À l’heure où l’Union européenne prévoit que chaque État membre aura, dès 2020, au moins une grande ville couverte par la 5G (et tous les axes routiers et les zones urbaines d’ici à 2025), la tension monte entre partisans et opposants à cette technologie… Sur les réseaux sociaux, la censure s’amplifie.
Fin mai, dans le canton de Vaud en Suisse. Marvin Grimm, 22 ans, découvre que sa pétition contre le développement de la 5 G, lancée 15 mois auparavant sur le site Change.org et qui a recueilli plus de 70.000 signatures, a disparu sans crier gare (20min.ch, 29/5/2020). Ayant reçu pour toute explication un message de la plateforme américaine l’informant «qu’une partie du contenu de [sa] pétition enfreint le règlement de la communauté», il effectue quelques recherches et tombe sur les articles qu’Alter Échos a publiés en avril. Nous cherchions alors à comprendre pourquoi une pétition lancée sur le même sujet par la Bruxelloise Marie-Laure Béraud (105.000 signatures en trois semaines) avait été supprimée, et apprenions que plusieurs initiatives similaires avaient subi le même sort en Belgique, France, Australie et Angleterre, sur la même plateforme. Celle-ci avait fini par s’expliquer dans un courriel à Marie-Laure Béraud: «Lorsque l’on nous signale des pétitions contenant de fausses informations susceptibles de représenter un danger pour la population, nous les supprimons. Compte tenu de l’attention accrue et des réactions à la technologie 5G, Change.org a mis à jour son approche des pétitions liées à la 5G qui sont signalées pour désinformation. […] Dans votre cas, il semble que votre pétition manque de références pour vérifier vos affirmations sur les risques pour la santé des animaux et des personnes et sur l’environnement.»
En plein confinement, tandis que l’utilisation des réseaux sociaux explosait et que les libertés fondamentales reculaient, ces suppressions de pétitions ont été vécues comme autant de tentatives de confiscation d’un débat trop souvent posé en termes de compétitivité et de retard sur la croissance économique, comme le font en Belgique le gouvernement et le secteur industriel. Ce ressenti antidémocratique est d’autant plus profond que le phénomène de censure s’avère être bien plus vaste: au printemps, toutes les grandes plateformes en ligne ont adopté une approche plus stricte sur le sujet, YouTube faisant disparaître des vidéos hostiles à la 5G, Twitter effaçant des tweets, Facebook supprimant des pages et des groupes, et Avaaz n’étant pas en reste en fermant une autre pétition belge de 37.569 signatures… Début juillet, Marie-Laure Béraud a d’ailleurs porté plainte contre Change.org avec constitution de partie civile au tribunal de première instance de Bruxelles, pour censure des opinions, atteinte à la liberté de la presse, calomnie et atteinte à l’honneur et à la réputation (auprès des signataires de la pétition).
La posture de ces grandes plateformes ne va pas sans poser question: en quoi sont-elles habilitées et outillées à départir le vrai du faux sur une question qui divise les scientifiques («Rien ne prouve l’absence de risques pour la santé», rappelaient encore récemment des centaines de médecins et professionnels belges de la santé dans une carte blanche publiée le 29/4/2020 dans La Libre Belgique)? Selon un de ses porte-parole anglais, Facebook a fait le choix de «travailler en étroite collaboration avec les gouvernements, d’autres entreprises technologiques et des tiers afin de supprimer les informations erronées nuisibles» (Business Insider, 14/4/2020). Twitter pratique plutôt l’ajout de liens vers des sources officielles comme celles de l’OMS. Dans le cas de certains contenus, on peut imaginer que l’exercice n’est pas difficile, par exemple lorsqu’il s’agit de la théorie qui établit un lien entre la 5G et l’épidémie de coronavirus.
Selon un de ses porte-parole anglais, Facebook a fait le choix de «travailler en étroite collaboration avec les gouvernements, d’autres entreprises technologiques et des tiers afin de supprimer les informations erronées nuisibles».
Cette théorie, d’après ce que nous avons pu en lire, rappelle que la 5G a été installée dans la ville de Wuhan peu avant le début de l’épidémie et qu’elle pourrait avoir eu l’effet d’affaiblir les défenses immunitaires des habitants. Elle ne repose sur aucun élément probant (d’autant que le virus se répand aussi dans des régions dépourvues de 5G), mais n’affirme pas que le virus serait diffusé via les ondes de la 5G, contrairement à la manière dont certains médias l’ont présentée. Quoi qu’il en soit, c’est cette théorie qui est le plus souvent brandie pour justifier la suppression de contenus opposés à la 5G. Ainsi, selon le site Business Insider, les deux groupes anglais supprimés par Facebook (dont l’un comptait 60.000 membres) relayaient de fausses informations et des théories du complot. Dans le contexte de ce printemps où des antennes téléphoniques ont été dégradées, voire incendiées dans plusieurs pays (Angleterre, Irlande, Pays-Bas, Belgique…), il n’en fallait pas plus pour désigner les coupables, supprimer ces groupes et mettre tous leurs membres dans un même sac, celui du conspirationnisme.
Arbitraire et amalgames
Le plus souvent, la censure sur les réseaux n’est assortie d’aucune explication et cela peut avoir l’effet de renforcer la croyance des auteurs des posts bannis dans ces contenus; de développer un sentiment d’arbitraire, surtout quand ils se voient disqualifiés par les médias, voire amalgamés par exemple à des constellations antisémites ou anti-vaccins avec lesquelles ils n’ont parfois rien à voir.
Par ailleurs, cette pratique de suppressions sans sommation affecte également des contenus étayés, argumentés, basés sur des préoccupations sanitaires, environnementales ou démocratiques parfaitement légitimes (question du coût énergétique de la 5G, principe de précaution, revendication d’un moratoire…). L’absence de discernement, de compréhension des nuances et du second degré sont des classiques de la censure sur les réseaux sociaux. Ainsi, la récente promesse faite par Facebook de bannir les expressions de la suprématie blanche l’a mené à désactiver des pages et des comptes… liés à la musique ska, confondue avec le mouvement raciste skinhead (The Focus, 9/6/2020).
Enfin, il est difficile de ne pas voir le deux poids deux mesures pratiqué par les réseaux sociaux selon les thématiques ou les auteurs. Ainsi, l’un des plus célèbres et prolifiques auteurs de fake news s’appelle Donald Trump, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il bénéficie d’une certaine bienveillance de leur part. À son compteur: 19.128 fausses informations diffusées en 1.226 jours selon le bilan dressé par le Washington Post (29/5/2020), même si, ces derniers mois, Twitter a assorti plusieurs de ses messages d’avertissements («Vérifiez les faits», «Média manipulé»…) (Le Soir, 19/6/2020). Facebook, lui, a choisi de ne pas toucher aux messages du président américain, y compris celui dans lequel il promettait aux manifestants descendus en rue à la suite du meurtre de George Floyd que «les pillages seront immédiatement accueillis par les balles». Il est intéressant d’écouter la réponse de Mark Zuckerberg à ce propos. Le patron de Facebook, confronté à la colère d’une partie de son personnel face à ce choix, a rappelé que son site n’est pas responsable des contenus publiés sur ses pages, ajoutant que le rôle des plateformes comme la sienne «est de faciliter le plus d’expression possible» et non pas d’être des «arbitres de la vérité en ligne» (RTBF, 1/6/2020). Pour lui, la ligne rouge est dépassée dès qu’existe le «risque imminent d’atteinte aux autres». Une profession de foi qui pourrait lui être retournée à propos de la censure exercée sur d’autres sujets ou envers d’autres messagers… (Notons que Facebook a depuis lors modifié sa position – notamment en lançant une «campagne permettant de détecter les fausses informations» – lorsque de nombreux annonceurs tels Coca-Cola, Unilever, Starbucks ou Honda ont rejoint le mouvement de boycott publicitaire #StopHateForProfit.)
Censure privée, censure d’État
D’autres notions malléables sont invoquées pour justifier la censure sur les réseaux. En avril dernier, Instagram (filiale de Facebook) retirait plusieurs vidéos témoignant d’un contrôle de police musclé dans une cité de logement social du quartier des Marolles à Bruxelles – leur contenu était «susceptible de ne pas respecter les règles de la communauté». Début juin, une semaine après la mort de George Floyd, Facebook supprimait plusieurs comptes diffusant les vidéos de manifestations «Black Lives Matter» aux États-Unis. Dans pareils cas, des règles sur l’apologie de la violence sont invoquées, même si ces vidéos documentent des violences policières et jouent un rôle de pièces à conviction.
Et puis, il y a des censures plus subtiles. À l’été 2019, une vingtaine de pages de gauche radicale en France ont été «déréférencées»: pendant une semaine, leurs posts n’apparaissaient plus dans le fil d’actualité des abonnés (Mediapart, 29/8/2019). La plupart d’entre elles étaient actives dans la contre-information sur le sommet du G7 qui se tenait à Biarritz cette semaine-là. Un mois plus tard, Facebook appliquait la même mesure à des pages de syndicats de cheminots. À l’Assemblée nationale, le journaliste et député François Ruffin, dont la page avait subi le même sort, ne put s’empêcher de faire le lien avec la rencontre qui avait eu lieu quelques mois plus tôt entre le président français Emmanuel Macron et le PDG de Facebook – une insinuation peut-être pas si saugrenue quand on sait qu’il arrive à Facebook de céder aux exigences des gouvernements, comme le dénonce Amnesty International dans le cas du Vietnam, où le réseau censure de nombreuses publications «hostiles à l’État» (Amnesty.org, 22/4/2020).
En avril dernier, la page «Kurdistan au féminin», furieuse d’avoir été suspendue pour «non-respect des standards», n’avait alors qu’une idée en tête: retourner sur Facebook.
Le secrétaire d’État chargé du numérique répondit à François Ruffin que «Facebook est une plateforme privée: personne n’est obligé d’y aller»1. Il n’a pas tort. Sauf que Facebook, qui a beau être une multinationale motivée par le profit et la collecte de données, est aussi devenu un espace d’expression et un outil de mobilisation (on pense par exemple au mouvement des Gilets jaunes qui n’a cessé de l’investir tout en y cumulant les censures). Une sorte de «syndrome de Stockholm» s’est ainsi développé parmi des usagers critiques du réseau. En avril dernier, la page «Kurdistan au féminin», furieuse d’avoir été suspendue pour «non-respect des standards» (et ce pour la deuxième fois de son existence: la première fois, elle avait perdu ses 60.000 abonnés patiemment collectés), n’avait alors qu’une idée en tête: retourner sur Facebook. «Nantes révoltée», victime d’une «invisibilisation» à l’été 2019 et ne tarissant pas de critiques sur Facebook, pense toutefois que «les réseaux sociaux se sont imposés comme un outil déterminant dans les luttes en cours. Ils ont permis de faire exister la question des violences policières. Sans eux, les médias classiques auraient tout passé à la trappe». C’est dans ce contexte de disparition des contre-pouvoirs, d’absence d’alternatives aux grandes plateformes et de terrain miné par les conspirationnismes réels ou imaginaires, que les opposants à la 5G ont fort à faire pour alimenter un débat qui, sans eux, n’aura pas lieu.
Auto-surveillance
Conscient de sa mauvaise réputation de censeur, Facebook s’est doté depuis le 6 mai d’un Conseil de surveillance. Composé de «membres indépendants du monde entier» (avocats, anciens ministres, directeurs de presse, universitaires, Prix Nobel…), il sera habilité à prendre «des décisions contraignantes sur les contenus que Facebook et Instagram devraient autoriser ou supprimer, en se fondant sur le respect de la liberté d’expression et des droits de l’homme». Néanmoins, cette nouvelle instance pourrait s’avérer n’être qu’un coûteux gadget de communication. D’abord parce que si elle est officiellement indépendante de FB, elle est entièrement financée par lui. Ensuite parce qu’elle va s’additionne aux techniques actuelles de modération humaine et algorithmique du réseau, sans les remplacer. Le temps dira également si les décisions de cet organe feront vraiment avancer «la liberté d’expression et les droits de l’homme». La revue Orient XXI souligne qu’une des 20 membres de ce Conseil est l’ancienne directrice générale du ministère israélien de la Justice, où elle a officié de 2014 à 2019 sous un gouvernement d’extrême droite et dont un des faits d’armes fut la création en 2016 d’une «cyber unité» destinée à faire «supprimer, restreindre ou suspendre l’accès à certains contenus, pages ou utilisateurs» par les réseaux sociaux. Selon le site «Electronic Intifada», cette «cyber unité» cible depuis sa création, principalement les contenus provenant de Palestine et d’organisations israéliennes de droits humains, sans s’attaquer aux messages racistes et haineux à l’égard des Palestiniens pourtant nombreux (en 2018, on en dénombrait en moyenne un par minute!).