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Regard critique · Justice sociale

Tête-à-tête

«Les syndicalistes ont leur place au sein du Parlement européen»

Ex-secrétaire générale de la FGTB Bruxelles, Estelle Ceulemans a franchi le pas vers la politique. Son parcours de cabinettarde l’avait déjà frottée aux matières liées à l’emploi et aux affaires sociales, mais depuis juillet dernier, la Rocourtoise siège au Parlement européen sous la bannière S&D (Alliance progressiste des socialistes et démocrates). Face à la désindustrialisation européenne et à la montée des extrêmes, elle souhaite continuer de porter la voix des travailleurs.

Marie-Flore Pirmez 25-03-2025 Alter Échos n° 522

Alter Échos: Comment s’est passée votre arrivée au Parlement européen?

Estelle Ceulemans: Plutôt bien. Malgré la complexité de cette grande maison, j’y ai assez vite trouvé mon chemin, surtout grâce à mes excellentes collaboratrices. Certaines sont assistantes parlementaires depuis des années et connaissent très bien le Parlement et ses rouages. J’ai aussi la chance d’avoir été très bien accueillie par mes collègues du groupe S&D qui m’ont d’ailleurs désignée coordinatrice de la Commission Emploi et Affaires sociales. Je participe aussi activement aux travaux des Commissions Environnement et Santé. Le lien entre ces deux matières est essentiel, la crise du COVID nous l’a durement rappelé.

AÉ: Le Parlement européen a-t-il besoin de syndicalistes pour mieux défendre les travailleurs?

EC: Oui. Les syndicalistes ont leur place ici. Tout comme les activistes. Mon expérience est précieuse dans mon rôle de coordinatrice qui exige beaucoup de négociation. On perçoit toujours les syndicalistes comme des bloqueurs, dans les rues ou devant les usines, mais 90% de notre travail repose sur de la négociation. Je ne suis d’ailleurs pas la seule syndicaliste au sein du Parlement.

AÉ: Vous exprimiez au micro de La Première en mai dernier que d’autres échelons politiques ne vous auraient pas intéressée. Pourquoi? Vous avez pourtant déjà figuré sur une liste PS aux communales à Enghien dans les années 2000.

EC: Je m’y étais présentée en soutien, pas pour devenir conseillère communale. Je crois en l’Europe et en son rôle clé. Beaucoup de législations européennes ont un impact direct sur nos réalités sociales: emploi, salaires, économie, environnement… Mais le «socle européen des droits sociaux» doit s’intégrer dans un projet de politique globale où travail décent et protection sociale sont prioritaires.

On perçoit toujours les syndicalistes comme des bloqueurs, dans les rues ou devant les usines, mais 90% de notre travail repose sur de la négociation.

AÉ: Quels seront vos combats en tant que syndicaliste au niveau européen?

EC: Les enjeux sociaux sont essentiels aujourd’hui, a fortiori au niveau européen, même si la Commission d’Ursula von der Leyen ne les priorise pas. Cela ne va pas nous empêcher de réclamer des directives et des règlements. Au sein de la Commission Emploi et Affaires sociales, on va travailler sur l’impact de l’intelligence artificielle sur les travailleurs, les risques psychosociaux au travail, comme le burn-out et le harcèlement, la transition juste, avec les trois piliers climat, digitalisation et réindustrialisation de l’Europe.

AÉ: La Commission et les conservateurs au sein du Parlement européen veulent mettre aux oubliettes les enjeux climatiques et de santé, pourtant prioritaires lors du mandat précédent.

EC: Le contexte géopolitique ne peut justifier une remise en question des objectifs du Pacte vert, qui doivent être mis en œuvre. Au niveau de la santé, il est indispensable d’apporter des réponses concrètes face à l’explosion des problèmes de santé mentale, en particulier chez les jeunes, au risque de résistance aux antibiotiques, aux pénuries de médicaments ou encore aux inégalités de genre dans le monde médical.

AÉ: Êtes-vous préoccupée par la montée de l’extrême droite dans de nombreux pays européens?

EC: L’extrême droite représente désormais 25% des membres du Parlement européen. Des alliances existent déjà avec les conservateurs du Parti populaire européen. Il faut lutter contre la prolifération de l’idéologie raciste, sexiste et autoritaire de ces partis. Actuellement, un cordon sanitaire s’applique en Commission Emploi et Affaires sociales, mais il faudra veiller à l’appliquer autant que possible à toute la politique européenne.

Les enjeux sociaux sont essentiels aujourd’hui, a fortiori au niveau européen, même si la Commission d’Ursula von der Leyen ne les priorise pas. Cela ne va pas nous empêcher de réclamer des directives et des règlements.

AÉ: Le 21 octobre dernier, vous avez déposé votre premier projet de résolution[1] sur les aspects sociaux et d’emploi des processus de restructuration. Que demandez-vous à travers cette résolution?

EC: J’ai été profondément touchée par la fermeture du site Audi Forest et son impact sur les milliers de travailleurs et travailleuses. Il est urgent de mieux les protéger face à la désindustrialisation de l’Europe. Cette résolution exige notamment un accès équitable à l’information, à la formation et à une protection pour prévenir les licenciements, ainsi qu’un revenu décent lorsqu’ils sont inévitables. Le texte réclame aussi la consultation des interlocuteurs sociaux, des investissements dans l’innovation et les secteurs stratégiques, le maintien et la création d’emplois de qualité, et des droits sociaux renforcés. Il faut aussi renforcer le dialogue social au niveau national et européen et mettre en place un cadre pour des mécanismes d’accompagnement robustes. Mieux anticiper et encadrer ces restructurations permettrait aussi d’éviter une récupération des drames sociaux par les partis d’extrême droite, comme l’illustrent tristement les résultats des récentes élections législatives en Allemagne. Il faut répondre concrètement au risque de déclassement ressenti par de nombreux citoyens européens.

AÉ: Ce projet de résolution est-il réaliste, sachant que l’UE a peu de compétences en matière sociale?

EC: Il est tout à fait possible d’inscrire pareil objectif dans des textes européens. Il s’agit de fixer un cadre commun, une ambition partagée et des principes directeurs. Le maintien des emplois dans le cadre de processus de restructurations n’est d’ailleurs pas qu’un objectif social, mais également un impératif économique et sociétal. La succession récente d’annonces de licenciements massifs dans des entreprises de premier plan comme Caterpillar, Delhaize et Audi met en évidence l’urgence d’une réponse à l’échelle européenne.

AÉ: Concernant la directive européenne sur les salaires minimums, ce 15 novembre dernier, date butoir pour la transposer en droit national, seuls huit États membres l’avaient officiellement ratifiée, dont la Belgique. Comment peut-on garantir que cette directive ne devienne pas un simple compromis symbolique?

EC: Le problème, c’est qu’il n’y a pas de sanction en cas de défaut de transposition. C’est sans doute vers cette voie qu’il faudrait aller. Mais l’existence même de cette directive est en danger. Elle a été attaquée par le Danemark devant la Cour de justice de l’Union européenne, et, dans son récent avis, l’avocat général chypriote Nicholas Emiliou estime que l’Union n’a pas compétence pour imposer aux États membres l’instauration de tels salaires minimums. Dans un contexte où la libre concurrence fait des ravages, je veux croire que la Cour de justice ne suivra pas cet avis, qui enterrerait purement et simplement la directive. Ce serait un recul grave pour la protection des travailleurs et un signal désastreux vers plus de dérégulation et de dumping social. Cette directive n’impose pourtant pas un salaire minimum déterminé aux États membres. Mais elle attend d’eux que les salaires permettent aux travailleurs de ne pas tomber dans la pauvreté, et elle les incite à ce qu’ils soient couverts par des conventions collectives de travail. Le texte n’est donc pas une ingérence directe dans les matières réservées aux États membres, comme l’affirme le Danemark. L’arrêt de la Cour est attendu pour juin ou septembre et j’y serai particulièrement attentive.

Le maintien des emplois dans le cadre de processus de restructurations n’est d’ailleurs pas qu’un objectif social, mais également un impératif économique et sociétal.

AÉ: Dernière question transversale sur l’emploi et les jeunes: en 2024, la moyenne européenne du chômage chez les jeunes de 15 à 29 ans avoisinait les 14,9%. La Commission s’est fixé pour objectif de ramener le pourcentage de jeunes ne travaillant pas, ne suivant pas d’études ou de formation, à 9% d’ici à 2030. Quelles sont vos perspectives concrètes pour lutter contre le chômage des jeunes à travers l’Europe?

EC: Travailler sur la question de l’emploi de façon macro bénéficiera aussi aux jeunes, mais il est clair que des investissements significatifs dans la recherche, le développement, l’innovation, mais aussi des formations adéquates ou encore des stages rémunérés constituent une partie de la réponse à apporter. Il faut également investir dans l’éducation, notamment dans l’enseignement qualifiant qui mène à des emplois dont beaucoup sont en pénurie aujourd’hui. Mais en Belgique, cette filière reste perçue comme une voie de relégation. Il existe par ailleurs un manque d’opportunités d’emploi à temps plein pour nos jeunes et beaucoup d’entre eux sont poussés vers des positions précaires, comme des contrats de stage déguisés ou des apprentissages non rémunérés. C’est pour cela qu’on attendait avec impatience la directive à ce sujet (une directive sur les stages non rémunérés qui vise à mettre fin au travail gratuit d’environ 1,5 million de jeunes Européens, NDLR), mais les négociations ne nous semblent pas aller dans le bon sens pour le moment.

 

[1] Malgré les objections du lobby européen BusinessEurope, la résolution a déjà été adoptée en Commission Emploi et Affaires sociales. Son vote en plénière à Strasbourg est prévu en mars, selon le calendrier prévisionnel. Elle deviendra alors la position officielle du Parlement sur les restructurations actuelles et à venir (NDLR).

 

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