Depuis la moitié des années 90, la plupart des formations politiques démocratiques se sont ouvertes aux candidats issus des minorités ethniques. Si certains élus se taillent une belle place dans le paysage politique belge, d’autres sont moins gagnants au pari du vote communautaire.
Saint-Josse, les vitrines des cafés se couvrent d’affiches à mesure que les élections approchent. Les prénoms à consonance turque y sont légion. Saint Josse est la commune bruxelloise la plus densément peuplée de Bruxelles et la plus allochtone de Belgique – avec plus de la moitié de ses habitants issus de Turquie et du Maroc. Le conseil communal reflète cette commune bigarrée puisqu’il compte 50% d’élus belges d’origines étrangères et à sa tête Émir Kir (PS), premier bourgmestre d’origine étrangère de la Belgique francophone. Il était le seul, jusqu’en 2018, à porter l’écharpe maïorale.
«On constate que la représentation des minorités suit les évolutions démographiques. Toute une série de personnes accèdent au droit de vote et les partis doivent pouvoir représenter ces électeurs», explique Emilie van Haute, directrice adjointe du Centre d’étude de la vie politique (Cevipol, ULB). Les élections de 1994 ont marqué un «tournant», avec toutefois des disparités importantes entre les régions, la Wallonie étant encore aujourd’hui à la traîne en termes de représentations des minorités ethniques1. Aux communales, 107 candidats à Bruxelles étaient ressortissants d’un pays tiers de l’Union européenne et 14 ont été élus. Les élections de 2000 confirment cette évolution avec 272 candidats et 90 élus2.
«On constate que la représentation des minorités suit les évolutions démographiques.» Emilie van Haute, Cevipol (ULB).
À Bruxelles, plus de 150.000 étrangers sont devenus Belges entre 1988 et 2002. Plus de la moitié des Turcs et Marocains à Bruxelles sont devenus Belges au cours des années nonante. De nombreux jeunes belges d’origine étrangère ont aussi atteint la majorité sur ces décennies. Difficile donc, pour les partis, de passer à côté des électeurs belges d’origine étrangère. «Les choses ont bien évolué en 20 ans, souligne Marco Martiniello, directeur du Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (ULg). On n’est plus du tout dans une configuration où l’on associait représentation des minorités et partis de gauche. On voit même aujourd’hui des politiciens issus de l’immigration rejoindre des partis d’extrême droite ou nationalistes.» En 2015, l’historien Paul Wynants a étudié le profil des parlementaires. Au parlement bruxellois, le PS (54,5%, avec une moitié de personnes d’origine marocaine et un quart d’élus d’origine turque) et le cdH (50%, moitié d’ascendance marocaine, moitié d’ascendance congolaise) comptent, de loin, le plus de députés issus de l’immigration. Suit Écolo avec 25%. FDF (8,3%) et MR (5,9%) clôturent le classement. L’étude souligne aussi que «le parlement bruxellois est, dans sa composante francophone, l’ensemble de parlementaires le plus ouvert à la diversité ethnique et culturelle», contrairement à la Chambre par exemple où le député type est «un homme d’âge mûr, d’origine ‘belgo-belge’», diplômé de l’enseignement universitaire, issu des classes moyennes ou de milieu favorisé»3.
En 2009, elle figure sur la liste régionale du cdH et devient la première élue portant le voile dans une assemblée parlementaire essuyant, au passage, de nombreuses critiques. En 2014, elle réitère son succès avant d’être exclue du parti en 2015 parce qu’elle n’aurait pas reconnu le génocide arménien. «Hypocrisie du parti», selon Pierre-Yves Lambert, de Suffrage universel, pour qui la raison de son exclusion n’est autre que son hidjab. Si Mahinur Ozdemir, qui a aujourd’hui quitté la politique, reconnaît que «les gens votent pour des gens qui leur ressemblent», elle se défend d’avoir bâti sa campagne sur des revendications communautaires: «J’ai axé ma campagne sur les jeunes et les femmes. J’ai eu, c’est vrai, plus de soutien de la part des gens issus de la diversité. Beaucoup de mamans congolaises ont salué le fait que je me batte contre les injustices, que je donne envie aux jeunes de s’engager.» Ozdemir refuse le terme d’attrape-voix qu’on a pu lui coller. «Quand on va chercher des présentateurs de JT, on peut davantage considérer que ce sont des attrape-voix. Ils n’ont jamais touché à la politique. Le terme d’attrape-voix est réducteur pour les personnes issues de la diversité.» Élue sur voix de préférence, elle confie avoir dû batailler «plus que les Belges, c’est sûr» pour convaincre son parti. Et de confirmer la présence du plafond de verre: «Il s’est de plus en plus abaissé. Quand j’ai voulu me présenter sur la liste régionale, j’ai dû affronter beaucoup plus de réticences. On me faisait comprendre que je devais rester conseillère communale.»
Des candidats attrape-voix?
La question de la stratégie des partis à faire le pari de la diversité revient régulièrement à l’approche des élections. Et avec elle, la menace du «vote communautaire» brandie par certaines formations politiques… «On se situe entre une volonté d’une meilleure représentation et une possible instrumentalisation pour toucher la communauté, c’est le jeu politique», avance Marco Martiniello. «La ligne est ténue entre le rôle d’un parti de faire de l’intégration sociale et le clientélisme», souligne aussi Emilie van Haute, rappelant les critiques de l’époque Moureaux à Molenbeek. «On ne dit jamais d’un homme blanc qu’il est attrape-voix. Chaque candidat est là pour aller chercher des voix», poursuit-elle.
Des voix, les candidats issus des minorités ethniques en attrapent en tout cas. Il n’est en effet pas rare que, mal placés sur une liste, ils «remontent» grâce aux voix de préférence. Ce qui atteste, selon Andrea Rea, professeur de sociologie à l’ULB et directeur du Groupe d’étude sur l’ethnicité, le racisme, les migrations et l’exclusion, «de ce qu’il faut nommer un vote ethnique essentiellement à l’origine des succès électoraux des Belges d’origine étrangère et dont l’indicateur est le vote de préférence», en précisant qu’il n’y a pas nécessairement de similarité́ entre l’identité de l’électeur et l’identité de son choix électoral4.
«On ne dit jamais d’un homme blanc qu’il est attrape-voix. Chaque candidat est là pour aller chercher des voix.» Emilie van Haute, Cevipol (ULB)
«Le vote ethnique est un monstre du loch Ness, considère Marco Martiniello, nous n’avons pas réussi à construire des données sur les comportements électoraux, sachant que les statistiques ethniques sont interdites en Belgique. On ne peut en tout cas pas affirmer que les électeurs étrangers ou descendants d’immigrés votent systématiquement pour des candidats de par leur appartenance à la même communauté ethnique ou religieuse. Mais on ne peut pas non plus défendre que cela ne joue pas du tout. Il faut articuler plusieurs dimensions: le socio-économique, l’ancrage dans le quartier, l’engagement associatif…»
«Il y a des candidats qui font leur marché sur un credo ethnique, c’est clair», affirme Pierre-Yves Lambert, fin observateur de la participation politique des minorités ethniques depuis plus de 20 ans5. Et de citer l’exemple de candidats d’origine turque qui font campagne en turc (des candidats belges jouent aussi la carte du multilinguisme par ailleurs), «ces candidats bénéficient aussi d’une large publicité dans des médias turcophones, qui sont, en raison de la langue, plus difficiles à contrôler». Mais pour Pierre-Yves Lambert, «cela est de la faute des partis qui laissent faire et qui s’entourent parfois sans réfléchir de candidats ‘juste’ pour leur origine».
Entre amertume et colère, Seva Ndi Beshe, Belge d’origine congolaise, revient sur son expérience au sein du parti nationaliste flamand. C’est d’abord par ses études de sciences politiques et son activisme sur le terrain du droit au logement que Seva Ndi Beshe goûte à la politique. Il se rapproche du PS. Son activité d’entrepreneur le conduit vers le MR, qui à la dernière minute ne lui donne pas de place sur la liste. C’est alors que notre homme girouette rejoint les rangs de la N-VA pour les élections de 2014. «La N-VA m’a contacté. Sans connaître leurs motivations exactes, ils avaient l’ambition de prendre pied sur Bruxelles et cela nécessitait quelques visages de couleur. Ils avaient besoin de montrer qu’ils n’étaient pas racistes.» Aujourd’hui, il dénonce l’instrumentalisation dont il a été victime. «Il ne faut pas se mentir, ils ont besoin de personnes d’origines étrangères pour servir leurs discours… Ils ne m’ont donné aucune chance. Pourquoi un Noir ne peut-il pas être administrateur de banque? À la différence des Turcs et Marocains, qui sont tellement nombreux que les partis sont bien obligés de faire avec eux, pour les Noirs, à aucun endroit à aucun moment, la société n’est obligée de faire avec nous», avance le candidat déçu devenu entraîneur de foot.
Confiance des électeurs, méfiance des partis
Si bon nombre de personnalités issues des minorités ethniques se sont taillé une belle place dans le paysage politique belge, d’autres ont des expériences moins fructueuses. Bénéficier de la confiance des électeurs ne signifie pas se défaire de la méfiance des partis. «On le voit, la pénétration se passe d’abord au niveau des pouvoirs locaux, rapporte Emilie van Haute. Le plafond de verre n’épargne pas les minorités ethniques.» Et le phénomène s’observe aussi dans les portefeuilles confiés. «À Bruxelles, les matières comme le sport seront davantage données aux Belges d’origines étrangères car le sport est relié à un moyen d’ascension sociale.»
Comme le résume Marco Martiniello, «le réflexe de ‘l’Arabe de service’ qu’on met sur la liste puis qu’on essaye de contrôler ensuite existe toujours et explique pourquoi de nombreux candidats sont partis. Mais c’est en train de changer… Les jeunes générations l’acceptent moins. Et on peut imaginer qu’au lendemain du 26 mai, certains candidats racisés ne se laisseront pas faire».
Outre la ténacité personnelle des candidats, des mesures seraient aussi nécessaires pour garantir une meilleure représentation de la diversité. Préférant la carotte au bâton des quotas «ethniques», Emilie van Haute suggère par exemple «la formation et le mentorat de candidats potentiels». «On pourrait aussi jouer sur le financement des partis qui auraient une plus-value s’ils respectent des critères de diversité», avance-t-elle.
Pour Marco Martiniello, il faut aussi interroger l’état de la démocratie dans son ensemble et la crise de représentativité actuelle. «Les minorités sont mieux représentées dans des institutions de plus en plus rejetées. Est-ce que cela veut dire que les institutions sont à ce point ringardes qu’on y accepte les minorités? L’inclusion d’élus issus des minorités pourrait renforcer la démocratie… Ça n’est pas ce qu’on voit aujourd’hui.»
«Le réflexe de ‘l’Arabe de service’ qu’on met sur la liste puis qu’on essaye de contrôler ensuite existe toujours.» Marco Martiniello, Centre d’études de l’ethnicité et des migrations (ULg).
Octobre 2018, Kalvin Soiresse, enseignant originaire du Togo arrivé en 2004 à l’âge de 22 ans en Belgique, prête serment devant Pierre Kompany (Cdh), à Ganshoren, premier bourgmestre noir du pays. «C’est aussi la première fois qu’un Noir prête serment devant un Noir», précise-t-il. Après 14 ans de militantisme politique, en 2016, le coordinateur et cofondateur du collectif «Mémoire coloniale et Lutte contre les discriminations» décide de frapper à la porte du parti Écolo. «Écolo n’est pas venu me chercher, quand j’ai décidé d’entrer en politique, je suis allé voir des personnalités que je fréquentais à travers mes engagements et qui pour certains sont devenues des amis». Le candidat se présente à Ganshoren et est placé deuxième sur la liste. «Je ne voulais pas jouer le ‘nègre de maison’ celui qui accepte une place et se tait… Avec le temps, la locale m’a jugé sur mes compétences même si ça n’était pas gagné d’avance.» Pour les élections de mai 2019, il avait demandé de figurer entre la 3e et la 16e place, il a brigué la troisième place sur la liste régionale bruxelloise menée par Alain Maron. S’il se dit fier de venir d’une minorité, le candidat ne compte pas jouer la carte du communautaire pour obtenir des voix. «J’ai choisi Écolo, car j’ai compris que mes aspirations citoyennes se rapprochaient de l’écologie politique et celle-ci dépasse les intérêts de la communauté afro-descendante. Je veux veiller à ce que les caractéristiques historiques sociales et culturelles soient incluses dans un projet de société commun.» Et quand on lui demande s’il est l’exception qui confirme la règle, il répond du tac au tac, «il y a énormément d’exceptions, il suffit que les partis aillent à leur rencontre».
(1) Le concept de «minorités ethniques» dans cet article se rapporte aux «Belges d’origine étrangère», qu’emploient plusieurs sociologues qui travaillent sur cette question. Sont concernés principalement les Turcs, les Marocains et la communauté afro-descendante. Les ressortissants de l’Union européenne, qui ont le droit de vote depuis 1999, ne seront pas évoqués ici.
(2) Rea, A., Ben Mohammed, N., Politique multiculturelle et modes de citoyenneté à Bruxelles, Recherche effectuée à la demande de la Région de Bruxelles-Capitale, rapport final, novembre 2000.
(3) Paret, M., Rousseau, É. & Wynants, P. (2016). Le profil des parlementaires francophones en 2015. Courrier hebdomadaire du CRISP, 2303(18), 5-56.
(4) Rea, A., Ben Mohammed, N., op. cit.
(5) Voir le site Suffrage universel qui rassemble de nombreuses données sur cette question.