André Ndobo, professeur en psychologie sociale à l’Université de Nantes, propose dans Les nouveaux visages de la discrimination1 de comprendre lesbases et mécanismes psychologiques de la discrimination sociale. Il constate que malgré l’arsenal juridique destiné à les combattre, les pratiques discriminatoires,feutrées ou non, persistent voire se banalisent.
AE : D’Eric Zemmour à Berlusconi, en passant par Florent Pagny, les préjugés se banalisent dans l’espace médiatique, intellectuel et politique.S’agit-il de maladresses, d’une forme de « racisme ordinaire » ou le simple jeu de la liberté d’expression ?
C’est surtout un retournement spectaculaire de la situation. Car face à ces préjugés, les victimes deviennent des coupables. On préfère parler demaladresses, car après coup, on essaie de rationaliser. En fait, le langage est devenu le vecteur de beaucoup de crispations. Le choix de certaines thématiques et la construction decertaines phrases sont destinés à exciter le subconscient du public. Autant de subterfuges utilisés pour signifier certaines croyances, sans être pris en défaut dedroit. Le problème des préjugés, c’est qu’ils provoquent des comportements – en apparence – inconscients. En cela, les individus se fontl’écho de croyances ancrées dans la population. Des croyances qui se banalisent par effet de répétition.
AE : Malgré tous les dispositifs législatifs, les mesures institutionnelles et les associations qui condamnent ces comportements, les discriminations ont la dent dure…Pourquoi ?
Il est difficile de changer des croyances diffusées dans le corps social. Parce que chacun ne se sent pas individuellement concerné. Les gens ont bien pris conscience que les loisétaient répressives, mais puisque les préjugés se banalisent, ils utilisent des comportements d’esquives. On parle aujourd’hui d’ambivalencecomportementale. D’aucuns donnent l’impression d’adhérer à l’agenda progressiste et se disent sincèrement en faveur de l’égalité detous les individus, mais dès que leurs intérêts personnels se voient menacés, ils peuvent radicalement virer leur cuti. Certaines législations provoquent aussi uneffet de raidissement, par la pression « positive » qu’elles exercent. Elles sont disqualifiées parfois inconsciemment, dès qu’elles servent lesintérêts d’une minorité.
AE : Vous relevez différentes formes de racisme, du « classique » au « moderne ». Quelles différences ?
Historiquement, il y a eu un basculement autour des années ’60 aux Etats-Unis. Le racisme classique est celui de la hiérarchisation et de la différence entre les races.Le racisme moderne, lui, est expurgé des considérations génétiques ou essentialistes. Il s’adapte aux lois qui les répriment. Ainsi, le raciste moderne sedistinguera en prônant un accès limité de l’exogroupe discriminé à la jouissance de certains avantages (comme l’accès à certains emplois,écoles ou loisirs), plutôt que de leur en interdire formellement la jouissance. Ce n’est donc pas un racisme de l’infériorisation, mais un racisme qui cible lesdifférences culturelles. Avec pour mots clés : la symbolique religieuse, l’incompatibilité, le manque ou le refus d’intégration… Bref, desexpressions très « soft » et politiquement correctes.
AE : Cela signifie-t-il que ces comportements seront plus difficiles à combattre ?
Oui, car il devient de plus en plus difficile d’identifier ce qui est raciste et ce qui relève des préjugés dans le discours des individus. Ces comportements sontlégitimés par l’expression de la liberté. Et, de plus en plus, par la résistance au « politiquement correct ». Pour éviter lapensée molle, on se croit capable de dire n’importe quoi.
AE : Plus qu’une tolérance à la différence, faudrait-il plébisciter une intolérance aux injustices ?
A force de prôner le respect de la différence, on finit par confiner les gens dans des catégories. Ce qui peut être paradoxalement interprété comme unepreuve de racisme. Les frontières entre les individus sont poreuses : ils se nourrissent aussi bien de ce qui vit à l’intérieur d’un groupe qu’àl’extérieur.
1. Ed. De Boeck, 187 pages, 20 euros.