Le Monopoly, tout le monde le connaît. Mais le Taudis-Poly? L’idée du jeu, créé par l’association marseillaise Didac’Ressources, est née lors des manifestations massives de 2018 faisant suite aux effondrements meurtriers de la rue d’Aubagne, en plein centre, lors de laquelle une manifestante a crié «Va falloir qu’ils arrêtent de jouer au Monopoly avec nos vies!» «On s’est dit qu’il fallait partir de quelque chose que tout le monde connaissait», a expliqué Fathi Bouaroua, militant du logement à Marseille, lors du salon Habitools en ligne organisé par le Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat1.
Sur ce plateau, pas de grands hôtels, mais des immeubles insalubres, à commencer par les bidonvilles toujours existants dans et autour de la cité phocéenne. Chaque joueur est amené à lire l’article de presse relatif à l’immeuble qu’il acquiert. Jouer pour sensibiliser, pour informer et interpeller sur le mal-logement. C’est l’objectif de ses créateurs, qui ont depuis lancé un autre jeu, le PunaiZo qui vise à s’informer et de protéger des punaises de lit, un grand fléau.
«Les jeux à règles préétablies (à distinguer du jeu en tant que jouet ou de l’attitude ludique, NDLR) sont connotés d’un contenu culturel, moral ou immoral. Bien sûr, en utilisant des jeux de société, on peut déconstruire des choses», explique Michel Van Langendonckt, «tombé dans le jeu à l’adolescence, et toujours dedans» et aujourd’hui responsable de la Spécialisation en sciences et techniques du jeu lancée en 2013 (Haute École de Bruxelles-Brabant) et président de l’Association des ludothèques belges. Et au rayon des détournements, le Monopoly rafle la mise.
Le premier Monopoly était anti-capitaliste
Comme nous le raconte Michel Van Langendonckt, l’histoire du Monopoly remonte au début du XXe siècle. Le premier Monopoly n’a pas été créé par celui qui en a fait fortune à partir des années 20, Charles Darrow, mais bien par Elizabeth Magie, une quakeresse américaine. Mieux encore, The Landlord’s Game est l’exact opposé de la version popularisée du jeu immobilier puisqu’il visait alors à dénoncer le monopole des propriétaires fonciers. Son concept est récupéré, transformé, et notre «Miss Magie» tombe dans l’oubli. C’est en 1970 qu’on la redécouvre lors d’un procès, celui que l’éditeur de jeu Parker Brothers intente à Ralph Anspach, un économiste américain qui lance un Anti-Monopoly (toujours disponible aujourd’hui). Il se sert du jeu initial pour sa défense, montrant que le Monopoly était déjà une pâle copie d’un jeu préexistant, et gagne son procès.
«Toute une série d’associations auront ensuite la même démarche qu’Anspach pour dénoncer le système Monopoly, où il s’agit de s’enrichir en éliminant les autres», poursuit Michel Van Langendonckt. Fin des années 80, c’est le Chomageopoly qui voit le jour, le premier jeu coopératif en Europe, conçu par des ouvriers de l’usine de montres LIP, en faillite fin des années septante. Par ce jeu, les ouvriers entendent expliquer leur lutte, suite à leur mise au chômage. Dans la philosophie du jeu, on lit ceci: «Ce jeu illustre le combat collectif contre le système – représenté par le jeu – au contraire de la concurrence inhabituelle entre joueurs qui exprime la division des travailleurs que le système veut perpétuer. Ce jeu est un jeu collectif où les joueurs ne peuvent gagner qu’en s’entraidant.»
Tous ces jeux n’ont guère ébranlé le monopole du Monopoly dans les armoires familiales, pour le grand malheur des parents qui ne destinent pas leurs enfants à devenir de futurs magnats de l’immobilier.
Plus tard viendra aussi le Tiers-Mondopoly, jeu coopératif pensé par des associations humanitaires pour sensibiliser au commerce équitable. Dernier «détournement» en date, Kapital, des Pinçon-Charlot. Un mix entre le jeu de l’oie et le Monopoly qui met en scène la lutte des classes. Autant de tentatives pour raconter d’autres récits du monde.
Se préparer à vivre dans le monde tel qu’il est
Tous ces jeux n’ont guère ébranlé le monopole du Monopoly dans les armoires familiales, pour le grand malheur des parents qui ne destinent pas leurs enfants à devenir de futurs magnats de l’immobilier, même si, notre interlocuteur nous rassure, «le jeu a aussi une version cathartique, il permet de se défouler et de faire dans les jeux ce qu’on ne fera pas dans la réalité»…
«Si le succès du Monopoly se pérennise, c’est une volonté de la société Hasbro de renouveler l’intérêt, mais c’est aussi parce que les jeux sont des miroirs des hommes en un temps déterminé, explique le spécialiste du jeu. Mais, précise-t-il tout de suite, c’est aussi très important de faire l’expérience du compétitif dans les jeux, pour apprendre à gagner et à perdre, à se confronter aux autres. Notre société est compétitive, donc, l’éducation, c’est être préparé à vivre dans le monde tel qu’il existe et initié à construire un monde meilleur. Il faut les deux.» Et ça tombe bien, car, dans la vaste production ludique, des jeux plus équilibrés d’un point de vue des rapports humains existent – semi-coopératifs –, «dans lesquels il nous faut tenir compte à la fois du bien commun à l’échelle sociétale et du bien individuel ou collectif à l’échelle de la famille et des proches»2. Enfin, «ce n’est pas tant le thème du jeu qui compte que les interactions qu’il suscite et le vécu des joueurs». Autrement, dit, on n’est pas obligé de jouer à un «jeu guimauve de défense de l’écologie» pour réfléchir à la transition environnementale.
Une «gamification» de la société
«Depuis 20 ou 25 ans, l’adulte s’autorise à jouer. Il y a une gamification de tous les secteurs d’activité, car le jeu a un aspect motivationnel intrinsèque très puissant», explique Michel Van Langendonckt. Pour le meilleur et pour le pire… «Il y a une tendance aujourd’hui à vouloir motiver les participants à une activité quelconque, voire pour l’achat d’un produit, en ludifiant ce qu’on propose. Des entreprises utilisent les ressorts des jeux de plateforme et vidéo avec des récompenses immédiates. Weight Watchers, par exemple, avec son système de points, de petits objectifs et de récompenses immédiates, qui nourrissent un renforcement positif et donnent à la personne un sentiment de puissance et de satisfaction et une envie d’aller plus loin.» «Mais les ressorts ludiques de plaisir sont beaucoup plus diversifiés que cette ‘pointification’», poursuit le spécialiste. D’où son intérêt comme outil d’éducation. «Dans le social et le pédagogique, le jeu est un outil fondamental. Il ne faisait pas spécifiquement l’objet de formations, parce qu’à la base on estime qu’on joue pour le plaisir de l’activité, sans conséquences. Or, il y a toujours des conséquences quand on joue, mais elles sont perçues comme moins grandes que dans le réel. D’un point de vue pédagogique, quels que soient les publics, permettre d’apprendre en jouant est extrêmement intéressant, car on s’autorise à essayer, on s’entraide, on débriefe et on réessaye. C’est la définition même de l’apprentissage», explique Michel Van Langendonckt.
Dans l’éducation permanente, le jeu est pleinement admis. Dans les écoles, Michel Van Langendonckt est optimiste, «il commence timidement à s’y faufiler», dans la foulée du renouveau des pédagogies actives. Et de conclure sur un dernier conseil, emprunté à Jean Epstein (psychosociologue spécialiste de la petite enfance, NDLR): «On ne joue pas pour apprendre, on apprend parce qu’on joue.» Et vu comme ça, on gagne à tous les coups.
(1) Habitools.be regroupe un ensemble de ressources et d’outils afin de favoriser l’échange de matériel entre les travailleurs sociaux. Les outils sont répertoriés par thème et par association.
(2) Le jeu Vertigo, par exemple, qui met en tension industrialisation et avenir de la planète. Ou Terra, qui confronte les joueurs aux crises sociales, écologiques ou militaires.
En savoir plus
Quelques conseils pour la route.
Le site www.pipsa.be recense plusieurs jeux en promotion de la santé.
L’asbl Empreintes propose des jeux de sensibilisation aux questions environnementales et de mobilité.
L’asbl Passe-Muraille propose le jeu Malsameco pour sensibiliser à la question du handicap.
Democracity est un jeu de rôle d’éducation à la citoyenneté proposé par le musée BELvue.