L’accès aux W.-C., toilettes publiques ou latrines: le sujet, omniprésent dans notre vie quotidienne, prête à sourire. Le «droit de pisser» n’est pourtant pas le même pour les hommes et les femmes, ni pour les riches ni pour les pauvres.
Par Manon Legrand et Marinette Mormont
Samedi 15 septembre, Fête de l’Huma à Paris. Montre en main, il nous reste quarante minutes avant le début du prochain concert. Juste le temps d’aller se chercher une bière, retrouver ses amis et… faire un p’tit pipi. Mais c’est compter sans les quarante-cinq minutes de file nécessaires pour pouvoir se soulager. Entre celles pour qui le besoin est tellement pressant qu’elles quittent la queue précipitamment pour se dénicher un petit coin entre deux stands ou des buissons – discret, s’il vous plaît, et en comptant sur la solidarité d’autres femmes créant un cabinet de toilette improvisé avec des écharpes –, celles qui sortent leur «pisse-debout»(1) et celles qui appellent à la révolution du «pipi pour toutes», les passions se déchaînent autant que les périnées se contractent. Aires d’autoroute, festivals, parcs publics ou gares ferroviaires… et tout simplement dans la rue: quelle femme n’a jamais connu cette attente, aussi intense qu’incommodante, pour pouvoir assouvir ce besoin primaire et vital?
Aussi trivial puisse-t-il paraître, à y regarder de plus près, le «droit de pisser» révèle bien des inégalités. La plus évidente est bien sûr celle qui distingue les hommes des femmes. Ces dernières passeraient 2,3 fois plus de temps aux toilettes que leurs homologues masculins, notamment parce qu’elles ont des pratiques différentes des hommes pour se libérer la vessie, parce que les infrastructures diffèrent, mais aussi parce qu’elles s’occupent majoritairement des enfants, avec pour conséquence des temps d’attente incomparables entre les uns et les autres. Or, dans les gares ou les aires d’autoroute, le nombre de toilettes qui leur sont destinées est souvent similaire à celui des toilettes «hommes». Et dans la rue, la quantité d’urinoirs disponibles l’emporte haut la main.
Pour répondre à cette inégalité, l’Allemagne et la Suède ont mis en place des toilettes mixtes dans les villes. Des toilettes neutres. Sans genre. Voilà qui répond du même coup à une autre discrimination à l’égard des personnes qui présentent des identités ou des expressions de genre différentes, pour lesquelles l’expérience des toilettes publiques peut se transformer en cauchemar. Certains pays y ont apporté leur réponse. Tandis que la province de Chiang Mai en Thaïlande prévoit des toilettes pour les étudiants katoey (ladyboy), à Rio de Janeiro, on trouve des toilettes pour personnes transgenres (Slate). Mais le remplacement des toilettes hommes/femmes par des toilettes neutres a pour avantage de se montrer moins excluantes, intégrant par la même occasion toutes les personnes handicapées, jusqu’ici souvent réduites à trouver les toilettes qui leur sont réservées… chez les femmes.
Journée mondiale des toilettes
Les inégalités face au «droit de se soulager» ne se limitent pas au genre. Dans le monde, 4,5 millions de personnes continuent de vivre sans toilettes ou latrines à la maison, engendrant de graves conséquences sanitaires, les excréments humains étant des vecteurs de maladies potentiellement mortelles. Ce sont aussi la dignité et la sécurité (femmes et enfants peuvent être exposés au harcèlement et aux agressions, la nuit, alors qu’ils sortent pour assouvir leur besoin) des personnes concernées qui sont touchées. Sans parler de l’environnement, puisque eaux usées et non traitées finissent inexorablement dans les rivières et les mers. Le problème est tel que les Nations unies ont fini par instaurer, le 19 novembre, une Journée mondiale des toilettes – eh oui – visant à «encourager les actions pour relever le défi de la crise mondiale de l’assainissement».
Dans les pays bien lotis en latrines, les toilettes ne sont pas ouvertes à tous. Si les trônes accueillent volontiers touristes et voyageurs, ils sont moins accessibles aux personnes sans abri qui pourraient y trouver refuge. Pour certaines grandes villes américaines, le rasage des toilettes publiques a d’ailleurs été une technique explicite pour repousser les homeless des endroits où on ne souhaitait pas les voir. Ailleurs, c’est la disparition de la gratuité des toilettes publiques qui, à l’instar du développement de plus en plus important d’un mobilier urbain «anti-SDF», fait office de repoussoir de cette population mal-aimée.
Le sujet est «révélateur d’inégalités manifestes et terrain de possibles innovations», conclut Julien Damon, professeur associé à Sciences Po (urbanisme), qui a consacré un article à la thématique(2). En témoigne l’initiative récente de la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a fait installer dans les rues de la capitale française des «uritrottoirs». Ces pissotières écologiques sont couplées à une jardinière et permettent de faire pousser des plantes à partir d’urine(3). Une expérimentation fièrement présentée par la Mairie de Paris («Pissotière intelligente, elle permet de faire du compost et de faire pousser des fleurs»), qui provoque son déluge de commentaires et de protestations sur les réseaux sociaux. Obscène pour les uns, de mauvais goût pour les autres. Et encore une fois, cette «innovation» ne se destine qu’aux hommes.
En Wallonie, une proposition de résolution visant à recommander aux communes de veiller à l’accès permanent à des toilettes publiques sur leur territoire – qui n’existent quasi plus, au contraire de Paris par exemple –, notamment pour que les femmes enceintes, les personnes souffrant de maladie inflammatoire de l’intestin et les personnes âgées puissent avoir accès à des toilettes publiques, a quant à elle été débattue en juin 2018. Elle a finalement été rejetée au nom de «l’autonomie communale»(4). Bref, l’égalité d’accès aux toilettes publiques, ce n’est pas encore pour tout de suite. Le sujet mérite pourtant de ne pas être pris seulement à la légère, estime Julien Damon, car «le loufoque et le bizarre y rencontrent l’intime et le droit».
(1) Ustensile en carton de forme conique qui, placé entre les jambes au moment d’uriner, permet aux femmes de faire pipi debout sans avoir besoin de se dévêtir complètement ou de s’asseoir.
(2) Uritrottoirs: quatre «pissotières écolos» installées dans les rues de Paris, France Info, 10 août 2018.
(3) «Les toilettes publiques. Un droit à mieux aménager», Droit social n°1, 2009, p. 103-110.
(4) Parlement wallon, commission des Pouvoirs locaux, du Logement et des Infrastructures sportives, séance du 19 juin 2018.