Alter Échos: Le mouvement des gilets jaunes en France a marqué les esprits, y compris chez nous, quelle a été la particularité du mouvement en Belgique?
Corinne Gobin: Ce sont des mouvements très semblables, mais qui ont eu leur dynamique propre. Même si cela s’est développé de la même manière, cela n’a pas été reçu de la même façon. Parce que les structures sociopolitiques sont complètement différentes. Ce qui est passionnant dans ce mouvement, dans son analyse, c’est qu’il concentre à lui seul toutes les grandes questions d’une époque. À travers les gilets jaunes, on peut évoquer toutes les grandes tensions sociétales. Ce mouvement a fait ressortir des choses qui ont été tues par les pouvoirs publics ces 15, 20 dernières années, en réclamant le contre-pied de ce qui existe, que ce soit en Belgique ou en France. En cela, c’est un vrai mouvement d’opposition politique.
Anne Dufresne: Des actions se mettent en place à l’automne 2018, qui sont souvent identiques en France et en Belgique d’ailleurs, comme bloquer des nœuds routiers, des sites commerciaux ou industriels. Il y a aussi la volonté de se réunir dans l’espace public, avant même d’aller manifester. C’est très spécifique à ce mouvement. Cela s’est fait de part et d’autre de la frontière. Quant à la spécificité belge, c’est le blocage de plusieurs dépôts de carburant – comme le site de Feluy – qui est très particulier parce qu’il s’agit du répertoire d’action classique du mouvement ouvrier. Il va durer près de trois semaines, ce qui est exceptionnel.
Cela s’est passé en Belgique, et pas en France. L’action est d’ailleurs menée par un ancien syndicaliste. C’est aussi un retour à des formes d’action syndicale que les syndicats eux-mêmes n’utilisent plus. On a encore l’habitude de grèves d’un jour ou deux en Belgique, mais l’occupation simultanée de plusieurs sites industriels sur plusieurs semaines, on n’a plus jamais vu cela depuis les années 60. C’est en fait le retour d’un syndicalisme d’action directe.
AÉ: Finalement, le mouvement est le révélateur de l’état de la représentation syndicale des travailleurs…
CG: C’est clairement une critique indirecte du syndicalisme aujourd’hui. Cela l’est d’autant plus au vu du taux de syndicalisation en Belgique. Une grande partie des gilets jaunes sont des syndiqués, mais ce sont des syndiqués qui en ont ras le bol d’aller se balader de la gare du Nord à celle du Midi pour quémander telle ou telle chose. Ces manifestations sont rituelles, mais elles ne créent plus de rapports de force.
C’est aussi un retour à des formes d’action syndicale que les syndicats eux-mêmes n’utilisent plus. On a encore l’habitude de grèves d’un jour ou deux en Belgique, mais l’occupation simultanée de plusieurs sites industriels sur plusieurs semaines, on n’a plus jamais vu cela depuis les années 60. C’est en fait le retour d’un syndicalisme d’action directe.
Anne Dufresne
AD: Un certain nombre de gilets jaunes que nous avons interrogés ont quitté le syndicat parce qu’ils ne se retrouvaient plus dans l’organisation et dans ses revendications. On a aussi rencontré des syndicalistes qui estimaient qu’il fallait suivre le mouvement, mais ils furent peu nombreux. C’est pourtant, à l’époque, un moment très particulier pour les syndicats: on se retrouve en plein gouvernement MR/N-VA, avec une série de réformes catastrophiques. Le mouvement syndical avait d’ailleurs réussi à mobiliser près de 100.000 personnes dans la rue en 2014, lors de deux manifestations successives.
On pouvait alors penser que l’acteur syndical reprenait le rôle d’acteur contestataire. Mais ensuite, il y a eu des négociations avec le gouvernement. C’est dans ce contexte-là que le mouvement des gilets jaunes débarque en critiquant les stratégies syndicales de concertation. Puis, l’une des principales revendications des gilets jaunes, à savoir le référendum d’initiative citoyenne (RIC), est rejetée par les trois confédérations. Les syndicats ont été complètement dépassés par ce mouvement spontané de citoyens. Ils ont été surpris. En outre, les organisations syndicales sont de plus en plus déphasées parce qu’elles négocient l’emploi de qualité pour une minorité de travailleurs. Cela renforce très fort la frontière entre les travailleurs «protégés» et ceux ultra-précarisés qu’on compte parmi les gilets jaunes.
AÉ: C’est un autre constat que vous faites par rapport au mouvement des gilets jaunes belges: il y a plus de convergences avec les marches pour le climat qu’avec une manifestation syndicale lambda.
AD: Toutes leurs actions s’opposent au répertoire d’action syndicale de la manifestation. Les gilets jaunes revendiquent d’être dans la spontanéité du mouvement, sans leader, sans organisation préalable, en visant l’occupation des lieux publics ou des actions de désobéissance civile. Cela révèle une volonté de reconquête démocratique de la société dans son ensemble. Par ailleurs, ils ont décidé de prendre le pouvoir hors du champ du travail. C’est quelque chose de très important également.
CG: On identifie le mouvement comme étant une séquence particulière et dynamique contre le néolibéralisme, dynamique qu’on peut rattacher à toute la mouvance altermondialiste qu’on connaît depuis les années 2000. C’est une séquence qui s’inscrit dans cette logique-là. C’est le reflet d’un mouvement en bout de chaîne: c’est le dernier maillon, «après» les luttes militantes qui ont marqué ces dernières décennies, sans grand résultat, tandis que les syndicats avalisaient comme des notaires les politiques néolibérales.
AÉ: Même s’il compte des syndicalistes déçus, ce groupe a une faible expérience de luttes. Pour beaucoup, c’est la première fois. Ce sont des novices. Des proto-manifestants, essentiellement.
AD: En effet, ils sont en dehors des radars traditionnels. L’idée est de faire entendre la voix de ceux, celles qui sont en bas. C’est le «peuple» des gilets jaunes qui revendique la liberté d’expression et de manifestation, et sans leader. C’est très spécifique, là aussi.
AÉ: Le mouvement interroge également en profondeur le rapport au travail…
CG: C’est une repolitisation du travail, même si le mouvement se positionne hors du champ du travail comme on l’a dit. Ce qui est passionnant avec les gilets jaunes, c’est qu’ils remettent à l’heure du politique, à l’heure de la démocratie, des choses en débat qui étaient devenues des tabous, des choses dont on ne parlait plus: salaire, distribution des richesses, sécurité et protection sociales, vivre avec 1.000 euros par mois, état désastreux des services publics… On remet sous une forme d’interrogation politique des choses dont les élites ne voulaient plus parler. D’ailleurs, si on devait résumer les deux revendications les plus importantes, c’est le référendum d’initiative citoyenne et les services publics.
C’est le reflet d’un mouvement en bout de chaîne: c’est le dernier maillon, «après» les luttes militantes qui ont marqué ces dernières décennies, sans grand résultat, tandis que les syndicats avalisaient comme des notaires les politiques néolibérales.
Corinne Gobin
AD: J’ajouterais aussi les inégalités sociales. Si on prend la cause réelle du mouvement, c’est bien cette colère populaire face au fait que l’État n’assure plus une protection sociale suffisante.
CG: En somme, les gilets jaunes sont orphelins de la sécurité sociale et de la démocratie. Il y a une énorme colère à l’égard de représentants politiques qui ne représentent plus rien, à part eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle je parlais de l’attachement des gilets jaunes aux services publics, c’est à la fois parce qu’ils sont attachés à la démocratie et au système de représentation, car, avoir de bons services publics, c’est en quelque sorte bien utiliser l’impôt des citoyens. C’est une manière de montrer qu’on se soucie de la population.
AÉ: Vous montriez dans les profils que vous avez rencontrés aussi une profonde solitude sociale…
CG: Les gilets jaunes ont été très impressionnants parce qu’ils révèlent un niveau de détresse incroyable. Ce sont des gens qui se mettent à nu parce qu’ils n’en peuvent plus. Il faut que la société aille très mal pour que des gens en pleine détresse aillent dans la rue. Cette détresse est le fruit d’une idée, celle selon laquelle les gens doivent souffrir. Les gens, s’ils ne vont pas bien, c’est de leur faute, en somme. Ils ne sont pas dans les comportements adéquats; dès lors, on va les mettre en adéquation avec le marché du travail.
S’il faut les punir, on les punira. On les oblige à travailler alors que certains s’occupent de leur famille, d’un proche, on les oblige à se former, alors qu’il n’y a pas d’emploi. On est vraiment dans des dynamiques de disciplinarisation, de déqualification aussi. Il faut être très dur avec le travailleur parce que c’est une charge. Il ne serait plus à l’origine de la production de la richesse (quelle blague!), raison pour laquelle il faudrait supprimer les cotisations sociales, limiter son salaire…
AÉ: Le prix des carburants est bien plus élevé que lors du mouvement des gilets jaunes, sans même parler du prix de l’énergie, et rien ne se passe pourtant…
CG: Ces personnes qui étaient en détresse sont restées militantes par des dynamiques de solidarité, là où il y avait une lutte comme avec le mouvement de la santé en lutte, dans des ZAD comme à Arlon… Il y a toute une dynamique qui s’est mise en place et qui existe encore aujourd’hui. Après, il y a le retour des réalités: il faut travailler, chauffer la marmite. Pour ces gilets jaunes, le mouvement est venu comme une «récréation»: les gens ont pu faire ce qui devrait être la vie ordinaire de tout adulte, faire de la politique au sens noble du terme. Ils y ont pris goût parce que c’est quand même extraordinaire de pouvoir tout à coup prendre son destin en main alors que les institutions sociales actuelles n’autonomisent plus les personnes par de vrais droits à ressources, mais leur font subir la dèche.
Les gilets jaunes ont été très impressionnants parce qu’ils révèlent un niveau de détresse incroyable. Ce sont des gens qui se mettent à nu parce qu’ils n’en peuvent plus. Il faut que la société aille très mal pour que des gens en pleine détresse aillent dans la rue.
Corinne Gobin
AD: Dans les prolongements du mouvement, j’étais encore il y a quelques semaines avec certains d’entre eux et ce qu’ils souhaitent, c’est «prendre» un rond-point tous les premiers samedis du mois, en alternant dans les différentes régions du pays. Après, cela reste un petit nombre de militants, mais il est intéressant de voir que le mouvement continue. Par ailleurs, il y a une dynamique en cours qui remet en question cette représentation des nouveaux prolétaires, avec la possibilité de créer un syndicat «gilets jaunes».
CG: Autre facteur important: il y a eu beaucoup, beaucoup de découragement. En France, voyez les mutilés, les condamnés, en recréant un délit d’opinion. En Belgique, il y a eu un mort. Tout cela pour une population qui ne demandait qu’à manifester. Il faut bien dire les choses comme elles sont. On a créé des dispositifs d’exception, ce qui dissuade très fortement. La sortie de gilets jaunes, c’était quelque chose d’exceptionnel pour des gens qui étaient vraiment désespérés. C’était l’énergie du désespoir, alors, il ne faut pas demander à ces gens-là, deux, trois ans après, de ressortir parce qu’ils sont à bout tout simplement.
Sur le terrain avec les gilets jaunes – Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Ouvrage dirigé par Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et Marc Zune, 296 p., collection «Actions collectives», Presses universitaires de Lyon, 22 €.
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Sur le terrain avec les gilets jaunes – Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Ouvrage dirigé par Sophie Béroud, Anne Dufresne, Corinne Gobin et Marc Zune, 296 p., collection «Actions collectives», Presses universitaires de Lyon, 22 €.