Le jeu a ses enjeux que les joueurs ignorent. Et ces enjeux sont financiers. La Loterie nationale a drainé plus de 1,1 milliard de chiffre d’affaires en 2016. Une partie de ces recettes bénéficie à l’État belge. Dans un contexte concurrentiel de plus en plus intense, l’entreprise publique est tiraillée entre un impératif de développement, via la publicité, et sa mission officielle de «canalisation» du jeu.
«Devenez scandaleusement riche!» L’invitation publicitaire de la Loterie nationale n’était pas passée inaperçue. Et ça marche! On compte près de 7 millions de joueurs en Belgique. L’offre de la loterie est désormais variée: jeux de tirage, jeux de grattage, jeux en ligne. L’entreprise publique organise même du pari sportif. La Loterie nationale est populaire et génère beaucoup l’argent. 1,183 milliard de chiffre d’affaires en 2016.
Un peu plus de la moitié de cette manne (54%) est reversée aux joueurs sous forme de gains. À côté, 320 millions d’euros sont transférés «à la société» (27% des recettes). D’une part, 185 millions sont alloués sous forme de subsides à des associations via l’État fédéral, les Communautés ou les Régions.
Et, d’autre part, 135 millions d’euros viennent grossir les caisses de l’État. C’est ce qu’on appelle la «rente de monopole». En gros, cet argent est versé en contrepartie d’une position monopolistique sur le marché des jeux de loterie, sous forme de rente. Un beau petit jackpot pour l’État qui s’est octroyé 20 millions de plus de rente – au détriment des subsides – en changeant la répartition lors de la rédaction du contrat de gestion de la Loterie nationale pour la période 2015-2020.
Canaliser l’envie
Cette façon de concevoir la Loterie comme un complément budgétaire pour l’État n’a rien de nouveau. L’entreprise publique a été fondée en 1934 sous le nom de «Loterie coloniale». L’idée était alors de lever des fonds pour pallier le déficit de la colonie belge, dont l’équilibre financier était menacé par le krach de 1929.
Très vite, la Belgique a établi l’interdiction de principe du jeu – car potentiellement dangereux pour les joueurs qui perdent leur libre arbitre et pour la société dans son ensemble –, à l’exception d’autorisations octroyées par l’État. Autorisations d’abord accordées à l’entreprise publique pour les loteries, et aux casinos pour les jeux de hasard. Des opérateurs privés en ont ensuite bénéficié: des organisateurs de paris sportifs et, en 2011, des entreprises pourvoyeuses de jeux en ligne. Ces entreprises sont censées respecter une série de règles pour obtenir leur licence de la Commission des jeux de hasard. Par contre, elles ne payent pas d’équivalent de la «rente» et sont soumises à des impôts assez bas, décidés au niveau régional.
L’idée qui entoure la naissance de la Loterie nationale est simple: quitte à ce que les gens jouent, autant que l’État encadre la pratique, canalise l’envie et qu’en contrepartie le jeu rapporte de l’argent à la société – rente et versements aux «bonnes œuvres».
Contradiction inhérente
Des observateurs soulignent l’écart entre l’objectif de canalisation du jeu et la présence de plus en plus visible de la Loterie nationale dans les publicités. «Il existe une contradiction entre la pression exercée sur la Loterie nationale pour qu’elle fasse un chiffre d’affaires maximal afin de réduire le déficit de l’État, de remplir une enveloppe que le gouvernement utilise à discrétion et l’objectif de canalisation du jeu», affirme Georges Gilkinet, député fédéral chez Écolo.
Pour «toucher une grande masse de joueurs» et augmenter son chiffre d’affaires, la Loterie nationale a considérablement investi le terrain de la publicité et du marketing, à tel point qu’elle en a fait un domaine d’excellence, remportant même un «Creative Belgium Awards» en 2016.
«Je trouve que la Loterie nationale est très limite lorsqu’on parle de publicité», Laurence Genin, association Pélican
Le glissement vers une Loterie ultra-marketée n’est pas du goût de tout le monde. «Je trouve que la Loterie nationale est très limite lorsqu’on parle de publicité», pense Laurence Genin, de l’association Pélican, qui vient en aide aux accros du jeu. Selon elle, «la Loterie joue un jeu dangereux en faisant appel à la croyance que le joueur peut maîtriser sa chance, par exemple avec le fameux ‘devenez scandaleusement riches’. Ajoutons que la Loterie vise un public de plus en plus jeune, on l’a vu au festival Rock Werchter».
La Loterie joue peut-être à un jeu dangereux mais… pour des jeux qui ne le seraient pas tant que ça. Car le Lotto, le Joker ou le Subito ne sont pas les passions les plus addictives. Les mises sont généralement faibles et contrôlées (sur internet une personne qui joue aux jeux de la Loterie nationale ne peut pas miser plus de 100 euros par jour) et les gains ne sont en principe pas connus immédiatement, ce qui freine les élans de surenchère.
Ce constat, généralement partagé, reste à relativiser dans le cas des jeux de grattage, «qui sont très addictifs», selon Laurence Genin, et sur lesquels il est presque impossible d’imposer un contrôle sérieux (comment vérifier qu’un joueur n’est pas surendetté?). L’enjeu n’est pas anodin car les personnes dépendantes au jeu sont souvent «des multijoueurs», comme nous l’apprend la directrice de Pélican. Des joueurs qui tentent leur chance au grattage, aux jeux en ligne, voire au casino.
Dans ce contexte, des règles relatives à la publicité devraient être appliquées, notamment par la Commission des jeux de hasard qui est en position d’interdire certains spots. Le problème, c’est que ces règles sont quasi inexistantes. La Loterie nationale a développé son propre code de publicité «éthique et responsable». Les grands opérateurs privés de Belgique, qui proposent des paris, des jeux en ligne ou des jeux de hasard, regroupés sous la bannière d’une association nommée Bago, ont proposé de rédiger une «charte éthique», mais la démarche n’a pas abouti… car la Loterie nationale n’y a pas adhéré. Entre opérateurs privés et entreprise publique, l’ambiance n’est pas vraiment sereine. Pour Jannie Haek, administrateur délégué de la Loterie nationale, il n’est pas question de frayer avec les opérateurs privés, même dans des démarches de régulation publicitaire. Selon lui, les entreprises privées proposent des jeux beaucoup moins «responsables» que les siens et quasiment «sans contrôles» externes.
«Plus la publicité est importante, plus le marché a tendance à s’étendre alors qu’en réalité, ce qui devrait être visé, c’est une contraction du marché.», Etienne Marique, président de la Commission des jeux de hasard
Pour Etienne Marique, président de la Commission des jeux de hasard, la publicité n’est pas forcément à bannir. Elle aurait même un intérêt certain: «Prenons l’exemple de jeunes sur internet. Ils sont confrontés à une offre illégale de jeux. C’est utile qu’ils sachent qu’il existe une offre légale, encadrée et contrôlée. Après on doit parler d’expansion contrôlée, de limitation du volume de publicité à certaines périodes et de règles pour protéger les personnes les plus vulnérables.» Ce qui n’empêche nullement le président de la Commission des jeux de hasard de regretter une «course publicitaire contradictoire avec la volonté des gouvernements de canaliser l’offre de jeu. Plus la publicité est importante, plus le marché a tendance à s’étendre alors qu’en réalité, ce qui devrait être visé, c’est une contraction du marché.» Un arrêté royal cadrant les pratiques pourrait être adopté à l’avenir.
Des opérateurs privés pas vraiment satisfaits
Emmanuel Mewissen est dirigeant de l’entreprise privée Ardent Group, fournisseur de jeux en ligne et propriétaire de casinos. Il estime que l’on accuse «à tort» les opérateurs privés de «tous les maux». «Mais c’est un mauvais combat, dit-il. Le secteur privé est soumis à une forte régulation. Nous respectons la liste EPIS (liste des interdits d’accès aux jeux), alors même qu’elle ne s’applique pas à la plupart des jeux de la Loterie nationale.» Concernant le manque de contrôles relatifs aux joueurs en ligne, Emmanuel Mewissen reconnaît qu’il «manque des arrêtés royaux concernant les jeux en ligne; nous les demandons». Mais ce qui irrite ce dirigeant, c’est le fait que «la Loterie nationale soit présente dans le conseil d’administration du régulateur, la Commission des jeux de hasard, alors même qu’elle n’est pas soumise à son contrôle, et ça je ne peux l’accepter».
Vers la fin du monopole?
En Belgique, la Loterie nationale possède un monopole sur les jeux de «loterie». Mais elle coexiste avec des opérateurs privés dans d’autres domaines du «jeu de hasard», comme les paris ou les jeux en ligne. Jannie Haek a la conviction que le système belge est beaucoup trop libéral: «La Belgique est le seul pays où l’on peut trouver dans n’importe quelle ville, un bar avec des bingos, à côté d’un établissement Ladbrokes et d’un petit casino. Cette ouverture unique, quasiment pas régulée, crée beaucoup de pauvreté.» Le jeu est partout, facile d’accès, (presque) sans limite et enrichit des entreprises privées souvent basées à Gibraltar ou à Chypre. Voilà, en substance les accusations du CEO de la Loterie nationale qui portent sur le cadre juridique et sur son application par la Commission des jeux de hasard: «La Commission donne des licences à plus de 30 opérateurs privés de jeux en ligne, sans que l’on puisse réellement contrôler l’identité des joueurs. C’est scandaleux, et cela n’a rien à voir avec un quelconque manque de moyens.» Et pourtant, ce manque de moyens est effectivement déploré par Etienne Marique: «Mon institution ne fait pas du tout partie des priorités politiques. Notre objectif est de protéger les plus faibles, mais la tâche est ardue. Notre équipe a vu ses effectifs fondre. Il a fallu 18 mois pour obtenir l’argent nécessaire à la mise en place d’un outil qui fonctionne pour l’identification des joueurs en ligne. Outil qui va enfin être opérationnel.»
On le comprend, les relations entre les deux structures publiques, la Commission des jeux (administration) et la Loterie (l’entreprise), ne sont pas au beau fixe. D’un côté, la Loterie aimerait que la Commission des jeux fasse mieux son boulot de contrôle et d’encadrement des opérateurs privés. De l’autre, la Commission des jeux souhaiterait que la Loterie nationale soit aussi concernée par son contrôle qui, pour l’instant, ne s’applique qu’aux entreprises privées (ou très partiellement à la Loterie nationale dans le domaine plus restreint des paris). «La Loterie s’arroge le droit de faire des jeux de hasard sans qu’on l’y autorise», s’exclame Etienne Marique.
«La Belgique doit faire attention à la grande liberté donnée aux opérateurs privés. Il peut devenir difficile d’expliquer le monopole sur les jeux de loterie.», Jannie Haek, Loterie nationale
Ce dernier imagine un futur du jeu de hasard en Belgique qui peut paraître iconoclaste à première vue: «Aujourd’hui, la Loterie nationale canalise les jeux les moins dangereux, les moins addictifs. Elle devrait assurer une distribution sur l’ensemble du marché, et donc assurer la canalisation des jeux les plus dangereux, car je fais davantage confiance à l’opérateur public pour assurer cette mission. Pourquoi ne pas imaginer un casino ‘Loterie nationale’ par exemple? Cela justifierait leur monopole et nécessiterait un réel contrôle externe, car, pour l’instant, la Loterie nationale n’est pas contrôlée.»
Pour Etienne Marique, l’enjeu est d’importance si on l’analyse sous l’angle européen. Le monopole d’État est une limitation du sacro-saint principe de liberté de circulation des services. Une limitation légitime, à la condition qu’elle corresponde à une politique «cohérente» de lutte contre les fraudes, la dépendance, la criminalité ou le blanchiment de capitaux (si l’on en croit la Cour de justice de l’Union européenne). «De plus, ajoute-t-il, le monopole est accepté si on ne l’organise pas pour des raisons fiscales. En augmentant la rente de monopole et en finançant moins les ‘bonnes causes’, la Belgique pourrait être contrainte de libéraliser le marché.» Même Jannie Haek exprime des craintes d’une possible fin de monopole pour la Loterie, mais pour des raisons différentes: «Il est vrai que la Belgique doit faire attention à la grande liberté donnée aux opérateurs privés. Il peut devenir difficile d’expliquer le monopole sur les jeux de loterie. Car on pourrait souligner le manque de cohérence dans cette politique.»
Après avoir pas mal gagné au grattage, l’État belge pourrait perdre au tirage. Car, sans monopole, pas de rente.
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Lire le dossier d’Alter Echos : «Loterie nationale et subsides: jeux et enjeux»