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Regard critique · Justice sociale

Echos du crédit et de l'endettement

Les travailleurs sociaux, débordés par l’accompagnement administratif

Outre les conséquences liées à la fracture numérique faute de matériel, mais également celle relative à un manque de compétences numériques, la numérisation des services essentiels entrave l’accès à leurs droits pour les plus vulnérables. Résultat: les travailleurs des services sociaux se transforment en accompagnateurs administratifs et se voient dépossédés de leurs missions d’aide dans leur domaine respectif.

C’est tout le secteur social-santé qui se plaint aujourd’hui de devoir suppléer au manque d’accès aux services essentiels publics et privés. On trouve d’ailleurs moult commentaires à ce propos venant de tous les horizons. Prenons par exemple le Forum-Bruxelles contre les inégalités. En octobre 2023, cette association publiait sur son site une note sur le sujet et faisait le constat suivant: «L’un des changements les plus marquants est l’externalisation progressive de l’accueil, de l’accompagnement et de l’assistance aux usagers vers des entités extérieures. Cette sous-traitance présente un revers important. Elle se traduit par une dégradation substantielle de l’accompagnement social. Autrefois les services d’intérêt général étaient des lieux où les individus pouvaient interagir directement avec des professionnels qualifiés. Cependant, avec la dématérialisation, ces interactions humaines ont été reléguées au second plan. Les conséquences sont multiples: d’une part, les usagers sont de plus en plus exclus de leurs droits et de la relation d’aide. D’autre part, les travailleurs sociaux ne peuvent plus effectuer leur travail d’accompagnement initial, car l’accompagnement administratif, notamment lorsqu’il est numérisé, occupe la majeure partie de leur temps et de leurs ressources. De plus, pour les travailleurs sociaux, cela pose parfois des problèmes d’accès aux données privées de leurs usagers, tels que l’accès aux données bancaires, aux codes des cartes, aux registres[1]…»

Du côté des CPAS

 

Dans le mémorandum commun que les trois fédérations de CPAS du pays ont présenté en février dernier, à l’avant-veille des élections de juin, il était également fait état d’une pression de plus en plus forte sur les CPAS, avec une augmentation du nombre de personnes sollicitant une aide, une complexification des situations individuelles, ainsi qu’une charge administrative accrue, qui les empêche de remplir leur mission de manière efficace et rapide. Ils y parlaient de la nécessité d’investir dans des programmes de renforcement des maillons de la Sécurité sociale afin que les CPAS puissent reprendre la position résiduaire qui est la leur. En matière d’inclusion numérique, «les fédérations de CPAS demandent un cadre législatif qui oblige les fournisseurs de services essentiels tels que les syndicats, les mutuelles, les fournisseurs d’énergie, les compagnies de télécommunication, les banques, etc., à maintenir des possibilités de contact téléphonique ou en face-à-face en parallèle du développement numérique»[2].

 

Une telle demande avait été également formulée dans le cadre d’une large mobilisation associative et citoyenne, emmenée par l’asbl Lire et Écrire Bruxelles et la Fédération des services sociaux, autour du vote de l’ordonnance Bruxelles numérique. Celle-ci, dans sa mouture initiale, visait avant tout le renforcement de la mise en ligne des services administratifs. L’ordonnance ayant été votée en janvier 2024, les amendements apportés consacrent dans son article 13 le principe d’un accueil physique, un service téléphonique et un contact par voie postale, mais a minima et avec la possibilité de la mise en place d’alternatives pour autant qu’elles garantissent à l’usager un niveau de service équivalent. Lors du vote, le ministre en charge de ce dossier, Bernard Clerfayt, a précisé qu’il sera possible aux administrations de réduire le nombre de guichets, mais pas de les supprimer, et de sous-traiter ceux-ci, mais avec un niveau de services équivalent. Une victoire en demi-teinte donc, concernant cette ordonnance.

 

Dans le mémorandum des fédérations de CPAS de février 2024, il était aussi question d’améliorer l’accès aux services, en préconisant que «tous les niveaux de pouvoir scannent l’ensemble des démarches administratives touchant a priori les plus vulnérables sous l’angle de leur accessibilité, ce meilleur accès direct aux dispositifs fédéraux et régionaux étant de nature à limiter le recours aux CPAS. Dans cette idée de l’accès des personnes aux services qui les concernent, les Fédérations de CPAS demandent la délocalisation via des permanences des services fédéraux (pension, maladie…). Sans cela, ce sont les CPAS qui doivent se substituer à ces services»[2].

En matière de soins de santé

Les assistants sociaux dans les maisons médicales sont également concernés par ce phénomène de prise en charge des démarches administratives à l’égard des patients. En 2021, au sortir du Covid, Stefania Marsella, assistante sociale à la maison médicale Calendula (Ganshoren – Bruxelles) et chargée de projets à la Fédération des maisons médicales, faisait le constat suivant: «Les assistants sociaux des maisons médicales sont en première ligne pour accompagner les patients dans leurs démarches sociales et servent d’interface avec les services extérieurs afin de faciliter et faire aboutir ces procédures. Le constat est unanime, ces démarches se sont intensifiées, tant les problématiques traitées sont complexes, multiples et répétitives […] Dans ce contexte, la fracture numérique est une donnée qui tend à prendre de l’ampleur et risque d’aggraver les phénomènes dits de non-recours […] La distanciation physique et sociale et le recours au numérique effacent une donnée pourtant essentielle qui est celle de la relation. Privées de relation, les démarches sociales deviennent mécaniques, techniques, robotisées, chaotiques. C’est à travers un contact humain que la parole se délie, que les demandes se formulent, s’organisent, se matérialisent. L’autre, l’intervenant, soutient ce processus et permet à la confiance de se renforcer. […] Loin de faciliter la tâche, et même si pour certains aspects la numérisation favorise – parfois – un traitement rapide, le tout numérique a plutôt surchargé les services (encore) actifs. Il s’agit d’accompagner des services qui, auparavant, étaient accessibles et ouverts, vers des services… qui offraient un service. Un service dont l’interface numérique ne pourra en aucun combler une attente[4]…»

Fracture numérique et médiation de dettes

 

Pas de raison que les médiateurs de dettes ne soient pas confrontés à ce type de problèmes avec les personnes surendettées qui les consultent. Nous reviendrons dans les pages suivantes sur les problèmes inhérents à la prise en charge de personnes vulnérables sur le plan numérique et désireuses d’être aidées dans leurs problèmes d’endettement. Mais il convient ici de faire un constat similaire quant à l’éloignement de ces personnes de leurs droits, particulièrement en ce qui concerne les procédures d’aide des personnes surendettées.

 

Il ressort de deux études réalisées par l’Observatoire du crédit et de l’endettement à un an et demi d’intervalle sur l’analyse du faible recours à la médiation de dettes amiable ou judiciaire en période de crise en Belgique[5] que la fracture numérique joue à cet égard, avec des effets plus macrosociologiques des crises, comme le découragement et la «chute libre», ainsi que la perte de confiance dans les institutions. Dans leur analyse, Caroline Jeanmart et Elisa Dehon relèvent en effet qu’«une part de la population serait dans une situation de détresse absolue ou de déni. Elle serait dépassée par la situation. Selon les professionnels rencontrés, ces ménages “s’enfonceraient sans demander de l’aide”, ce qui ne manque pas d’inquiéter au vu des perspectives peu positives à court terme en matière de coût de la vie. Ces personnes peuvent aussi avoir sollicité un service de médiation de dettes au départ, mais abandonnent en cours de route à cause de la lourdeur administrative»[6].

Autre questionnement: l’accessibilité pour les médiés à la plateforme numérique JustRestart servant à la gestion des règlements collectifs de dettes[7]. Même si ces derniers peuvent opter pour le maintien de l’envoi de courriers, la procédure se dirige toujours plus vers le numérique, avec là aussi le risque de perdre encore des usagers en cours de route…

[1] https://www.le-forum.org/news/141/7/Fracture-numérique-et-dématérialisation-des-services.

[2] Mémorandum commun Fédération des CPAS wallons 2024, VVSG, Fédération des CPAS bruxellois, p. 3, https://www.uvcw.be/publications/ouvrages_complets/124.pdf.

[3] Mémorandum commun Fédération des CPAS wallons 2024, op. cit., p. 3.

[4] Stefania Marsella, Fracture numérique et fracture sociale, Analyses et études, avril 2021, https://www.maisonmedicale.org/fracture-numerique-et-fracture-sociale/.

[5] Voir les articles à ce sujet dans les Échos du crédit n°77 (p. 8-11) et n°82 (p. 8-11). Pour les analyses in extenso : www.observatoire-credit.be, onglet publications.

[6] C. Jeanmart et E. Dehon, «Où sont les surendettés?», décembre 2022, p. 26.

[7] Voir le dossier consacré à JustRestart dans le numéro 82 des Échos du crédit, p. 12 à 22.

Nathalie Cobbaut

Nathalie Cobbaut

Rédactrice en chef Échos du crédit et de l'endettement

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