Les 16, 17 et 18 juin dernier se tenait à Besançon la Biennale internationale du Temps. Organisée par la Ville de Besançon, le Conseil général duTerritoire de Belfort et la Maison du Temps et de la Mobilité1 de Belfort-Montbéliard, cette première était consacrée aux inégalités face au temps. Unimpressionnant panel de praticiens et d’experts ont alimenté les débats. Ambitions : s’accorder sur un vocabulaire et élaborer un corps de concepts communs, échanger desexpériences variées, initier un réseau européen.
I. Temps forts
I.1. Le temps n’existe pas
C’est, caricaturalement, la mise au point faite par le philosophe Etienne Klein. Pour « débusquer Chronos » 2 et déjouer les lieux communs, il propose quatreréflexions.
1. Le mot « temps » ne dit rien de ce qu’il désigne. Dans l’expression « je n’ai pas le temps » c’est en fait la durée nécessaire à laréalisation d’une tâche qui manque au sujet.
2. Si le langage est éloquent à propos du « temps » c’est essentiellement dans la mesure où il nous permet de commenter la façon dont nous parlons du« temps ». « Le temps passe », « les temps changent » évoquent en fait la succession des périodes et le fait que la réalité passe etchange. Le « temps », lui, ne « passe » pas puisqu’il fait que chaque moment présent est présentement remplacé par un moment présent !
3. En amont du langage, des analogies ont irrémédiablement imprégné nos représentations mentales. Ainsi en va-t-il du « temps est un long fleuve tranquille» d’Héraclite, qui a structuré la pensée occidentale durant plus de 2.500 ans ! Or les caractéristiques du fleuve ne sont pas celles du « temps ».Définir une vitesse au « temps » est impossible puisqu’on le ferait par rapport à lui-même… En somme, nous confondons depuis deux lors le rythmeaccéléré de notre emploi du temps avec le cours du « temps ».
4. Autre confusion : celle qui mêle le « temps » et les phénomènes temporels. Ces derniers se déroulant dans le « temps », par extension, nouslui accordons leurs caractéristiques. Le « temps » devient alors « cyclique », par exemple (comme les révolutions lunaires ou le Tour de France). Or le principede causalité interdit que le « temps » se reproduise. Il permet, par contre, que des événements se reproduisent dans le « temps ». Bref, « lespropriétés physiques de la durée ne sont pas le temps ».
Moralité : les états de système sont réversibles mais jamais leur temporalité.
Au-delà de la mise au point philosophique, cette démonstration confirme :
1. que les modalités et le sens de notre action sur et dans le monde sont culturellement déterminés par des représentations mentales que reproduit, notamment, le langage;
2. que le langage et les représentations auxquelles il renvoie sont des construits sociaux qu’il est possible de faire évoluer. Construire des politiques publiquesbaptisées « politiques des temps » n’est donc pas innocent.
Preuve par l’absurde de l’impact du langage, l’attitude inquiète des partis tant de gauche que de droite face à l’émergence du concept de politiques des temps, relevéepar Jean Viard3, sociologue. Selon lui, la nouvelle question de la maîtrise du temps inquiète la droite traditionnelle par crainte de la dilution des hiérarchies, au centre de sonprojet. Tandis que la gauche classique peine à admettre une dilution des classes sociales, au cœur de son analyse.
De nouvelles problématiques émergent pourtant : flexibilisation et durée du temps de travail, extension du temps libre, vitesse, stress et mobilité, approchemultidisciplinaire du lien social dans ce contexte…
D’où, selon Viard, la nécessité pour le politique de se saisir de ces questions en les mettant… en discours ! Deux débats prioritaires à ses yeux :comment donner de l’égalité dans l’accès au temps libre et comment vivre et faire vivre une société de retraités ?
I.2. La postmodernité est morte, vive l’hypermodernité !
C’est Gilles Lipovetsky lui-même qui l’affirme. En grande conférence, le sociologue du concept de « postmodernité », évoquait l’évolution de sesthéories.
Selon lui, dans les années 80, on est passé d’une société dite « postmoderne » à une société « hypermoderne » 4. Cebasculement s’est opéré sous la double pression de la mondialisation néolibérale et de la révolution des nouvelles technologies de l’information et de lacommunication.
Dans la post-modernité, les individus éprouvent effectivement un sentiment de liberté. Les régulations sociales se sont imprégnées de latemporalité de la mode : renouvellement permanent des modèles, ludisme, hédonisme. Le présent est devenu le temps social dominant. À la suite de l’accentuation deces caractéristiques et de l’effondrement des contre-modèles structurants (l’État face au marché, la famille face à la privatisation des relationsinterpersonnelles…), l’hypermodernité offre le visage d’une société d’individus anxieux face :
> à la crainte des insécurités
> au recul de l’hédonisme devant le chômage, les virus…
> à un mode de vie plus stressant que celui inspiré par la « société-mode ».
Le présent est désormais divisé et le système temporel dominant survalorise l’immédiateté dans la satisfaction des désirs ainsi que leprésent absolu et éternel sans tradition ni vision d’avenir ni utopie. Toutefois, des tensions paradoxales traversent la société hyper-moderne et recomposent un nouveaurapport au passé et au présent :
> la sensibilité écologique enrichit la conscience du présent de la préoccupation de l’avenir de la planète;
> face à la désincarnation des plaisirs, la recherche de la qualité et de la sensualisation de l’instant se développe;
> dans l’ère de l’urgence se déploient aussi la musique, l’aménagement esthétique des intérieurs, l’érotisation des relations sexuelles,…
> la satisfaction des plaisirs immédiats co-habite avec le souci (la nécessité ?) de réaliser des économies privées pour les retraites.
Le rapport au temps lui-même devient prédominant et les tensions sur la maîtrise des temporalités supplantent les tensions de classes. Et les renouvellent, tant ladésynchronisation des temps livrés au choix des individus accroît les inégalités face à leur maîtrise. Qui, par exemple, dispose des ressources etmoyens
d’une consommation en permanence sous le signe de la qualité ?
Le rapport au temps des individus se transforme. D’une part, il est marqué par une contradiction forte entre le sentiment d’être esclave de l’accélération du temps et laplus grande place des « temps individuels » de la vie. D’autre part, le culte du passé fait fureur mais, patrimonial, il reste déconnecté du présent. Lamémoire historique est mise en scène et perd de sa faculté de structuration des valeurs.
C’est au cœur de ces deux « contradictions » que Lipovetsky situe les enjeux primordiaux de l’évolution de la société hypermoderne. De nouvellesrégulations plus justes et plus égalitaires sont possibles. Tant pour assurer la cohésion sociale d’une société d’individus « chrono-autonomes » quepour favoriser, dans les sociétés « traditionnelles », l’émergence de l’individu face à l’affaiblissement du caractère immuable de l’identitéculturelle et religieuse.
Mais le sociologue ne dit rien des voies et moyens à mettre en œuvre pour rencontrer ces enjeux. Place à l’imagination et aux pratiques des « acteurs de terrain».
II. Expériences singulières
Comment « mettre en discours » les enjeux (Viard et Klein), identifier les « tensions structurantes » (Lipovetsky) d’une société en proie auxinégalités face au temps ? Si des modes d’action restent largement à inventer, certains sont déjà expérimentés à diverses échelles. Nousen avons retenu trois.
II.1. L’Italie, pionnière des politiques temporelles
Dès le milieu des années 80, la pression des mouvements de femmes aboutit à l’adoption d’une loi baptisée « Les femmes changent le temps ». Face au constatd’inégalités dans l’exercice des multiples rôles sociaux à remplir par les hommes et les femmes, cette loi octroie notamment aux municipalités le pouvoir decoordonner les temporalités des services publics. Une première mise à jour de cette loi a permis des avancées en matière d’octroi de congés parentaux.Aujourd’hui, l’approche italienne des politiques temporelles connaît une nouvelle évolution : elle se décentralise et les Régions adoptent à leur tour desréglementations en la matière. Les municipalités, quant à elles, font évoluer les domaines d’intervention des politiques temporelles vers : la planificationstratégique et temporelle; l’e-démocratie et les services nomades; la conciliation des temps à partir de l’entreprise.
Info : www.ctc.polimi.it – rens. : consorzio.tempicitta@polimi.it
II.2. Rennes, une mairie à la pointe de la concertation sociale
Lieu de diagnostic, de concertation et d’action, le Bureau des temps de la Ville de Rennes5 (intégrée à l’administration municipale) vise à favoriser une meilleureharmonisation des temps. L’un des six ateliers thématiques animés par le Bureau concerne le « temps des femmes / le temps des hom-mes ». Ses constats : dans la course contrela montre de la vie quotidienne, les femmes sont les plus pénalisées. Tout particulièrement celles qui, deux fois plus nombreuses que les hommes, travaillent dans l’emploifaiblement qualifié.
Avec le soutien du projet européen Equal, le Bureau du temps lance alors une enquête au sein des services de la mairie auprès de femmes agents de nettoyage (une cinquantaine),aux horaires atypiques (souvent à 2/3 temps), et de femmes cadres, soumises à une culture du temps élaborée par les hommes.
Pour les premières, il s’avère extrêmement difficile de concilier temps de vie personnelle et horaires de travail très matinaux et discontinus. Avantl’enquête, les agents de nettoyage ne pouvaient effectuer leur travail qu’avant 8 h 30 ou 9 h, éventuellement durant le temps de midi, et après la fermeture des bureaux.Pour qui doit également s’occuper d’enfants, remplir des formalités administratives et effectuer un autre temps partiel, cela relève de la gageure. Conséquences : unefaible intégration dans leurs sites d’intervention et un absentéisme élevé.
Sur la base des résultats de l’enquête, le Bureau des temps a rencontré chaque chef de service afin de présenter les nouvelles tranches horaires ciblesproposées : de 7 h 30 à 15 h 30 et de 10 h 45 à 18 h 45. Les chefs de service étaient également appelés à lister l’emploi du temps journalier etl’organisation de travail de tout le personnel administratif sous sa responsabilité.
Ces infos ont permis de déboucher sur une rationalisation des horaires des agents d’entretien et la systématisation de temps complets « en continu ». Ce qui, defait, améliore le statut et la situation des agents d’entretien, qui peuvent également bénéficier d’un temps partiel choisi (7 h/jour ou 4/5 temps) alors quela plupart effectuaient avant un 2/3 temps complété par des heures complémentaires. Au final, la possibilité pour les agents de nettoyage de réaliser leurstâches en continu durant un horaire classique, une revalorisation statutaire et une meilleure conciliation des temps privés et professionnels.
Effet indirect de cette dynamique : les syndicats, absents de la problématique au départ, se sont réapproprié la défense des intérêts des femmesagents de nettoyage.
Concernant les horaires des femmes cadres, la réflexion est toujours en cours. La mobilisation des acteurs concernés semble ici plus délicate : les salaires de cettecatégorie de personnel sont perçus comme une compensation suffisante pour les inconvénients horaires de la charge…
II.3. Lyon : partenariat « win-win-win »
Dans la communauté de Lyon (55 communes pour un million d’habitants), c’est la question de l’accessibilité qui déclenche une dynamique remarquable. Située enpériphérie, une grande zone commerciale comprenant un hypermarché Auchan cumule les inconvénients dus à sa localisation et à son principal moded’accès : la route. Embouteillages aux heures de pointe, retard des salariés, inaccessibilité temporelle des services d’intérêt généralcentralisés, désorganisation au sein des entreprises.
Le Bureau des temps de Lyon propose ses services afin d’organiser une concertation partenariale. Principe : jouer le « triple gagnant »:
> les entreprises en termes de compétitivité,
> le territoire (donc les autorités publiques) en termes d’organisation et de structuration,
> l
es salariés en termes de qualité de vie.
La situation de crise perçue par les patrons quant à l’accessibilité et à l’efficacité de leurs entreprises a facilité leur participation àla démarche proposée. La concertation a ciblé trois axes prioritaires sortant des préoccupations classiques du dialogue et de la concertation sociale internes àl’entreprise : la mobilité des salariés, leur accessibilité à des petits commerces et à des services, la garde d’enfants.
Aujourd’hui la réflexion se poursuit tandis que l’accueil des enfants en bas âge s’organise sur le site et que s’élaborent des plans de mobilité en même temps quesont expérimentées de nouvelles pratiques de déplacement. Ces initiatives sont toutes vécues sur un mode partenarial « à trois ». À relever :c’est le plus important syndicat local, la CGT, qui pilote le dispositif de concertation.
Info et adhésion : c/o Mme Vanessa Thomas, trésorière, 19 Bld de Reuilly 75012 Paris ou Anne-Marie Monomakhoff, présidente : a.monomakhoff@cg33.fr
III. Conclusions
D’autres secteurs ont fait l’objet de « politiques des temps » relatées à l’occasion de la Biennale : temps de l’enfant, mobilité, tempsdes seniors, accès aux services,… Dans toutes ces initiatives, l’intérêt principal de l’approche par les temps est double :
1. Il s’agit de construire une cohérence par la mise en œuvre de démarches transversales afin d’adapter la vie de la cité aux enjeux multiplesd’inégalité d’accès et de maîtrise des temps sociaux.
2. C’est aussi le renouvellement et le rafraîchissement des pratiques de concertation et de dialogue entre de multiples acteurs qui est facilitée par la légitimationprogressive d’un « tiers-acteur » spécifique : les bureaux / agences / maisons du temps et, parfois, de la mobilité.
Le statut de ce « tiers-acteur » émergent est variable : cellule de coordination transversale au sein d’une administration municipale (Rennes); organisme parapublic, leplus souvent au service d’une communauté de communes (Lyon); ou encore association partenariale subventionnée (c’est le cas de la Maison du temps et de la mobilité deBelfort-Montbéliard, organisatrice de la Biennale).
Au-delà de leur statut et des domaines d’intervention spécifiques auxquels il renvoie en priorité, il est possible de relever les conditions communes d’un «dialogue sociétal territorialisé » réussi et durable. D’après le professeur Mückenberger6, il faut :
1. que la décision de mener ce dialogue soit assumée par une autorité publique ;
2. que le processus soit transversal, concerne tous les acteurs / secteurs concernés par la problématique ;
3. que soit assurée la présence et la participation durable de « stake-holders » ,
4. que soit instaurée une structure permanente des catégories de citoyens concernés.
Une constante méthodologique peut également être relevée : faire émerger les positions et représentations des usagers / clients / citoyens et les mettre enrapport (opposition – médiation) avec les intérêts des autres acteurs, privés comme publics.
En Belgique aujourd’hui, nul doute que de nombreuses initiatives assumées par les pouvoirs publics ces dernières années répondent en tout ou en partie àces critères. Mais aucune, jusqu’ici, ne s’est inscrite explicitement dans la perspective d’une action transversale à partir de la préoccupation de lutte contreles inégalités face au temps. Alors, les maisons ou bureaux des temps, une perspective de clarification et de progrès social pour les politiques urbaines wallonne et bruxelloise?
1. Directeur Luc Gwiazdzinski – mtm@maisondutemps.asso.fr – www.biennaledutemps.org
2. Klein Etienne, Les tactiques de Chronos, Éd. Flammarion, 2004.
3. Viard Jean, le Sacre du temps libre : la société des 35 heures, Éd. l’Aube, 2002.
4. Lipovetsky Gilles & Charles Sébastien, Le Temps hypermoderne, Éd. Grasset, 2004.
5. En France, c’est fin 1999 que la démarche a vu le jour au départ de quatre collectivités, dont la communauté d’agglomération de Poitiers, rejointes par sixvilles, dont Rennes, en 2001.
6. Directeur du Projektbüro « Zeiten und Qualität der Stadt » à l’Université de Hamburg Hochschule für Wirtschaft und Politik.