi, notamment au niveau des confusions terminologiques qu’elle comporte – NDLR: le texte joue sur la confusion entre enfant et fœtus… Or ici le vocabulaire utilisé pourrait nuire au droit à l’avortement. À moyen terme, ces groupes savent que leur combat concernant l’avortement est perdu. Ils tentent donc de grignoter le droit à l’IVG par les marges. Ce projet de loi plante les bases de la remise en cause ultérieure de l’avortement…

«Ces groupes perçoivent les avancées progressistes comme une émanation de l’Europe.»

AÉ: Est-ce que les élections européennes de 2019 intéressent les organisations d’Agenda Europe?

ND: Il y a déjà eu par le passé des tentatives de la part d’Agenda Europe pour trouver des positions d’influence au sein du Parti populaire européen (parti majoritaire de la droite européenne). Parmi les proches d’Agenda Europe, on compte Luca Volontè, député italien, qui fut influent au sein du groupe PPE de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Au parlement européen, il y a Anna Záborská, députée slovaque du mouvement chrétien-démocrate. Au sein des conservateurs et réformateurs britanniques, Nirj Deva était devenu le porte-parole pour les questions de développement international pour l’ensemble du groupe des conservateurs et réformistes européens (ECR). Pour 2019, on peut imaginer qu’ils vont se positionner pour présenter des candidats sur certaines listes des partis de droite traditionnelle. Gudrun Kugler est une des organisatrices d’Agenda Europe. C’est une militante contre les droits sexuels et reproductifs. Elle est une Autrichienne et siège au parlement autrichien pour l’ÖVP, le parti chrétien-démocrate. Il serait logique, selon moi, qu’elle se présente aux prochaines élections européennes. Je pense aussi que des personnes anti-choix pourraient percer au niveau européen via des partis d’extrême droite comme l’AFD en Allemagne, la Lega en Italie ou certains partis en Europe de l’Est.

AÉ: Pourrait-on voir l’émergence d’un parti conservateur chrétien au niveau européen?

ND: Il y a déjà un parti existant, le European Christian Political Movement… Il y a également eu une tentative de création de formation politique qui s’est fédérée autour de Civitas en France. Il s’agit d’un mélange d’ultra-catholiques fascistes avec l’extrême droite; même le Vatican n’est pas très à l’aise avec eux. Ils ont pu créer une formation politique qui s’appelle «Coalition pour la vie et la famille», avec des représentants dans différents pays. Ils ont passé le premier stade pour un financement par le parlement européen, mais à ce stade ils n’ont rien obtenu…

AÉ: Le parlement européen constitue un lieu important pour ces groupes?

ND: Ces groupes perçoivent les avancées progressistes comme une émanation de l’Europe. Ils veulent donc y être présents afin de stopper ces avancées. L’Union européenne n’a pas vraiment de compétences à ce niveau, mais elle peut indiquer le ton à prendre sur certaines questions. Cela a été le cas avec les droits des LGBT ces dernières années.

  1. «Restoring the natural order: The religious extremists’ vision to mobilize European societies against human rights on sexuality and reproduction», EPF, avril 2018.

 

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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