Comment les jeunes s’intègrent-ils dans leur ville ? C’était le thème d’un colloque organisé, fin mars, par l’Arau (1). Parmi les thèmes abordés, celui de la marginalisation d’une partie des jeunes Bruxellois. Assiste-t-on à un phénomène de repli sur soi et sur son quartier comme on le voit dans les banlieues françaises ? Perrine Devleeshouwer, chercheuse à l’ULB, relativise. Il y a, dit-elle, des fractures internes entre jeunes défavorisés et d’origine étrangère et la clé de cette division se situe dans la perception qu’ont les jeunes de l’école et de la réussite scolaire.
Alter Échos : Plusieurs études indiquent que les jeunes défavorisés ne quittent guère leur quartier, qu’ils considèrent comme leur « territoire ». Vous remettez cet enfermement local en question pour Bruxelles.
Perrine Devleeshouwer : La majorité des études sur la mobilité sociale des jeunes ont été faites en France et montrent effectivement que dans les quartiers défavorisés les jeunes ont une mobilité plus locale. Mais ces études se focalisent sur des jeunes qui sont relégués dans toutes les dimensions de la participation à la société et l’explication sociologique consiste à dire que pour développer malgré tout une identification positive, ces jeunes l’ancrent sur leur quartier. Il est vrai aussi qu’en France, ces quartiers sont situés en dehors des centres urbains, coupés parfois des transports en commun. Il n’existe pas d’étude à vaste échelle sur la mobilité sociale des jeunes à Bruxelles. Les travaux de Christian Kesteloot ont montré qu’il existe un « effet de quartier » sur le marché du travail. Je ne dis pas que cet enfermement local n’existe pas, mais je le remets en question. Mon approche est de dire qu’il existe tout de même une certaine mixité sociale à Bruxelles. Il y a aussi des jeunes qui réussissent à l’école parmi les classes sociales défavorisées et chez les jeunes d’origine étrangère.
A.É. : Vous avez étudié le cas des jeunes qui se disent en réussite scolaire. Comment les avez-vous choisis ?
P.D. : J’ai voulu savoir ce qui se passe si l’on enlève la variable « relégation scolaire » de l’équation « ségrégation » et à partir de là, savoir comment ces jeunes se positionnent par rapport à la ville. J’ai fait une enquête dans cinq établissements scolaires bruxellois dits « moyens ». Les écoles ghetto et les écoles d’élite existent, mais elles ne sont pas les plus nombreuses. Ces élèves sont donc représentatifs d’une majorité de jeunes Bruxellois. J’ai interrogé les jeunes défavorisés et d’origine étrangère qui sont en dernière année de l’enseignement général. Mon échantillon comporte 80 % de jeunes d’origine étrangère, il est plus défavorisé socialement et plus diversifié au niveau ethnique que la moyenne. Quant au niveau scolaire, ces jeunes sont dans le taux de redoublement moyen à Bruxelles. Les jeunes que j’ai rencontrés pensent être dans de bonnes écoles, mais on peut s’interroger sur la manière dont celles-ci les préparent effectivement à l’enseignement supérieur
A.É. : Vous montrez qu’ils ont une grande confiance dans l’institution scolaire. Étonnant non ?
P.D. : Ils considèrent l’école comme un outil d’ascension sociale. Cette appréciation est classique des classes populaires et surtout des classes moyennes. Or on sait que l’origine sociale continue à déterminer la réussite scolaire et que donc cet ascenseur social ne fonctionne pas bien.
A.É. : Évoquent-ils cette origine sociale pour parler de leur parcours scolaire ?
P.D. : Les jeunes interrogés parlent plus de l’importance de l’éducation que de leurs conditions de vie et ceux qui disent vivre dans des conditions difficiles disent que ce n’est pas une excuse pour rater. Ils ont un discours très dur à l’égard des jeunes qui « traînent » dans les rues, qui ratent leur scolarité. Ils sont en fait hyper-intégrés car ils reproduisent le discours dominant de l’institution scolaire sur la méritocratie. Ils utilisent même des stéréotypes sur leur propre communauté d’origine. Mais cette distance qu’ils mettent par rapport à leur quartier, c’est aussi une manière de se protéger contre les stéréotypes et les discriminations qui les touchent en tant que jeunes d’origine étrangère.
A.É. : Qu’est-ce qui fait que ces jeunes ne développent pas, selon votre étude, un attachement à leur quartier ou à leur commune ?
P.D. : Le fait d’être en réussite scolaire. Ils n’ont pas besoin d’avoir une identité positive qui passe par leur quartier. Leur identité positive, c’est l’école, le travail et tout le style de vie qui l’accompagne.
A.É. : Comment se définissent-ils alors ? Comme des Bruxellois ? Des Belges ?
P.D. : Dans un ouvrage réalisé avec des collègues, nous avons montré que l’attachement territorial de ces jeunes est multiple. On peut s’identifier à la fois à son quartier, à Bruxelles, à la Belgique, à la francophonie, à l’Europe… et au pays d’origine. Ces attachements ne sont pas exclusifs. Mais surtout, les jeunes sont peu attachés à ces territoires. Dans mon échantillon, seulement 25 % des jeunes se disent attachés à leur quartier, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne l’aiment pas. Chez mes collègues, les résultats sont équivalents : entre 22 et 25 % se disent attachés à Bruxelles et à la Belgique. Quant au pays d’origine, il est considéré avant tout comme un lieu de vacances. Ils ne veulent pas y habiter. L’argument, quel que soit le pays d’origine, Maroc, Turquie ou pays de l’Est, c’est que la Belgique a un bon système éducatif et social. Ils défendent ce système contre ceux qui en profitent. Ils ont presque un discours de droite dans ce domaine !
A.É. : Et chez les jeunes défavorisés mais d’origine belge ?
P.D. : C’est le même discours. La seule différence, c’est la manière qu’ont les jeunes d’origine étrangère de prendre des distances par rapport à ceux qu’ils appellent des « teneurs de murs » pour qualifier ceux qui traînent dans les rues.
A.É. : Comment les jeunes que vous avez rencontrés « vivent-ils » leur ville ? Ont-ils des loisirs, des amis dans d’autres communes de la Région ?
P.D. : Ils habitent dans des quartiers défavorisés mais ils ont des pratiques différentes de la ville. Certains – un peu plus de 25 % – bougent dans tout Bruxelles, d’autres pas du tout. Mais cet « enfermement local » n’est pas lié à une relégation car si ces jeunes ne bougent pas de leur quartier, c’est parce qu’ils restent à la maison pour faire leurs devoirs ! Leurs réseaux sociaux et locaux sont basés sur l’école et la famille et ils ont peu d’activités extrascolaires. Ils ne bougent pas parce qu’ils ont aussi une vision utilitariste de leur quartier. Comme me disait un jeune, « j’ai tout ici. Pourquoi aller ailleurs ? ». Les jeunes d’Uccle ne quittent pas Uccle non plus.
A.É. : Que retenez-vous surtout de votre enquête ?
P.D. : Le discours dur entre jeunes, cette mise à distance par rapport à ceux qui sont relégués. Cela montre que les groupes d’origine étrangère sont très diversifiés, qu’il y a des fractures internes et que l’école y joue un rôle. Même si elle ne le fait pas volontairement et qu’il s’agit plutôt d’un discours implicite, l’école trie, elle apprend aux jeunes à se hiérarchiser, à se mettre en compétition. Elle devrait plutôt réfléchir à transmettre des valeurs de solidarité et de cohésion.
1. « Les jeunes dans la ville » 45e École urbaine de l’Arau : http://www.arau.org