Comme tout le secteur culturel, les librairies indépendantes sont durement touchées par la crise du Covid-19. Secteur fragile à la base, il ne possède pas les réserves des grands groupes pour rebondir après un choc aussi important. Nous avons interrogé une dizaine de libraires, qui expriment, au-delà de leurs craintes et de leurs appréhensions, le désir de lutter, de s’organiser et d’obtenir l’aide nécessaire pour conserver leur spécificité.
Voilà bien un paradoxe du confinement: cloîtrés chez eux, certains seraient tentés de dévorer plus de livres que d’habitude mais les librairies doivent garder portes closes. Pour les librairies indépendantes, c’est parfois 100% de leur chiffre d’affaires d’avril (et bientôt de mai) qui est parti en fumée. Et pendant ce temps, les factures s’amoncellent: loyers, prêts à rembourser, distributeurs à rémunérer… Pour le moment, des accords ont été trouvés pour reporter les paiements. Mais il faudra payer un jour. Chez certains, la peur de voir des commerces tomber en faillite est bien réelle. Comment garder la tête hors de l’eau? Est-il possible transformer la crise en opportunité?
La créativité n’a en tout cas pas manqué aux libraires. Comme le note la librairie Papyrus de Namur, leur «métier est fait de contacts, de conseils, de rencontres…». Il a donc fallu se réinventer et utiliser de nouveaux moyens pour communiquer, de confiné à confiné. Pour la plupart, cela passe par les réseaux sociaux, les sites internet, les newsletters et les mails. Mais certaines librairies ont aussi mis en place des services de livraison ou d’expédition de livres. Cela entraîne, comme nous l’explique la librairie Florilège de Mons, une grosse charge de travail sans compenser les pertes sèches de la fermeture. Mais cela permet, comme le note malicieusement la librairie Pax de Liège, de «dépanner quelques personnes qui ne savent pas bricoler ou faire du kayak».
«Lire, c’est vivre»
Livrer des livres? Cela ne fait pas l’unanimité dans la profession. Le Syndicat des libraires francophones de Belgique (SLFB) a d’ailleurs pris une position contraire: «Mieux on respecte les consignes sanitaires, plus vite l’épidémie sera passée», explique Yves Limauge, coprésident du syndicat. Le SLFB a mis en place sa propre solution alternative: l’opération «Lire, c’est vivre». Elle propose aux lecteurs et aux lectrices d’acheter, aujourd’hui, des coupons qu’ils pourront dépenser à la fin du confinement dans leur librairie habituelle. L’intention est double: renflouer un peu les caisses d’abord, inciter les clients à revenir après la crise ensuite.
En effet, beaucoup de libraires font la même analyse: même quand ils auront rouvert, ils craignent une baisse importante de leur chiffre d’affaires et des difficultés qui s’étaleront sur plusieurs mois, au moins jusqu’à la fin de l’année 2020. Mais «Lire, c’est vivre» remonte leur moral: l’opération est déjà un succès et les mots d’encouragement qui accompagnent les virements sont parfois plus précieux que l’argent récolté. Surtout: plusieurs libraires nous disent leur plaisir d’être parvenus à mettre en place ce système ensemble, dans un élan d’entraide qui leur laisse espérer d’autres solutions collectives.
«Lire, c’est vivre» remonte leur moral: l’opération est déjà un succès et les mots d’encouragement qui accompagnent les virements sont parfois plus précieux que l’argent récolté.
Toutefois, le secteur attend aussi plus de réactions de la part des pouvoirs publics. Le SLFB réclame par exemple que l’État garantisse les prêts que devront contracter les librairies pour couvrir leurs frais et également une extension du chômage technique jusqu’à décembre 2020 au moins. D’autres évoquent même la mise en place d’une aide gouvernementale spécifique, mais sans trop y croire. Ils défendent en cela une position proche de celle de Xavier Moni, président du Syndicat de la librairie française, demandait début avril dans Livres Hebdo, qu’un fonds commun d’aide à la librairie soit mis en place.
Du côté du cabinet de la ministre de la Culture Bénédicte Linard, on a bien conscience que les effets de la crise «nécessitent un soutien particulier par rapport aux autres acteurs culturels» et on travaille en «concertation étroite avec le Partenariat interprofessionnel du livre et de l’édition numérique (PILEn) qui réunit les fédérations professionnelles du secteur». Plusieurs idées concrètes sont à l’étude pour pousser le public à retourner en librairie, notamment l’idée de «chèques livres réservés à la production belge – auteur et éditeur – à acquérir auprès des librairies indépendantes». Le but étant «d’éviter au maximum de laisser les auteurs, mais également les distributeurs, les éditeurs ou les librairies au bord du chemin».
La chaîne du livre vacille
Face à la crise, un autre problème se pose pour les librairies indépendantes: celui de la viabilité de la chaîne du livre dans son entièreté. En effet, c’est tout un écosystème, déjà fragile, qui est plongé dans l’incertitude. Éditeurs, distributeurs, écrivains, traducteurs… les métiers du livre souffrent côte à côte mais ne sont pas égaux devant le gouffre. Plus de deux cents éditeurs indépendants francophones ont publié dans l’Humanité du 29 avril une tribune pour affirmer leur spécificité, la richesse de leurs catalogues et pour appeler, non seulement à des actions gouvernementales, mais aussi à un changement de modèle de la production du livre.
S’il y a bien un point qui fait consensus chez les libraires francophones, c’est un sentiment d’injustice, voire de colère vis-à-vis des géants comme Amazon.
À la librairie Ptyx de Bruxelles (où on est aussi éditeur), on pointe le risque d’un «repli déjà constaté depuis pas mal d’années vers la facilité», c’est-à-dire vers des livres toujours plus commerciaux et une monopolisation des étalages par les contenus marketés des grands éditeurs. Ce que le confinement accentue, c’est bien un état préexistant: une lutte constante du secteur du livre indépendant pour assurer sa survie face à des entreprises puissantes qui essayent de concentrer toutes les activités de la chaîne – production, distribution et vente – à l’intérieur d’une poignée de groupes polyvalents. Le groupe Lagardère en est un bon exemple: s’y côtoient le monstre Hachette Livre et ses dizaines d’éditeurs, des points de vente comme les Relay, des plateformes de distribution, des médias, des régies publicitaires…
À ce propos, s’il y a bien un point qui fait consensus chez les libraires francophones, c’est un sentiment d’injustice, voire de colère vis-à-vis des géants comme Amazon. Ils ne digèrent pas que la plateforme ait continué à vendre des livres pendant plusieurs semaines alors qu’elle est connue pour ses techniques d’optimisation fiscale et les conditions de travail difficiles dans ses entrepôts. Certains ont le sentiment que le gouvernement ne joue pas suffisamment son rôle de régulateur et de protecteur des commerces locaux.
Des lendemains qui lisent
Pour combattre l’hégémonie d’Amazon, le SLFB et ses adhérents misent sur Librel. Ce portail numérique permet déjà d’acheter des livres dématérialisés. Les ventes se sont d’ailleurs envolées avec le confinement. Construit sur le modèle de la plateforme française «Librairies Indépendantes», il devrait à terme fournir l’état des stocks de toutes les librairies du réseau et permettre de passer commande en ligne. La disparition de la tabelle en 2021, cette «taxe» qui rend les livres plus chers en Belgique qu’en France, devrait aussi contribuer à la santé des librairies en retirant à Amazon son avantage sur les prix (lire notre article «David contre Goliath: le combat des librairies indépendantes», 21 janvier 2015, Alter Échos).
La plupart des librairies devraient rouvrir la semaine du 11 mai. Le SLFB a mis en place un protocole sanitaire strict.
La plupart des librairies devraient rouvrir la semaine du 11 mai. Le SLFB a mis en place un protocole sanitaire strict: port du masque recommandé, gel hydroalcoolique disponible à l’entrée, nombre de personnes et temps limités… Plusieurs libraires proposeront aussi à leurs clients de préparer des listes pour éviter de toucher directement les livres. Certains commerces devraient également afficher des horaires réduits pour assurer la transition et tester au cas par cas les mesures mises en place. Flâner entre les tables chargées et les bibliothèques débordantes n’est pas pour tout de suite… mais les piles de lecture en retard vont, elles, pouvoir recommencer à grandir.