Les piliers politiques, philosophiques portent-ils encore le monde associatif? Les Scouts ont cessé d’être «catholiques» et les Femmes prévoyantes socialistes songent à ne plus être ni prévoyantes ni socialistes. Mais il ne suffit pas de changer de nom pour paraître délié de l’histoire d’un mouvement. Même s’il apparaît parfois comme une histoire de «vieux», le clivage «laïque-catho» fait de la résistance, notamment dans le monde politique.
Avant, tout était simple. Chacun dans sa boîte. Pour les catholiques, l’enseignement libre, l’UCL, les Mutualités chrétiennes, la CSC et puis les Scouts ou les Guides pour les enfants. Et pour les autres, l’école «de l’État», l’ULB ou l’ULg, la Mutualité socialiste ou libérale et les Faucons rouges. Les piliers soutenaient tout l’édifice belge: le pilier libéral (droite, laïque), socialiste (gauche, laïque) et social-chrétien (catholique). Mais «le plus structurant était le pilier philosophique laïque-catho», observe Caroline Sägesser, chercheuse au Centre d’études des religions et de la laïcité de l’ULB. Chaque citoyen pouvait de sa naissance à sa mort évoluer quasi exclusivement au sein du milieu social et institutionnel lié à ce pilier, et ce, quel que soit son statut social.
Aujourd’hui tout cela semble de l’histoire ancienne. La société belge s’est «dépiliarisée». Ou presque. Les mutuelles, les syndicats, les réseaux d’enseignement restent organisés selon ces piliers, même si le public touché ne correspond plus nécessairement aux options idéologiques. Et le secteur associatif? Certains ne cachent pas du tout leur identité philosophique, politique. C’est surtout vrai dans les organisations de jeunesse mais, même dans ce secteur, on a observé des stratégies de rupture. En 2008, les Scouts catholiques de Belgique sont devenus «Les Scouts de Belgique». En 2014, la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) s’est transformée en «Jeunes organisés et combatifs». En 2001, lors d’un congrès, Vie féminine a décidé de se présenter désormais comme une association féministe, active en milieu populaire, antiraciste et de mettre fin ainsi à son appartenance au pilier chrétien. «Ce n’était pas une rupture, nuance sa présidente Hafida Bachir, mais une redéfinition du projet pour qu’il soit fédérateur pour toutes les femmes. C’est l’objet de dix années d’allers-retours dans le large réseau du mouvement.» Pour la JOC comme pour Vie féminine, l’étiquette chrétienne est apparue comme trop clivante et n’étant plus en phase, sociologiquement et philosophiquement, avec le public touché par ces associations.
«Je sens un repli identitaire sur ces clivages en raison du contexte d’austérité qui impacte les associations. Sur le terrain, il n’y a pas de concurrence mais, face à la diminution des subsides, une rivalité se met en place et les piliers réapparaissent.», Hafida Bachir, Vie féminine
La rupture avec le pilier historique est plus nette du côté chrétien. Pourquoi certaines associations font-elles le pas et pas d’autres? «D’une manière générale, le sigle ‘chrétien’ se porte un peu mieux que ‘catholique’ qui est, lui, lié à une institution, constate Caroline Sägesser. Ce qui explique que la CSC ou le MOC gardent leur ‘C’. Parfois aussi, tout simplement, il paraît difficile de se débarrasser de l’étiquette alors que ce qui est installé, c’est une sorte d’indifférence par rapport à l’origine idéologique du mouvement. Changer de nom peut paraître comme une démarche d’hostilité; donc on ne passe pas à l’acte.»
Le questionnement n’est pas propre aux associations étiquetées «chrétiennes». Chez les Femmes prévoyantes socialistes, on dit songer aussi à une autre appellation tout en gardant les valeurs de gauches et laïques. Mais rien n’a encore été décidé. «Le nom date de 1922, explique Stéphanie Jassogne pour les FPS. » Il existe pourtant un précédent dans le réseau socialiste avec la disparition des mutualités socialistes rassemblées désormais dans «Solidaris». «Chez Vie féminine, cette décision n’a pas été facile à prendre, reconnaît Hafida Bachir. Elle a d’ailleurs été adoptée à la majorité des membres, pas à l’unanimité.»
Les FPS se sentent-elles appartenir au pilier «PS-laïque»? «Les piliers sont encore très présents, assure Stéphanie Jassogne. Vie féminine, c’est notre concurrent. Nous avons les mêmes objectifs, l’émancipation des femmes, mais les réseaux sont différents.» Concurrent? Le mot fait soupirer Hafida Bachir. Pour elle, il ne suffit pas de prendre formellement des distances avec l’origine philosophique d’une association pour qu’elle soit considérée automatiquement comme pluraliste. «On reste perçu comme lié à l’éthique chrétienne, c’est surtout le cas chez les plus âgés. D’autres veulent nous maintenir dans cette case pour des raisons politiques, dogmatiques.» Maintenir? «Je sens un repli identitaire sur ces clivages en raison du contexte d’austérité qui impacte les associations. Sur le terrain, il n’y a pas de concurrence mais, face au monde politique, face à la diminution des subsides, une rivalité se met en place et les piliers réapparaissent. Alors que le vrai problème, c’est un système politique et budgétaire qui bouffe tout le monde associatif.»
Le pilier chrétien tout-puissant?
Mais comment détermine-t-on l’appartenance philosophique et/ou politique d’une association? Quel est le poids du pilier chrétien dans l’associatif? Pour Jean De Brueker, secrétaire général du Centre d’action laïque (CAL), la réponse est évidente: «Le pilier chrétien, c’est une cathédrale en Belgique. Bien sûr, il y a eu des combats communs avec des associations étiquetées chrétiennes et laïques autour de l’avortement, par exemple, mais, même si le clivage tend à s’estomper, même s’il existe de plus en plus d’associations vraiment pluralistes, comme celles liées aux migrants et aux réfugiés, il reste un mouvement associatif important lié au monde catho. Les associations d’aide aux personnes, de lutte contre la pauvreté, d’aide au logement, le secteur de l’aide à la jeunesse pour tout ce qui concerne l’accueil et l’hébergement des jeunes, c’est historiquement le pilier chrétien. Et le plus souvent, ce l’est encore.» Pour le secrétaire général du CAL, cette appartenance se vérifie par le réseau dont font partie «les gens qui dirigent ces mouvements. C’est facile à identifier: quand on rencontre ces responsables, on perçoit une sensibilité liée à l’appartenance chrétienne». Les subsides ponctuels, les coups de pouce administratifs (pour trouver un local dans une commune, par exemple) se feraient selon Jean De Brueker en fonction de la couleur politique du ministre de tutelle ou de l’échevin et sa proximité idéologique avec l’association concernée.
«Le clivage ‘laïque-catho’ est en forte perte de vitesse et ne mobilise plus les jeunes. Mais vous avez encore aux commandes de certaines grandes associations des gens qui fonctionnent selon cette grille d’analyse.» Caroline Sägesser, chercheuse, ULB
Un exemple semble lui donner raison: la perte importante de subsides qu’ont subie les associations de défense de l’environnement après le départ d’Écolo du gouvernement wallon en 2014. «Une mesure de rétorsion évidente», reconnaissent d’autres associations. Mais il faut faire la distinction entre «proximité politique, idéologique» et emprise des piliers philosophiques, estime Caroline Sägesser. Pour la chercheuse, il y a un décalage entre la perception qu’ont certains politiques et responsables d’organismes, bien identifiés sur le plan philosophique et la réalité de terrain: «Cette façon de diviser le monde associatif, c’est une question de génération. Le clivage ‘laïque-catho’ est en forte perte de vitesse et ne mobilise plus les jeunes. Mais vous avez encore aux commandes de certaines grandes associations des gens qui fonctionnent selon cette grille d’analyse. Dans le monde laïque structuré, on retrouve surtout ce réflexe chez les militants plus âgés.»
Un décalage avec la réalité de terrain
La chercheuse de l’ULB poursuit: «La question est de savoir si on s’intéresse aux étiquettes, à l’origine des associations ou à ce qui se passe vraiment aujourd’hui. Quand on dit: les cathos contrôlent… C’est qui les cathos? L’Église a perdu une bonne partie de sa capacité de contrôle et d’influence. Il reste évidemment le secteur de l’enseignement avec le poids très lourd du réseau libre. C’est sans aucun doute le domaine où les piliers sont restés le plus présents.» Ce qui subsiste aussi, c’est une proximité entre certaines associations – notamment dans l’éducation permanente – et un parti politique. «C’est vrai pour le PS, moins pour le MR qui a peu d’assise associative. Et pour le cdH, il y a une vraie disproportion entre la capacité d’influence qu’aurait ce parti sur le secteur associatif et sa réelle force politique. Tout cela est-il une question de ligne idéologique ou de proximité entre personnes? C’est un jeu d’influences plus qu’autre chose et qui n’est guère différent de ce que l’on peut observer dans d’autres pays qui n’ont pas cet héritage des piliers.»
Alors, est-on vraiment dans la fin des «piliers belges? Non, il reste le pilier linguistique, conclut Caroline Sägesser. «C’est un clivage dont on ne pourra jamais se débarrasser parce qu’il est inscrit dans la loi. Il ne pose guère de problèmes sauf à Bruxelles où la première chose qu’on demande à une association qu’elle soit d’éducation permanente, sportive, culturelle, c’est de choisir son appartenance linguistique. C’est un clivage totalement intégré et très contraignant dans une ville culturellement très diversifiée où pour certaines activités la langue n’est pas le critère déterminant. C’est au bout du compte le seul pilier qui a réussi à diviser les gens.»
La Ligue des familles: pluralisme aller-retour
La Ligue des familles est un bel exemple de la prégnance du pilier philosophique dans la vie d’une organisation. La Ligue est née pluraliste. C’était en tout cas l’objectif de ses fondateurs en 1921, le général Lemercier et le père Valère Fallon, qui créent «La Ligue des familles nombreuses» avec l’appui de trois sénateurs, catholique, libéral, socialiste. L’objectif, aux lendemains de la Première Guerre mondiale, était de regrouper les grandes familles pour mieux défendre leurs droits à une vie décente. Mais, progressivement, explique Elodie Talier, historienne, la Ligue s’est rapprochée du pilier chrétien. La défense de la famille, et celle des familles nombreuses en particulier, s’inscrivait évidemment dans la politique nataliste de l’époque, soutenue par les organisations catholiques. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la Ligue des familles nombreuses comptait surtout des membres en Flandre et dans les provinces de Namur et de Luxembourg, très peu à Liège et dans le Hainaut, sociologiquement plus à gauche. Du côté francophone surtout, on s’est rendu compte que cette assimilation au monde chrétien était une menace pour la Ligue et pour ses combats, observe Elodie Talier. Les années 60 sont celles de la rupture avec l’aide flamande et d’une remise en question de la notion même de famille. Début 70, La Ligue des familles nombreuses se dote d’un secrétaire général socialiste et laïque, Jacques Zwick, qui va clairement (re)positionner la Ligue comme une organisation pluraliste. Elle devient «La Ligue des familles», de toutes les familles. Et se fait alors régulièrement critiquer dans La Libre Belgique («On nous a changé ‘notre’ Ligue», écrivait alors le quotidien). Pour Elodie Talier, «cet éloignement du pilier chrétien n’a pas été bénéfique en termes de membres». La Ligue des familles a perdu la moitié de ses effectifs au cours des trente dernières années. Une évolution qui s’explique sans doute aussi par celle d’une société moins «militante», conclut l’historienne.
En savoir plus
Dossier «Cathos, laïcs: la chute des piliers?», Alter Echos 454 (novembre 2017)