L’heure est à l’accalmie entre juges de la jeunesse, avocats et Administration générale de l’Aide à la jeunesse (Agaj). Mais celle-ci sera de courte durée. La ministre de l’Aide à la jeunesse, Valérie Glatigny (MR), organise le dialogue entre des parties qui, pour l’instant, sont dans l’impasse. «Quelles sont les véritables intentions de l’administration? Jusqu’à présent le but était, semble-t-il, de toucher à l’indépendance des juges», lance Michèle Meganck, juge de la jeunesse à Bruxelles.
La réforme des institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ) est au cœur d’une bataille de territoires et de compétences entre magistrats fédéraux et services administratifs de la Fédération Wallonie-Bruxelles, à laquelle prennent part les avocats, le délégué général aux droits de l’enfant et, plus largement, tous les acteurs concernés par l’aide à la jeunesse.
De cette mêlée, des questions émergent. Où commence le pouvoir des juges? Ou s’arrête celui de l’administration? La bataille de position est en cours. L’arrêté gouvernemental décrié, entré en vigueur en janvier 2022, obligerait les juges qui souhaitent imposer à un mineur délinquant un suivi hors du milieu de vie, à faire transiter ce dernier dans une unité d’évaluation et d’orientation (Sevor), située en IPPJ, pour une durée de 30 jours. L’objet des frictions porte sur la marge de manœuvre laissée aux juges de la jeunesse lorsqu’ils apprécient quelles mesures sont les plus adaptées pour des mineurs en conflit avec la loi.
Car c’est bien aux juges qu’incombe la décision d’imposer de telles mesures. Puis c’est à l’aide à la jeunesse, en Fédération Wallonie-Bruxelles, de les mettre en application. Depuis le décret de 1991, l’aide à la jeunesse s’inscrit dans une logique de «déjudiciarisation» qui porte dans son intitulé toute une promesse de tension avec les magistrats. «Il y a une véritable idéologie de la déjudiciarisation qui se renforce, appuie Michèle Meganck. C’est comme si on ne se rendait pas compte que nous aussi nous prenons des décisions éducatives et protectionnelles.»
Sixième réforme de l’État, les Communautés renforcées
Depuis la 6e réforme de l’État de 2013, c’est bien aux Communautés de déterminer les mesures à appliquer aux jeunes ayant commis des faits qualifiés infractions. Celle-ci a pris vie dans la vaste refonte du décret de l’Aide à la jeunesse menée à son terme, en 2018, par le précédent ministre, Rachid Madrane (PS) (lire dans ce dossier: «Évaluation du ‘code Madrane’: tableau nuancé d’un secteur contrasté»).
Avant cela, les mesures à disposition des juges étaient listées dans la loi de 1965 sur la protection de la jeunesse. Celles-ci allaient, par exemple, de la simple réprimande aux travaux d’intérêt général, en passant par l’accompagnement intensif dans le milieu de vie, jusqu’au placement, hors du milieu familial, en IPPJ en section ouverte ou fermée. Le placement en IPPJ, fermé de surcroît, devait être le dernier recours.
La réforme de l’aide à la jeunesse, suivie d’arrêtés du gouvernement, n’a pas modifié la liste des mesures ni la philosophie protectionnelle du texte. «La loi de 1965 était une bonne loi, qui instaurait une hiérarchie des mesures, affirme Nicole Clarembaux, directrice générale adjointe de l’aide à la jeunesse. Mais nous constations, à l’époque, que le placement en IPPJ restait la mesure la plus utilisée. Donc notre idée était de conforter le principe de la hiérarchie des mesures.» Dans le passé, des juges plaçaient régulièrement des jeunes pour des durées de 15 jours en IPPJ, afin de les extraire de leur milieu de vie, d’instaurer une rupture et d’apprendre davantage sur leur parcours. «Ce coup d’arrêt pouvait s’avérer très utile pour recentrer le jeune, lui mettre un coup de pied au derrière», décrit Michèle Meganck. Au sein de l’Agaj, la multiplication de ces «coups d’arrêt» n’était pas perçue d’un œil si positif. «Il n’est pas aisé d’agir efficacement en 15 jours face à des problématiques si énormes, rappelle Nicole Clarembaux. De plus, nous nous sommes retrouvés en IPPJ avec une juxtaposition de projets pédagogiques non articulés.»
Premier changement majeur issu des réformes: fin de la possibilité de placer les jeunes pour 15 jours; malgré l’appétit des juges pour cette mesure. «Le but est d’éviter les placements courts et répétitifs, où des primodélinquants rencontraient des multirécidivistes», lance-t-on à l’Agaj. Elle a donc souhaité clarifier l’offre des projets pédagogiques des IPPJ, dans l’idée de façonner un «continuum éducatif» et de mieux cerner le jeune et ses problématiques. C’est dans cette idée que des unités d’évaluation et d’orientation, appelées «Sevor», ont été créées au sein des IPPJ, à partir du 1er janvier 2022.
Selon l’arrêté du gouvernement de la FWB, un juge qui souhaite placer un jeune en IPPJ doit impérativement le faire en Sevor, pour une durée de 30 jours. À l’issue de ces 30 jours, un avis est transmis au juge par les équipes éducatives de l’IPPJ.
Selon l’arrêté du gouvernement de la FWB, un juge qui souhaite placer un jeune en IPPJ doit impérativement le faire en Sevor, pour une durée de 30 jours. À l’issue de ces 30 jours, un avis est transmis au juge par les équipes éducatives de l’IPPJ. Il peut s’agir, par exemple, d’un retour en famille, avec accompagnement intensif par un service de l’Aide à la jeunesse, ou d’un placement en IPPJ en section éducation ouverte ou fermée. «Toutes les interventions éducatives qui suivent se déclinent à partir du Sevor», précise Laetitia de Fays, du service de l’inspection des IPPJ, pour souligner l’importance de ce dispositif, décrié par les magistrats. Pour Michèle Meganck, «la section Sevor est intéressante lorsqu’on ne connaît pas le jeune, mais cela ne doit pas être un passage obligé».
Le poids de l’avis du Sevor sur la décision du juge est aussi l’objet d’une levée de boucliers des magistrats. Si le juge décide de suivre l’avis de l’administration et que cet avis suggère un placement en IPPJ, alors le jeune bénéficiera d’un placement prioritaire dans l’institution. A contrario, si le Sevor recommande un accompagnement dans le milieu de vie et que le juge ne suit pas cet avis et décide d’ordonner un placement en IPPJ, le jeune devra patienter en liste d’attente. Amaury De Terwangne, avocat spécialisé en droit de la jeunesse, regrette cette orientation: «Avant la réforme, il était possible de faire de la haute couture, de proposer une solution adaptée au jeune. En limitant le choix des magistrats, on uniformise la prise en charge. C’est une mainmise de l’administration sur le judiciaire.» Pourtant, au sein de l’Agaj, Nicole Clarembaux se défend de tout élan belliqueux: «L’idée n’était pas de contraindre les magistrats, mais de mieux articuler les prises en charge, de faciliter la gestion des entrées et des sorties.»
Régime ouvert + sorties encadrées = régime fermé?
Il faut bien reconnaître que l’histoire des Sevor avait mal commencé. L’administration avait souhaité lancer, à titre expérimental, la réforme des IPPJ avant le 1er janvier 2022, donc avant la date légale de sa mise en œuvre. Début août 2021, 33 places Sevor ont été créées au centre fermé de Saint-Hubert et huit au centre pour filles de Saint-Servais. Très vite, des questions ont commencé à éclore quant au statut de ces placements. Quelle est la différence entre un Sevor fermé et un Sevor ouvert? Quoi que décidaient les juges – placement en régime ouvert ou fermé –, les mineurs étaient logés à la même enseigne et placés dans la même section Sevor, du même IPPJ, celui de Saint-Hubert; le plus carcéral d’entre tous. Les questions se sont muées en critiques virulentes: «Il y a eu un amalgame entre placement en régime ouvert et fermé, récapitule Amaury De Terwangne. Ce n’est pas justifiable.» Un point de vue auquel adhère Bernard de Vos, délégué général aux Droits de l’enfant: «L’administration a été très légère. Des jeunes qui devaient être placés en section ouverte l’ont été dans des lieux fermés. À Saint-Servais, une grille qui fait le tour du pavillon a été construite.»
«Avant la réforme il était possible de faire de la haute-couture, de proposer une solution adaptée au jeune. En limitant le choix des magistrats on uniformise la prise en charge. C’est une mainmise de l’administration sur le judiciaire.» Amaury De Terwangne, avocat spécialisé en droit de la jeunesse.
Pour l’Agaj, qui s’inspire d’un modèle en vigueur en Espagne, le caractère «ouvert» ou «fermé» d’un placement en IPPJ ne dépend pas forcément du lieu de placement mais du régime de sorties, toujours encadré mais plus souple pour les mineurs en milieu ouvert. L’administration estime aujourd’hui qu’il faudra «ouvrir un débat sur la distinction entre régime ouvert et fermé». Sur le terrain, la situation a été clarifiée. «Nous avons pris en compte les remarques et sommes revenus à la différenciation des régimes ouverts et fermés, nous dit-on au cabinet de Valérie Glatigny. À l’IPPJ de Wauthier-Braine, 10 places ont été affectées à une unité Sevor en régime «ouvert» bien distinctes des 30 places en régime «fermé» à Saint-Hubert. La pression est retombée mais cette nouvelle répartition alimente d’autres critiques que distille Amaury De Terwangne: «Il y a, pour les garçons en Sevor, 30 places en régime fermé et 10 places en régime ouvert. Selon la hiérarchie des mesures, cela devrait être l’inverse. Privilégier le régime fermé, donc l’enfermement, c’est un vrai choix politique.»
Des mesures suspendues…
Le passage obligé en Sevor et le système de listes prioritaires qui en découle sont suspendus. «Cela pose problème, car tout le modèle est centré sur ce passage en Sevor», déplore Nicole Clarembaux. «Nous restons à l’écoute des magistrats, ajoute-t-elle. Peut-être que, dans certaines situations exceptionnelles, des jeunes pourraient être dispensés de ce passage en Sevor.» Il est désormais envisagé d’intégrer les dispositions contestées relatives aux IPPJ, non plus dans un simple arrêté mais dans le décret de l’Aide à la jeunesse, à l’issue d’un débat parlementaire. Après avoir été interrompue, la concertation entre magistrats et administration va reprendre. Que vont devenir ces dispositions polémiques? De grandes questions restent à trancher, car les mineurs en conflit avec la loi si situent à l’intersection du fédéral et du communautaire. «La sixième réforme de l’État donne aux Communautés le pouvoir de gérer comme elles l’entendent les moyens à la disposition des tribunaux. La séparation des pouvoirs ne veut pas dire qu’un texte ne peut pas être adopté si les magistrats ne sont pas d’accord», conclut la directrice adjointe de l’Administration générale de l’Aide à la jeunesse.