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Regard critique · Justice sociale

Justice

Les huissiers et le business de la dette: vers un mieux?

La fonction d’huissier de justice n’a rien d’évident: leur intervention n’augure en général rien de bon. Mais est-ce seulement lié à la nature de leur métier ou faut-il interroger les pratiques de certains d’entre eux, ainsi que l’accès au business plutôt juteux que constitue le recouvrement amiable de dettes ? La question se pose pour une partie de la profession.

Le 16 avril dernier, RTL-Tvi diffusait dans le cadre de l’émission Exclusif un reportage sur le travail des huissiers de justice[1]. La présentation du reportage n’a pas laissé pas beaucoup de doutes sur le parti pris adopté par le journaliste Christophe Deborsu: si les mauvais payeurs sont bien souvent confrontés à des difficultés de paiement liées à un appauvrissement de la population, les huissiers, qui traînent pourtant derrière eux une mauvaise réputation, effectuent leur travail de manière professionnelle et n’ont pas la tâche facile. Lors de leurs interventions, il leur arrive fréquemment d’être confrontés à de la violence verbale, voire physique, et ils seraient amenés à faire preuve de beaucoup de diplomatie pour éviter que leurs interventions s’enveniment. L’émission met également l’accent sur le rôle de médiateur social que l’huissier est amené à jouer, amenant ainsi les débiteurs à accepter des plans de paiement pour éviter la saisie de leurs biens.

Dans ce narratif, il n’est à aucun moment question des comportements à épingler dans le chef de certains huissiers: décomptes injustifiés, inexacts, et multiplication de frais abusifs qui, on le verra, ont amené le législateur à prendre une série de mesures sous ce gouvernement.

Un statut ambivalent

Un premier constat est pour le moins étonnant: l’huissier de justice a la possibilité de cumuler des activités en tant qu’officier ministériel investi de l’autorité de l’État d’une part, et des activités commerciales, comme le recouvrement amiable pour le compte de créanciers, d’autre part. Ce «business» est aujourd’hui pris en charge à plus de 50% par des huissiers de justice et représente plusieurs centaines de millions d’euros par an.

Lors d’un colloque organisé par le Gils (Groupe d’initiative pour la lutte contre le surendettement) le 28 mai dernier, Vincent Delforge, juge de paix à Charleroi, soulignait que «réunir dans le chef d’un même prestataire qu’est l’huissier, la fonction d’agent de recouvrement et celle d’officier ministériel, cela ne va pas. Il possède les deux casquettes et il décide quand il en change: cela pose vraiment problème». En effet, dans le cadre de ses activités dites monopolistiques, pour lesquelles il est le seul et l’unique professionnel compétent, l’huissier est chargé de l’exécution forcée des titres exécutoires (comme un jugement ou une contrainte fiscale) et c’est à ce titre qu’il procède à des saisies. Tout cela après avoir poursuivi le remboursement de la même dette pour le compte d’un créancier, dans le cadre d’un recouvrement amiable. Il passe ainsi de l’un à l’autre selon son bon vouloir (ou celui du créancier) et peut ainsi gagner sur les deux tableaux – sur le plan financier s’entend.

L’huissier de justice a la possibilité de cumuler des activités en tant qu’officier ministériel investi de l’autorité de l’État d’une part, et des activités commerciales, comme le recouvrement amiable pour le compte de créanciers, d’autre part.

Au-delà de ce statut ambigu mais légal, des comportements de harcèlement et d’intimidation, basés sur la confusion des genres entretenue par certains huissiers lors de leurs interventions, sont rapportés depuis plusieurs années. Les huissiers adressent également des facturations problématiques au débiteur dans le cadre du recouvrement amiable, alors que seul le créancier est censé payer pour ce service. Ou encore, ils dressent des factures sur la base du tarif légal des huissiers, lequel ne s’applique normalement pas à ce recouvrement spécifique. Pour ce qui est du recouvrement judiciaire, lorsque des plans de paiement sont obtenus du débiteur pour éviter la saisie, là encore, des frais (droits d’acompte) lui sont imputés pour chaque paiement, faisant ainsi grossir la dette qui n’en finit pas d’être remboursée… Précision importante: l’huissier ne perçoit pas de salaire, d’indemnité ou de défraiement de l’État, il travaille sous le statut de profession libérale et se rémunère sur les actes accomplis.

La pratique contestable du «no cure, no pay»

Autre pratique dénoncée par les organisations actives dans la lutte contre le surendettement et la pauvreté et également décrite dans un article de la revue Droits fondamentaux et pauvreté[2]: celle du «no cure, no pay».

Comme Anne Defossez, directrice du Centre d’appui – Médiation de dettes, l’explique dans cet article, «dans une convention de type ‘no cure, no pay’ ou ‘no cure, no fee’, l’agent de recouvrement (que ce soit un bureau de recouvrement, un avocat ou un huissier) s’engage à mener à bien la procédure de recouvrement de créance pour un montant forfaitaire fixe, et même gratuitement. Dans ce type d’accord, la rémunération de l’agent de recouvrement dépend donc, de facto, des paiements qu’il obtient du débiteur […] Du point de vue du créancier, les avantages sont évidents: il ne doit plus préfinancer les frais de recouvrement, les honoraires et frais de l’agent de recouvrement sont directement récupérés auprès du débiteur. […] [Ces conventions] conduisent l’huissier qui intervient à récupérer pour son propre compte directement auprès des débiteurs solvables les frais de son intervention qu’il va apprécier de manière discrétionnaire (rappels, tentatives d’exécution, saisies, etc.)[3]

Or, comme le précise l’auteure, ce type de conventions «no cure, no pay» dans le cadre du recouvrement judiciaire sont illégales, car elles contreviennent aux dispositions du Code judiciaire et à l’arrêté royal fixant le tarif des huissiers. Dans le cas d’un recouvrement amiable, elles sont considérées comme contraires à la déontologie de la profession, car l’huissier se rémunère via les clauses pénales et autres indemnités récupérées directement auprès du débiteur. «Il s’agit typiquement d’une situation de conflit d’intérêts puisque le gain sera lié à la ‘vigueur’ avec laquelle seront exercées les pressions sur le débiteur[4]

Anne Defossez signale que cette pratique est bien connue de la Chambre nationale des huissiers de justice, qui la condamne. Et pourtant elle se perpétue, avec le concours de gros créanciers, dont des pouvoirs publics, des hôpitaux… Ce qui fait dire à Luc Chabot, cofondateur de l’Union francophone des huissiers de justice: «La fonction d’huissier est aujourd’hui exercée dans un climat concurrentiel et de tension économique nuisible à l’intégrité des pratiques et à l’indépendance[5]

Des avancées législatives

Sous cette législature, des réglementations ont été adoptées afin de protéger davantage le consommateur. Sabine Thibaut, juriste à l’Observatoire du crédit et de l’endettement, nous résume quelques-unes de ces avancées: «Attendue depuis des années, la révision de la liste des biens dits insaisissables est entrée en vigueur en juin 2023, avec l’ajout d’un ordinateur connecté à Internet et une imprimante, le téléphone mobile de la personne saisie, celui du conjoint, de son cohabitant légal et des enfants vivant sous le même toit que le saisi, les livres et autres objets nécessaires à la poursuite des études et de la formation professionnelle de ces mêmes protagonistes. Idem pour les biens du conjoint ou cohabitant légal indispensables à la poursuite de sa profession et le matériel nécessaire pour accéder à Internet à concurrence de 2.500 euros. Cette réforme a été loin de faire l’unanimité parmi les huissiers, qui estimaient que rendre insaisissables de nouveaux biens tels que les téléphones ou ordinateurs revenait à réduire les moyens de pression sur le débiteur afin d’obtenir un remboursement ou un plan de paiement amiable.»

«La fonction d’huissier est aujourd’hui exercée dans un climat concurrentiel et de tension économique nuisible à l’intégrité des pratiques et à l’indépendance»

Luc Chabot, cofondateur de l’Union francophone des huissiers de justice

Autre réforme très attendue: celle du tarif des huissiers qui date de 1976 et qui, de l’avis de tous, était obsolète et rendait illisibles les décomptes. «Parmi les nombreuses modifications et autres changements terminologiques, on retiendra notamment le remplacement du droit d’acompte et de recette par un honoraire unique et dégressif, calculé sur le montant des sommes à récupérer et non plus lié au nombre de paiements et aux montants des mensualités proposées», poursuit Sabine Thibaut.

Autre loi appelée de leurs vœux par les associations de terrain: celle concernant le recouvrement amiable, qui prévoit un premier rappel gratuit ainsi qu’un plafonnement des frais de rappel et de la clause indemnitaire, laquelle pouvait auparavant faire grimper la note de manière exponentielle. En outre, les huissiers de justice sont désormais soumis au contrôle de l’Inspection économique à laquelle ils échappaient jusqu’ici pour cette activité.

Ces modifications sont clairement un plus. Mais encore faut-il que les recours contre les huissiers de justice récalcitrants soient suivis d’effets. En effet, la procédure disciplinaire, malgré des modifications récentes, reste malheureusement peu efficace pour faire sanctionner les infractions constatées dans les dossiers…

 

[1] https://www.rtlplay.be/exclusif-p_16549/saisies-expulsions-mediations-quand-lhuissier-de-justice-fr-c_13064850

[2] Avis des organisations actives dans la lutte contre le surendettement et la pauvreté, «Le recouvrement amiable de dettes: constats et recommandations», mars 2022 (https://observatoire-credit.be/storage/3489/Recouvrement-amiable—Recommandations-communes—Relu-CAMD-SAM-OCE-BAPN-2.pdf); Anne Defossez, «les dérives du recouvrement des dettes du consommateur. Les huissiers hors la loi », in : Droits fondamentaux et pauvreté, 2023/3, p. 38-76.

[3] Anne Defossez, op. cit., p. 46.

[4] Ibid. p. 49.

[5] A. Michielsen et L. Chabot, La modernisation de la fonction d’huissier. Rapport au ministre de la Justice M. Koen Geens, 29 juin 2018, p. 21, disponible sur: https://justice.belgium.be/sites/default/files/rapport_modernisation_fonction_huissier_de_justice.pdf

Nathalie Cobbaut

Nathalie Cobbaut

Rédactrice en chef Échos du crédit et de l'endettement

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