Marina Gillain, 58 ans, infirmière en maison de repos, est atteinte de plusieurs maladies chroniques. Il y a six ans, un cancer l’amène à se faire traiter au CHU de Liège où elle répond à un appel à participation pour la création d’un comité de patients, dont elle est désormais présidente. Il réunit une fois par mois une quinzaine de patients volontaires et des professionnels de l’hôpital universitaire – la médiatrice, le responsable infirmier, le responsable du département social… – avec l’ambition d’améliorer la relation entre l’hôpital et les patients en s’appuyant sur l’expérience de ces derniers. La qualité des soins, l’organisation des services, mais aussi l’accueil ou la facturation sont au programme de ces rendez-vous. Aujourd’hui, Marina jette un regard acerbe sur l’année écoulée: «En quelques années, nous avions fait un grand bond en avant vers l’approche du ‘patient partenaire’ de ses soins. La période Covid est un grand retour en arrière. Les décisions sont prises par des virologues qui infantilisent la population et on est revenu à un système où les patients n’ont plus rien à dire.»
Droits en berne
Nées dans les années 1970 dans le bouillonnement social post-68, les premières associations de patients mettent la démocratie à l’ordre du jour des politiques de santé. La figure du médecin tout-puissant est montrée du doigt et la relation soignant-soigné est appelée à prendre de nouveaux contours. Les concepts d’«approche centrée patient», de prise de décision partagée ou encore de «patient partenaire» – modèle au sein duquel la prise de décision appartient pleinement au patient – émergent à partir des années 90 afin de prendre en compte davantage les valeurs, préférences et émotions des patients. De leur côté, les associations de patients se multiplient et cherchent à se faire reconnaître. La Ligue des usagers des services de santé (LUSS) voit le jour en 1999 et, trois ans plus tard, alors que le terme de «démocratie sanitaire» est inscrit dans la loi en France, on vote en Belgique la loi «relative aux droits du patient». Une loi dont l’application demeure imparfaite – elle est trop peu connue des patients; les dispositifs de médiation et de plaintes qu’elle prévoit doivent être améliorés – mais qui accorde au patient une place nouvelle dans la relation de soin et lui attribue des droits, parmi lesquels les droits à des soins de qualité, à l’information sur son état de santé et au consentement libre et éclairé.
Refus et suppression de soins par les hôpitaux; diagnostics non réalisés ou retardés; tri des patients; isolement, contention, négligences, voire maltraitances en maisons de repos; suppression des visites dans diverses institutions; interruption des soins à domicile; consultations à distance; pénuries de médicaments… La liste des droits des patients bafoués depuis le début de la crise du Covid-19 s’étire à n’en plus finir. Et quand la continuité des soins parvient tant bien que mal à se maintenir, une plus grande distance s’installe entre usagers des services médicaux et corps médical. «Une distance due aux craintes légitimes des professionnels d’être touchés par le virus, mais qui est parfois difficile à percevoir, notamment pour des usagers en santé mentale, explique François Vilain, chargé de projets chez Psytoyens, asbl de concertation des usagers en santé mentale. Ils ont vraiment besoin de contacts sociaux pour avancer.»
Le modèle du patient partenaire, qui n’était encore qu’un idéal à atteindre, semble être retombé aux oubliettes. Pour Donatella Fettucci, responsable des projets de «santé communautaire» à la maison médicale La Passerelle (Liège), c’est aussi le droit à une santé globale qui a été mis à mal. Non seulement des pans entiers de la santé physique ont été mis de côté – au détriment des malades chroniques –, mais c’est aussi toute la santé psychique et sociale qui a été oubliée. «En tant que travailleuse, c’est difficile de voir à quel point le curatif a encore pris le dessus. Les violences conjugales, la maltraitance, c’est aussi de la santé!» Et Frédérique Déjou et Noémie Hubin, de l’asbl Les Pissenlits (association de «démarche communautaire en santé» à Anderlecht), de rappeler que les soins de santé n’influencent la santé que pour 20 à 25%, les principaux facteurs qui la déterminent étant l’environnement, le réseau social, les habitudes de vie ou encore les revenus.
Dès le début de la crise sanitaire, la LUSS recueille auprès de ses 81 membres les éléments qui attestent du non-respect des droits des patients. Elle tire la sonnette d’alarme, entre autres sur les conditions d’hébergement et de soins en maisons de repos, ainsi que sur le tri des patients. La Ligue frappe aux portes des cabinets ministériels en charge de la Santé (au fédéral et dans les Régions) et fait remonter ses constats à l’Inami. Elle élabore un plaidoyer qu’elle présente au parlement wallon et suggère d’être partie prenante dans l’évaluation de la gestion de l’épidémie. Mais est-elle parvenue à se faire entendre? «C’est difficile à dire, répond son directeur Fabrizio Cantelli. Certaines recommandations semblent avoir été prises en compte: la nécessité d’écouter la parole des résidents en maisons de repos, les visites des proches ou encore la continuité des soins. Nous avons rencontré Christie Morreale et Alain Maron sur une proposition de réforme des maisons de repos. Les portes ne sont pas fermées, il faudra voir si les réformes vont suivre.» De leur côté, les acteurs de la promotion de la santé se font le relais de la parole des citoyens sur leur vécu auprès de leurs pouvoirs subsidiants (la Cocof à Bruxelles) (Lire la carte blanche des fédérations wallonne et bruxelloise de la promotion de la santé «pour une autre gestion de la crise du Covid-19»). Encore faut-il, vu la complexité de notre feuilleté institutionnel, réussir à se faire entendre par le fédéral.
Dialogue au point zéro
«Les médias attisent la terreur: beaucoup de patients ne veulent plus se rendre à l’hôpital pour leurs douleurs chroniques. Ces patients non suivis finiront pas se présenter lorsqu’ils seront en situation aiguë. Les patients s’inquiètent, on ne parle pas d’eux dans les médias, ils se sentent oubliés. Ce qui circule sur les réseaux sociaux alimente l’angoisse (…)», témoigne un patient sur le site de la LUSS. L’information, descendante, chaotique et anxiogène, est peu adaptée aux réalités sociales variées et aux états de santé de chacun. «Nous avons passé un temps fou à expliquer et réexpliquer des mesures dans lesquelles nous-mêmes nous nous perdions, soupire Donatella Fettucci. On n’aide pas les personnes à s’émanciper et à comprendre les choses si on ne les fait pas participer aux choix qu’on pose.»
«On a toujours fait comme si toutes les mesures étaient compréhensibles pour chacun. Or les citoyens n’ont pas eu suffisamment accès à ce qui motive les décisions. C’est une manière de fonctionner assez paternaliste et difficile à entendre. Cela peut aussi alimenter des théories du complot», analyse Benoît Pétré, chargé de cours au département «santé publique» de l’Université de Liège (lire le texte «Et s’il était temps de croire en la capacité des citoyens à s’investir dans les questions de santé»)1. S’appuyant sur de récentes enquêtes européennes qui établissent que 50% des citoyens européens n’ont pas suffisamment de compétences pour comprendre et utiliser l’information de santé en vue de prendre des décisions dans ce domaine, il met en avant «ce besoin, dévoilé par la crise, d’investir dans un renforcement chez les patients de cette capacité à être davantage acteurs de leur santé et à faire face à la maladie».
À l’asbl Les Pissenlits, on travaille aujourd’hui la question de la vaccination à partir de la parole des citoyens avec pour but de les outiller à prendre leurs propres décisions (lire: «Vaccination: les effets secondaires bénéfiques de la participation»). L’asbl entend faire remonter au politique des infos concernant sa manière de communiquer et d’informer son public sur les mesures mises en place. Mais quelques mois plus tôt, quand il s’est agi de discuter des mesures de distanciation avec les groupes de citoyens qui fréquentent le lieu, les travailleuses ont eu une approche plus normative, car «il y a dans notre public des personnes précaires en difficulté d’accès aux soins».
Dans une optique de partenariat, le patient devrait pourtant être capable de prendre ses décisions dans un univers risqué. Est-ce que je veux sortir? Être vacciné? Prendre le risque d’être contaminé? De contaminer d’autres? La prise de risque, individuelle et collective, n’aurait-elle pas pu être mise en dialogue et construite collectivement au regard d’autres risques – la pauvreté, l’exclusion ou la solitude? «Aujourd’hui, nos comportements sont même qualifiés d’infractions. Retournons-nous vingt ans en arrière ou reprenons-nous les pistes amorcées? Je crains qu’il reste des traces de tout cela dans la relation patient-corps médical», s’inquiète Marina Gillain. «On veut tellement protéger la population… On devrait peut-être voir avec elle quels risques elle est prête à prendre. Les activités collectives sont un besoin. Nous sommes une structure médicale, les autorités devraient aussi nous faire confiance quant aux mesures à mettre en place», ajoute Donatella Fettucci.
Une expertise collective paralysée
À Liège, le comité de patients du CHU est presque au point mort. Il y a bien eu quelques réunions en «visio», mais l’instabilité des connexions et les difficultés auditives de certains membres les ont rendues insatisfaisantes. Les demandes d’avis de la part de l’hôpital se font aussi plus rares. Une situation que regrettent Marina Gillain et Michel Moisse, secrétaire du comité: «C’est paradoxal: pendant une période comme celle que nous traversons, on devrait davantage interroger les patients.»
Espaces de soutien entre pairs, les associations d’usagers sont des lieux où se construisent des savoirs liés à l’expérience ou de nature scientifique – certains patients se forment à la maladie de manière très pointue. L’introduction de l’expertise des patients dans le champ de la santé a fait ses preuves ces dernières décennies, l’exemple le plus marquant étant celui des associations de patients porteurs du VIH qui, aux États-Unis, ont poussé à négocier de nouvelles modalités de validation des médicaments. Une mobilisation inédite qui a permis de remettre en cause la verticalité des relations de soins, mais aussi la toute-puissance des industries pharmaceutiques2.
«Les associations d’usagers ne tiennent parfois qu’à un fil. Nous sommes dans l’attente d’un soutien structurel pour ces dispositifs participatifs.» Fabrizio Cantelli, directeur de la LUSS
En Belgique francophone, alors que certaines associations s’adaptent et poursuivent leur rôle de soutien et d’information, d’autres voient leurs activités s’éteindre. En cause? Les fameuses mesures «barrières», un manque d’accès aux technologies informatiques, mais aussi des problèmes de santé des usagers et l’insuffisance de ressources financières (certaines associations se financent via des activités de formation, à l’arrêt). Dans le champ de la santé mentale, «tout ce qui est soins institutionnels a pu continuer à fonctionner, illustre François Vilain (Psytoyens). Mais à côté de cela, il y a aussi tous ces soins informels issus des groupes d’entraide, complémentaires et tout aussi importants, qui ne peuvent plus avoir lieu».
L’expertise des patients est de plus en plus reconnue par les institutions de soins – l’expérience des patients hospitalisés est devenue un indicateur de qualité –, par les centres de recherche – le KCE travaille à impliquer les patients dans ses recherches de manière structurelle; à l’ULB, des «patients-partenaires» collaborent à la recherche et à l’enseignement – et par le monde politique – fait relativement récent, des associations de patients sont auditionnées dans les parlements. Pourtant la fragilité de ces processus est exacerbée par la crise. Car ces structures «ne tiennent parfois qu’à un fil», précise Fabrizio Cantelli, qui dit être «dans l’attente d’un soutien structurel pour ces dispositifs participatifs».
L’urgence, cette mauvaise raison de ne pas se concerter
Le dialogue entre soignants et soignés est primordial pour établir un diagnostic, opter pour le traitement adéquat et s’assurer de l’adhésion thérapeutique. Il en est de même pour des mesures plus globales. La crise a révélé les manques et les besoins en matière de concertation, et Benoît Pétré y voit l’échec des démarches de promotion de la santé: «Notre système n’était pas assez mûr pour endosser une crise tout en conservant cette participation des patients à leur santé.» «S’il y avait un partage de pouvoirs avec les citoyens dans la prise de décision politique, cela ne se serait pas passé comme ça, déplore quant à elle Frédérique Déjou. L’urgence est une excuse. Mais une mauvaise excuse.» Une dynamique participative aurait permis «d’installer plus de sérénité, généré des idées, des pistes de solutions», renchérit Fabrizio Cantelli. Et de conclure: «La dimension d’expérience et de participation des personnes est riche en temps normal, elle l’est aussi en temps de crise.»
- Éducation Santé n°368, juillet 2020.
- Lire «VIH/sida: anciennes approches, nouveaux regards», Genre, sexualité et société n°9, 2013, C. Chartrain, V. Douris et al.
En savoir plus
«Le patient, partenaire de ses soins et du système de santé» (dossier), Santé Conjuguée n°88, septembre 2019, Fédération des maisons médicales.
«Droits des patients, une conquête inachevée?», Alter Echos n°389, septembre 2014, Marinette Mormont.
«La démarche communautaire, une méthodologie qui fait santé?», Les Politiques Sociales n°1&2, 2016, Frédérique Déjou, Noémie Hubin, Vérane Vanexem.