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Les « héros » du social craignent surtout l’avenir

Les travailleurs sociaux et les bénévoles qui sont restés sur le terrain pendant l’épidémie ont dû lutter contre le stress, la peur, la fatigue. La grande majorité a résisté au virus comme à l’épuisement professionnel. Les digues personnelles ont tenu. Pour le moment, car ce sont le déconfinement et la crise sociale à venir qui pourraient donner le coup de grâce.

© Tiffanie Vande Ghinste
© Tiffanie Vande Ghinste

Les travailleurs sociaux et les bénévoles qui sont restés sur le terrain pendant l’épidémie ont dû lutter contre le stress, la peur, la fatigue. La grande majorité ont résisté au virus comme à l’épuisement professionnel. Les digues personnelles ont tenu. Pour le moment, car ce sont le déconfinement et la crise sociale à venir qui pourraient donner le coup de grâce.

«On ne les a pas applaudis tous les soirs, comme le personnel soignant, et pourtant bien des travailleurs sociaux le méritaient. Ils ont continué à travailler et certains ont risqué leur vie. Ce sont aussi des héros du Covid.» Véronique Van Espen, coordinatrice de l’Association bruxelloise pour le bien-être au travail (Abbet), et Christine Vanhessen, directrice de la Fédération des maisons d’accueil et des services d’aide aux sans-abri (AMA), résument ainsi leur vision du travail social en temps d’épidémie. Elles ne sont pas les seules.

Les travailleurs sociaux, tous des héros au bord du burn-out et de l’épuisement? Il faut se méfier des généralités, car la réalité du confinement a été très différente d’une association à l’autre, d’un travailleur social à l’autre et ce tableau un peu «guerrier» doit être nuancé. «Dans certains secteurs, les gens ont télétravaillé et souvent même fonctionné au ralenti. D’autres sont restés sur le terrain et ont mis le turbo. Les aides à domicile, le personnel des maisons de repos, les travailleurs sociaux du secteur des assuétudes, de l’aide aux sans-abri… ceux-là ont encaissé», assure Véronique Van Espen. Par ailleurs, dans bien des secteurs, des bénévoles ont pris le relais des professionnels, souvent sans matériel de protection ni formation.

Cela ne se dit pas ouvertement mais plusieurs de nos interlocuteurs nous l’ont fait comprendre: beaucoup (trop?) de services ont «quitté le bateau» pendant l’épidémie laissant les acteurs de terrain parfois très démunis face aux usagers les plus fragiles.

Nuances encore. Beaucoup de travailleurs sociaux en télétravail ont gardé autant que possible le contact avec leurs usagers en leur téléphonant régulièrement. «C’était particulièrement le cas pour des services comme ‘Housing First’, précise Christine Vanhessen. Il n’était plus possible de visiter les logements mais ces travailleurs étaient préoccupés par leur public. Comment vivaient-ils le confinement? Comment les aider? L’inquiétude était surtout présente pour les sans-abri restés en rue; alors certains ont fait le choix de continuer à aller à leur rencontre.»

Nuances toujours. Le stress, la fatigue ont non seulement été répartis différemment selon le secteur mais aussi selon le moment. Pendant et/ou après le confinement. «On a été pris de court à l’annonce du confinement, poursuit Véronique Van Espen. On n’était pas prêt à faire face à cet arrêt des activités. Les travailleurs sociaux ont dû gérer leurs émotions: qu’est-ce que je fais? J’arrête? Je continue au risque de mettre ma famille en danger? Et puis, il a fallu tenir dans la durée. Plusieurs travailleurs étaient en arrêt de travail, car, à l’époque, dès qu’on avait le nez qui coulait, le médecin conseillait de rester chez soi. Avec des conséquences bien sûr en matière d’effectifs.»

Cela ne se dit pas ouvertement mais plusieurs de nos interlocuteurs nous l’ont fait comprendre: beaucoup (trop?) de services ont «quitté le bateau» pendant l’épidémie laissant les acteurs de terrain parfois très démunis face aux usagers les plus fragiles, comme les sans-abri et les usagers de drogues. Stéphanie Lecat travaille à Brasero, un «petit» centre de jour à bas-seuil à Tournai. «Le plus gros défi a été d’assurer les besoins primaires des gens, comme l’aide alimentaire, ce qui n’était pas notre job. Nous avons uni nos forces avec les infirmiers de rue, les éducateurs de rue, ceux qui étaient encore présents. Nous avons fermé notre centre de jour mais intensifié nos maraudes.» Ce qui était compliqué aussi, c’était de répondre à la fermeture des services sociaux comme ceux des CPAS, qui n’étaient accessibles que par téléphone ou par mail. Brasero a alors organisé, dans ses locaux, une permanence «téléphone» pour permettre l’accès des usagers aux institutions en télétravail. «Il y a des assistants sociaux qui sont parfois déconnectés de la réalité des gens», commente Stéphanie Lecat. Même son de cloche chez Ronald Clavie, président de la Fedito wallonne: «Les services ‘assuétudes’ ont pallié l’arrêt d’autres services sociaux pour répondre aux besoins alimentaires des usagers. Le travail d’accompagnement ou d’orientation a été stoppé net. Les institutions de soins ne faisaient plus d’admission.»

Apprendre à gérer la peur

Des maisons d’accueil pour sans-abri sont restées «confinées» avec leurs résidents et les travailleurs sociaux pendant plus de deux mois. Il a fallu gérer la peur de la contagion. «Pour les travailleurs sociaux, il était parfois très difficile de faire respecter les consignes de sécurité chez les usagers, constate Ronald Clavie. Ils continuaient à se fréquenter, à se faire la bise. L’absence, au départ, de matériel de protection a aussi été un facteur de stress mais assez rapidement, grâce à l’Aviq, nous avons pu disposer de masques.» Le bilan humain de l’épidémie est moins grave que redouté. Tant dans le secteur du sans-abrisme que dans celui des assuétudes, on a constaté peu de contaminations chez les travailleurs sociaux comme chez les usagers. «Étonnamment peu, relève Véronique Van Espen (AMA). Ce public, malgré sa fragilité, a été épargné.» «À Tournai, il y avait un espace pour les sans-abri contaminés, précise Stéphanie Lecat. Seuls deux y sont allés.»

Le confinement du secteur social a créé stress et fatigue. Le déconfinement n’arrange pas toujours les choses. «Des équipes s’interrogent sur la nécessité de rouvrir leur service, constate Véronique Van Espen. Dans les maisons d’accueil et les refuges pour sans-abri, personne n’est sorti, le virus n’a pas pu circuler. Maintenant, les usagers sortent, entrent… et des travailleurs sociaux prennent peur.» Les consignes de sécurité imposées sont des obstacles objectifs à la réouverture mais parfois aussi des justifications pour ne pas quitter le télétravail.

Le confinement du secteur social a créé stress et fatigue. Le déconfinement n’arrange pas toujours les choses.

Gérer ses émotions, le stress, la peur de la contagion, la fatigue de ceux qui sont restés sur le terrain, c’est la mission des services de protection au travail. À la Croix-Rouge, le personnel peut bénéficier de l’appui du Service d’intervention psychosociale urgente (SISU) créé au lendemain des attentats du 16 mars. Mais la fatigue des volontaires actifs dans les épiceries sociales, par exemple, ne s’est pas encore concrétisée par un surcroît d’appels à ce service. La Région wallonne a mis en place des lignes d’écoute pour le personnel soignant et les travailleurs sociaux, l’Abbet également. Mais très, très peu de travailleurs sociaux y ont fait appel. «En un peu plus d’un mois, nous n’avons eu qu’un seul appel, reconnaît Véronique Van Espen. Nous avions pourtant envoyé un courrier à toutes les associations. Cette ligne d’écoute ne semble pas répondre à une demande mais cela pourrait évoluer car le déconfinement crée aussi de l’anxiété. Nous proposons d’ailleurs des accompagnements pour cette nouvelle étape.» L’Abbet a reçu aussi très peu d’échos de mal-être au travail de la part des fédérations et associations du non-marchand, «mais la plupart ont poursuivi leur supervision des travailleurs pendant le confinement». Et cela semble avoir porté ses fruits. L’intensification des vidéoconférences tout comme les difficultés partagées sur le terrain ont eu pour effet de souder les équipes.

Leonardo Di Bari, directeur de Phénix, un centre ambulatoire pour usagers de drogues à Namur, explique avoir «travaillé» le confinement avec ses équipes quelques jours déjà avant la décision gouvernementale. Le centre est resté ouvert. «Tous les jours, trois-quatre personnes sont venues; on les recevait, mais on leur disait aussi de rentrer chez elles. Au niveau du staff, tout le monde avait peur. Alors, on a pris le temps, tous les jours à 9 h, de réunir l’équipe, par petits groupes, pour voir quels étaient les besoins mais aussi les ressentis. Tous pouvaient parler de leur stress, de leur angoisse. On les invitait à être attentifs à certains symptômes et il y avait un médecin dans l’équipe pour rassurer (ou non) les personnes. Il y a eu une très grande solidarité entre les travailleurs. Certains se sont portés volontaires pour accueillir les usagers même si ce n’était pas leur métier. Aucun patient n’a été contaminé. Aucun membre de l’équipe non plus, mais certains ont perdu des proches, et il était important de pouvoir en parler.»

Des bénévoles mis à rude épreuve

Marine Poliart, coordinatrice pour Médecins du Monde du centre de jour «Jacques Brel», a fait appel à des volontaires pour gérer ce grand centre d’accueil qui a pu abriter 50 sans-abri dans cette auberge de jeunesse reconvertie pour l’occasion. Une opération d’urgence nécessitée par la fermeture de la majorité des centres d’accueil incapables d’assurer les consignes de sécurité imposées ou la mise à l’écart des bénévoles âgés. «Nous avons une équipe de 80 volontaires dont 20 viennent tous les jours de 8 h 30 à 17 h 30. On les a plongés d’un coup, sans formation préalable, dans une réalité sociale qu’ils ignoraient totalement. Ce sont des personnes (80% sont des femmes!), la plupart en chômage temporaire, qui veulent juste aider, s’engager par esprit de solidarité.» La coordinatrice de Médecins du Monde constate que ces volontaires sont devenus le seul visage humain que les usagers pouvaient rencontrer. Médecins, CPAS, demandes d’asile… «tout était fermé, tout se faisait en ligne». Les volontaires ont donc été le réceptacle de toutes les frustrations de ces usagers exclus à tous les niveaux. Marine Poliart a vu et voit encore la fatigue physique, psychologique s’accumuler chez ces bénévoles. «Je leur ai dit de prendre soin d’eux, de venir moins souvent, mais ils (elles) ont tellement peur de manquer à leur ‘devoir’. La confrontation avec la misère sociale a été un choc pour la majorité. Nous avons mis en place des débriefings et nous avons eu un fort taux de participation. Cela répond clairement à un besoin.» Tout comme les moments de détente, «où on prend un verre, où on papote parce que c’est important aussi de décompresser».

«Plus que d’un service d’écoute personnelle, c’est d’une action collective, d’une reconnaissance sociale que bien des travailleurs du non-marchand ont sans doute besoin.» Véronique Van Espen, Abbet.

Aujourd’hui, avec le déconfinement, les institutions rouvrent partiellement leurs portes aux usagers, l’aide des bénévoles devient moins nécessaire, les vacances arrivent. Chez Brasero, tout le monde a pris une semaine de congés avant de reprendre les activités normales. On tourne la page? Pas si vite. L’épidémie a fait naître une crise sociale et ses effets se font déjà bien sentir. «J’ai rencontré des gens qui m’ont avoué avoir faim, explique Stéphanie Lecat. Des gens ‘intégrés’, qui avaient un logement et un travail.» «Dans les épiceries sociales, on était dans un sprint. Il faudra faire un marathon», résume Emmanuel Tonneau, pour la Croix-Rouge. «Le pire est peut-être à venir», estime la coordinatrice de l’Abbet Véronique Van Espen. Tant dans les besoins sociaux à couvrir qu’au niveau de la charge psychosociale des intervenants. «Le stress post-traumatique est prévisible chez ceux qui ont le plus ‘encaissé’.» Le fait que la CNE ait déposé un préavis de grève pour tout le non-marchand et revendique une revalorisation du secteur ne l’étonne pas: «Ce préavis, c’est une manifestation du stress que certains ont vécu. Je pense en particulier aux aides à domicile laissées sans directives ni matériel. Plus que d’un service d’écoute personnelle, c’est d’une action collective, d’une reconnaissance sociale que bien des travailleurs du non-marchand ont sans doute besoin.»

Il reste que l’épidémie aura aussi permis «de belles choses», dit Ronald Clavie. «Intervenants, soignants, usagers étaient confrontés à la même réalité, il y a eu un vécu partagé qui a resserré les liens.» Le centre Jacques Brel devrait fermer, en principe, le 30 juin. «Nous allons faire une évaluation de ces trois mois», explique Marine Poliart, mais la coordinatrice a déjà fait la sienne: «Médecins du Monde a l’habitude de travailler avec des volontaires mais, là, j’ai vraiment été impressionnée par leur engagement, leur faculté d’adaptation. Ils ont apporté une autre vision du travail social, une autre relation avec les usagers, et c’est très positif même si nous restons persuadés qu’il n’est pas normal que 80 bénévoles aient dû faire fonctionner ce Centre. Le Covid a été un moment de solidarité énorme, que ce soit au niveau de Médecins du Monde comme pour d’autres associations. Mais, face à la précarité dont nous constatons déjà, ici, la progression, il va falloir un changement de système. Avec des solutions structurelles, pas une simple réponse à l’urgence.»

 

En savoir plus

Lisez l’ensemble de notre dossier: «Travail social et Covid-19 : par-delà l’oubli».

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke

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