Services de santé mentale, de médiation de dettes, d’aide aux toxicomanes, aux travailleurs du sexe, services d’hébergement, plannings familiaux, maisons médicales… Voilà tous les services sociaux essentiels mis en péril par des difficultés financières. Alain Willaert, coordinateur général du Conseil bruxellois de coordination sociopolitique (CBCS), qui abrite l’IFA (un groupe de travail regroupant des représentants de différentes fédérations social-santé actives en Région bruxelloise), souligne que si le secteur non marchand est depuis longtemps structurellement sous-financé, la crise du Covid-19 a aggravé les tensions entre les besoins de la population et l’offre de services. «Pendant les confinements successifs et les mesures sanitaires pour lutter contre la pandémie, tous les services publics étaient fermés. Parfois à la limite de la légalité et de la protection sanitaire, certains services associatifs sont restés ouverts tant bien que mal et ont essayé de rester présents face à l’accroissement dingue des demandes alors que les conditions étaient difficiles.»
Certes les politiques ont fait des efforts. Certains secteurs subsidiés par la Cocof, comme ceux de la médiation de dettes et les centres d’action sociale globale ont bénéficié d’une enveloppe indexée à hauteur de 10%. Le ministre bruxellois de l’Emploi a débloqué des subventions finançant 100 contrats d’agents contractuels pendant deux ans. Il y a bel et bien eu un plan de relance, mais ces renforts n’ont pas tous été pérennisés alors que les conséquences de la crise sanitaire, elles, persistent, voire s’aggravent. Sans compter que la flambée des prix de l’énergie et l’inflation ont fait exploser les frais de fonctionnement des asbl, des frais qui n’attendent pas l’indexation des subsides. «Certains subsides sont débloqués à la fin de l’année pour des projets qui ont été approuvés plusieurs mois avant. Des asbl se retrouvent alors à avancer l’argent pour mener leurs actions ou à faire des prêts de trésorerie entre elles. Mais celles qui n’ont pas les reins assez solides sont tout bonnement obligées d’abandonner leur projet et de rembourser l’argent reçu», estime Alain Willaert.
D’après lui, le paradoxe est qu’il n’y a jamais eu autant d’accord entre les visées politiques et les attentes de l’associatif. «La note de vision de l’IFA se retrouve quasiment intégralement dans le Plan social santé intégré1 promulgué par le gouvernement. La politique actuelle est donc en théorie en adéquation avec le secteur du social et de la santé. Le souci reste toujours le même: l’argent. Il manque du pognon pour mettre en œuvre ce PSSI de la meilleure manière qu’il soit.» À regarder les chiffres envoyés par le cabinet d’Alain Maron (Écolo), ministre bruxellois de l’Action sociale et de la Santé, force est de constater que des moyens financiers ont pourtant été débloqués pour renforcer le secteur de l’aide aux personnes. Simon Vandamme, porte-parole d’Alain Maron, énumère: «En 2022 la Cocof et la Cocom ont octroyé 640.000 euros aux centres d’action sociale globale et 700.000 euros aux centres d’aide aux personnes. Des montants pérennisés en 2023, et nous travaillons pour qu’ils puissent rentrer dans un financement structurel afin qu’ils soient indexés. Pour faire face à l’augmentation des coûts de l’énergie, 26 millions d’euros ont été dégagés pour soutenir les structures du non-marchand dont font partie les services de l’aide à la personne. Enfin, la réforme de la première ligne, financée à hauteur de 10 millions d’euros à l’horizon 2024, et le budget consacré à la mise en œuvre du Plan social santé intégré permettront également de financer l’amélioration de l’offre des services.»
«Certains subsides sont débloqués à la fin de l’année pour des projets qui ont été approuvés plusieurs mois avant. Des asbl se retrouvent alors à avancer l’argent pour mener leurs actions ou à faire des prêts de trésorerie entre elles. Mais celles qui n’ont pas les reins assez solides sont tout bonnement obligées d’abandonner leur projet et de rembourser l’argent reçu.»
Alain Willaert, CBCS
Mais pour illustrer le gouffre entre les efforts proposés et les besoins du terrain, Alain Willaert prend l’exemple d’une mesure qui, d’après lui, aiderait vraiment les services sociaux: la reconnaissance et le financement, dans chaque service agréé dans le cadre du décret ambulatoire, d’une coordination générale. Un travail de gestion administrative et financière essentiel pour faire tourner un service qui n’est pas prévu dans le cadre subventionné et qui est pour l’instant pris sur le temps de travail d’un assistant social ou d’un psychologue, c’est-à-dire sur la mission même du service. «L’IFA a estimé que cette mesure coûterait 7 millions d’euros. Soit la somme que la Cocof a mise sur la table pour mettre en branle tout le PSSI. Cela illustre le fossé entre ce qui devrait être fait et les possibilités. Les ministres en charge du social et de la santé font ce qu’ils peuvent dans leur carcan budgétaire. Ce qu’il faudrait, c’est que nos revendications percolent à d’autres niveaux de pouvoir», conclut Alain Willaert.
Tensions dans la salle d’attente
Des files d’attente de plus en plus longues, des travailleurs sociaux en burn-out, des usagers qui finissent par perdre pied. Viên Ho, coordinateur des services bruxellois à la Fédération des services sociaux (FDSS), confirme que la situation devient critique dans les services de première ligne qui sont de plus en plus confrontés à des faits de violences. «Récemment un usager a menacé de s’immoler par le feu dans la salle d’attente d’un service social.» Aussi bien chez les usagers que chez les travailleurs sociaux, la santé mentale en a pris un sacré coup depuis le Covid, constate Alain Willaert: «De nombreuses directions se demandent le matin si elles vont pouvoir tenir leur permanence de la journée. Il y a le sentiment chez les travailleurs de terrain qu’ils ont de moins en moins la capacité d’aider les gens.» Les services font aussi face à une pénurie de travailleurs psychosociaux. Le secteur, peu attractif économiquement et exigeant sur le plan psychique, fait face à des difficultés de recrutement. «Avoir de l’argent pour recruter, c’est une chose, encore faut-il que les gens acceptent de travailler dans ces conditions. Il faut avoir les reins solides pour avoir la détresse humaine quotidiennement en face de soi. Les salaires de psychiatres et psychologues peuvent varier du simple au triple selon qu’ils travaillent comme indépendants ou à l’hôpital ou dans une maison médicale.»
«Avoir de l’argent pour recruter, c’est une chose, encore faut-il que les gens acceptent de travailler dans ces conditions. Il faut avoir les reins solides pour avoir la détresse humaine quotidiennement en face de soi. Les salaires de psychiatres et psychologues peuvent varier du simple au triple selon qu’ils travaillent comme indépendants ou à l’hôpital ou dans une maison médicale.»
Alain Willaert, CBCS
Pour Timothée Mc Dwyer, 32 ans, psychologue et travailleur social, les problèmes financiers liés aux subsides semblent bien complexes et abstraits en comparaison de la réalité de terrain auquel il est confronté à l’asbl Dune. Il est 18 h 30 et il s’apprête à assurer une permanence jusqu’à 22 h 30 avec trois autres personnes. Le but: offrir un accompagnement médical, social et psychologique à des personnes en situation de grande précarité et d’exclusion sociale qui consomment ou ont consommé des drogues. «Nous sommes clairement en sous-effectif et fonctionnons en flux tendu. Si une personne parmi nous est absente, nous sommes obligés de fermer la porte et, derrière, on laisse des gens qui ont souvent attendu la permanence comme le seul moment où ils peuvent s’asseoir, boire un café, avoir un moment de tranquillité dans un milieu non jugeant, où la consommation de drogue n’est pas la première question qui se pose, où ils peuvent bénéficier d’aide pour trouver un lit pour la nuit, car toutes les structures d’accueil sont saturées… Elle est là, la violence. Ce n’est pas nécessairement les gens qui nous crient dessus, on a l’habitude de gérer ce genre de situation. La violence, c’est de rentrer chez soi sans avoir pu faire son travail. Elle se répercute sur les usagers et, à force de se répéter, elle finit par briser le lien de confiance».
Maintenir le lien social
Car la force de l’associatif dans le secteur du social et de la santé, c’est justement de parvenir à recréer du lien là où il a été complètement dissous, parfois par les services publics eux-mêmes. «À mon sens, ce qui crée le plus de souffrance chez les usagers des services sociaux, c’est l’ostracisation sociale, lâche Timothée. Et la digitalisation des services essentiels a fortement contribué à créer cette distance, rendant l’accès à l’administration et aux structures de soins extrêmement difficile. Quand on ne sait pas si on va manger et où on va dormir le jour même, prendre un rendez-vous au CPAS dans une semaine, c’est très compliqué, d’autant plus si on n’a pas les moyens technologiques. Alors on est là pour ça aussi, pour passer des coups de fil, accompagner les gens en rendez-vous et éviter qu’ils ne soient en rupture complète dans leur parcours social ou médical.» Quand on lui demande de chiffrer le nombre de personnes qui manqueraient à l’équipe pour que l’asbl fonctionne mieux, le travailleur social réagit d’emblée: «Je ne peux pas répondre à cette question, parce que si je commence à numériser ce qu’il nous manque, je vais focaliser mon attention là-dessus et j’aurai encore plus de mal à faire mon travail. On essaie de garder une attitude résiliente, on fait du dépannage avec les moyens du bord.» C’est tout le paradoxe de ce secteur: si les services sociaux tiennent encore le coup, c’est qu’on peut compter sur des travailleurs sociaux passionnés qui, comme Timothée, ne s’attardent pas sur des revendications chiffrées pour poursuivre leurs missions. «Certes il faut parler des difficultés que les asbl rencontrent et travailler sur l’attractivité des salaires pour améliorer le recrutement. Mais on souffre aussi d’une certaine image véhiculée par le milieu académique et les médias. C’est aussi important de dire que le travail qu’on effectue nous nourrit énormément et qu’on vit des choses extraordinaires.» Mais pour combien de temps encore?
- Le Plan social santé intégré (brusselstakescare.be) vise à améliorer l’accessibilité de l’aide et du soin à Bruxelles.