Canardés par les libéraux, détestés par les socialistes, les Pinçon-Charlot ne laissent personne indifférent. Sans doute parce que ce couple de chercheurs exerce un travail très incarné, une « sociologie de terrain ». Avec, pour objet d’étude, le gotha. Pour comprendre comment fonctionne cette élite et ses mécanismes, les sociologues ont étudié les riches à la loupe pendant plus de 30 ans, « se tapant courageusement des interviews à Neuilly, des chasses à courre et des vacances de Noël à Gstaad ». L’enjeu : renverser la tendance qui veut que « ceux d’en haut » étudient « ceux d’en bas ». À ceux qui taxent de « populisme » toute opposition à ces politiques qui creusent la misère sociale, les auteurs renvoient le compliment. Selon eux, il est grand temps « de faire la critique de la bourgeoisie ».
Après vos précédents travaux sur le « président des riches » et les territoires des riches, pourquoi écrire sur leur « violence » ?
Parce que les formes de violences qu’exerce la classe des riches, celle qui s’approprie toutes les richesses, tous les pouvoirs, prend des formes de plus en plus totalitaires. Pour être efficace, et donc pour soumettre les peuples, elle doit s’exercer de manière complexe et insidieuse. Et concerner tous les aspects des citoyens. Cette violence est économique, avec les délocalisations des entreprises dans des pays où la main-d’œuvre est payée au tarif de la misère. Mais elle est aussi idéologique, dans la mesure où elle casse la solidarité ouvrière. Cette violence se manifeste aussi par l’inversion systématique des rapports sociaux de domination. Les exploiteurs deviennent des créateurs de richesse ou d’emploi… et pour cela, ils doivent être remerciés sans cesse par les exploités. Alors que les travailleurs ne deviennent plus que des coûts et des charges ; des opérations comptables. C’est une violence idéologique et profondément déshumanisante.
La violence se trouve selon vous également dans les mots employés par l’économie néo-libérale…
L’usage des oxymores est en effet très répandu : la « flexibilité », la « flexisécurité », sont martelés à longueur de journée. Comme s’ils étaient glamour. En réalité, ces mots caractérisent la précarisation et la docilité des travailleurs. La perception des choses dans leur réalité se trouve ainsi amoindrie. Mais au-delà des mots, la classe dominante exerce de façon délibérée, non contrôlée sur les esprits, une pression qui veut que ceux qui sont en haut de l’échelle le méritent. Les dominés intériorisent cette forme de supériorité. Il s’agit d’une timidité sociale, d’une forme de honte. C’est la violence symbolique. Cette violence symbolique est telle que les peuples ont du mal à oser imaginer le changement. À oser contester l’ordre établi.
Comment expliquez-vous cette forme de consentement ?
Parce que ce sentiment est appuyé par la stigmatisation des catégories populaires, décrites en ennemi intérieur : les pauvres seraient assistés, fraudeurs, trop chers… Bref, ils auraient tout faux. Et leurs porte-parole sont systématiquement taxés de « populisme ». Dans la phase néo-libérale du capitalisme que nous connaissons, les classes dominantes écrasent d’une façon définitive toutes les autres. C’est une guerre qui ne dit pas son nom, et qui se cache derrière « les droits de l’homme » et la « démocratie ». Alors qu’en réalité s’installe pour nous tous Européens, une dictature néo-libérale sans précédent.
Vous allez jusqu’à évoquer « la délinquance des riches ». Comment se caractérise-t-elle ?
Les pauvres volent des biens, tandis que les dominants se mettent dans l’illégalité par rapport à des lois qui les avantagent déjà beaucoup. En France, il n’y a pas 1% de députés d’origine ouvrière. Nous sommes passés d’une démocratie à un régime censitaire : les riches font les lois pour les riches. Au final, fraude et exil fiscal, malversations financières, et toute cette délinquance en col blanc est rarement punie. Alors qu’en contrepoint, la droite et la gauche libérale incombe aux peuples de se serrer la ceinture, parce qu’il y a un déficit, un trou dans la sécurité sociale, etc. Dans nos travaux, nous essayons toujours de démontrer que ces déficits sont la construction de la classe dominante. D’ailleurs, c’est assez étonnant à que la « fable de la crise » de 2008 puisse encore avoir quelque crédit auprès des gens.
La « violence des riches » s’exerce-t-elle aussi envers l’action associative citoyenne ?
Oui, dans la mesure où toute forme de contestation sociale est d’emblée criminalisée ou taxée de terrorisme. On casse l’emploi des salariés en les tenant dans une ignorance anxiogène et paralysante. Puis on condamne sévèrement leurs actions. En revanche, la délinquance des riches va rarement au pénal et bénéficie d’une incroyable immunité. Il ne faut pas avoir peur de faire grève à cause de l’argent. Nous allons vers quelque chose de terrible et il faut en avoir conscience.
D’aucuns vous taxent de « richophobie » et vous accusent d’alimenter les thèses du Front National…
Nous ne nous inscrivons pas du tout dans le discours du « tous pourris », mais dans une analyse marxiste d’un conflit de classes, dont les dirigeants du FN font partie. Marine le Pen est née à Neuilly, toute sa famille habite dans les beaux quartiers. On est là face à une dynastie qui me fait penser à l’Ancien Régime. Pour ceux qui en doutent encore, le FN est une imposture ! Ce parti est aux ordres de l’oligarchie. Il n’est là que pour éliminer – de manière définitive – la gauche radicale, en captant les voix populaires incrédules.
Propos recueillis par Rafal Naczyk
À lire :
La violence des riches – Chronique d’une immense casse sociale, par Monique et Michel Pinçon-Charlot, éditions Zones-La Découverte, 256 p., 10 euros