Mardi 4 septembre. Le Parlement européen, à Bruxelles, vient à peine de reprendre ses travaux, après une longue pause estivale. Il n’est même pas 10 heures et, déjà, l’eurodéputée Kinga Gál sort de ses gonds: selon elle, bon nombre de ses collègues, dans l’hémicycle, s’acharnent contre son pays, sa chère Hongrie. Au cœur de la querelle? La «carte nationale d’immigration», qui permet à des travailleurs étrangers de passer deux ans, au minimum, dans cet État d’Europe centrale.
Initialement réservé aux ressortissants serbes et ukrainiens, le dispositif inclut maintenant la Russie et le Bélarus, de même que des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne (UE) comme la Macédoine du Nord, la Moldavie ou le Monténégro. Or ce système est critiqué; l’UE y voit une menace pour sa sûreté. Elle craint notamment l’entrée d’espions russes dans l’espace Schengen. Mais pour Kinga Gál, qui n’est autre, au Parlement européen, que la vice-présidente de la délégation du Fidesz, le parti du Premier ministre Viktor Orban, il n’y a rien à craindre: les contrôles de sécurité sont nombreux, et des conditions strictes s’appliquent pour savoir qui peut rester – ou non – dans le pays.
Pour appuyer sa cause au Parlement européen, Kinga Gál a convié un invité de marque: János Bóka, le ministre hongrois des Affaires européennes en personne. Devant la presse, il en remet une couche: «On est face à un cas d’hystérie politique créée par une majorité au sein du Parlement européen et par les États membres. Dans ce Parlement, il n’y a aucune volonté d’établir un vrai dialogue!» En juillet, ce même ministre avait plaidé pour «une certaine forme de relation» entre l’UE et la Russie.
À Bruxelles, la manœuvre est inhabituelle. Rien n’interdit à un ministre de venir au Parlement européen, mais il n’a aucun rôle à jouer au sein de la commission des Libertés civiles, de la Justice et des Affaires intérieures (LIBE), là où se tient le débat autour de la «carte nationale d’immigration». Et il le dit lui-même: il n’est pas non plus là, ce jour-là, pour prendre la parole au nom de la présidence hongroise du Conseil de l’UE.
L’attitude du ministre suscite des interrogations, tout comme celle du pays tout entier – surtout depuis début juillet, date à laquelle Budapest a hérité de la présidence du Conseil de l’UE pour six mois. Concrètement, en occupant ce poste, un pays «chapeaute» les négociations entre les États membres de l’UE. Il est une sorte de chef d’orchestre, qui se doit de rester totalement neutre. Or c’est particulièrement cette exigence de neutralité qui inquiète les institutions européennes. Beaucoup craignent que la Hongrie n’en profite pour imposer ses points de vue anti-UE et anti-Europe sociale.
«Make Europe great again»
Il faut dire que dès le coup d’envoi de sa présidence, le 1er juillet dernier, la Hongrie a frappé fort en dévoilant son slogan pour le semestre: «Make Europe great again». L’inspiration? Le célèbre «Make America great again» de Donald Trump. Venant de Hongrie, le message est clair: le «MEGA» comme le «MAGA» partagent les mêmes racines: celles du repli sur soi, du conservatisme, voire du traditionalisme. Dans les arcanes bruxellois, le choix a choqué: «C’est un slogan qui a été utilisé pour l’invasion du Capitole», rappelle l’eurodéputé écologiste allemand Daniel Freund. Il s’émeut: «Utiliser ce slogan alors que Viktor Orban a dit qu’il comptait conquérir Bruxelles, c’est un affront. Et ce n’est en aucun cas une attitude d’‘honnête courtier’ parmi les États membres de l’UE, comme doit normalement être celle du pays qui occupe la présidence tournante du Conseil de l’UE.»
D’autant que Budapest multiplie les pieds de nez vis-à-vis de Bruxelles. Le pays a allègrement dépassé le délai du 30 août pourtant imposé afin de payer une amende de quelque 200 millions d’euros pour non-respect du droit européen en matière d’asile. Il a même menacé d’affréter des «bus de demandeurs d’asile» vers Bruxelles en réponse. «Inacceptable», selon la Commission.
Surtout, la «mission pour la paix» de Viktor Orban auprès de Kiev, de Moscou et de Pékin, une initiative unilatérale en vue d’aplanir les angles avec Vladimir Poutine et Xi Jinping – prise sans l’accord de l’UE, donc – a provoqué l’ire de Bruxelles. Le Premier ministre s’est aussi fait le champion toutes catégories dans l’art de bloquer des dossiers sur la table du Conseil européen – comme l’aide à l’Ukraine ou la proposition visant à allouer les avoirs russes gelés à l’achat de matériel militaire pour Kiev.
Budapest multiplie les pieds de nez vis-à-vis de Bruxelles. Le pays a allègrement dépassé le délai du 30 août pourtant imposé afin de payer une amende de quelque 200 millions d’euros pour non-respect du droit européen en matière d’asile.
Pourtant, comme pour faire oublier ses frasques, Budapest se donne parfois des airs de présidence «sérieuse», promettant par exemple l’adoption d’un nouveau «pacte sur la compétitivité» à l’occasion de la réunion du Conseil européen – sorte de grand-messe qui rassemble tous les chefs d’État et de gouvernement de l’UE – à Budapest en novembre. Mais là non plus, le sujet n’est pas choisi au hasard: repenser la compétitivité de l’Europe, c’est aussi avoir tout le loisir de plaider pour une forme de «préférence européenne», d’œuvrer en faveur de la réduction du «fardeau» réglementaire en Europe ou de mettre l’accent sur l’indépendance de l’UE par rapport au reste du monde – et même proposer des mesures protectionnistes plus ou moins déguisées.
Le programme de travail de la présidence pour ces six mois fait aussi la part belle à la lutte contre la migration illégale, à la sécurité en général, au soutien aux agriculteurs ou au renforcement de la politique de défense du Vieux Continent. L’Europe sociale, elle, passe à la trappe, ou presque. Dans la quarantaine de pages dessinant la marche à suivre pour le semestre en cours, on trouve bien quelques références à la «nécessité de renforcer la cohésion sociale en Europe», à celle de mieux intégrer les personnes handicapées, de réduire les inégalités territoriales, d’aller vers plus d’égalité entre les femmes et les hommes et, plus généralement, de gommer la pauvreté. Mais les pistes concrètes en la matière manquent cruellement.
Le programme mentionne la directive sur «l’égalité de traitement». La Hongrie indique qu’elle espère parvenir à faire aboutir les négociations. Mais il s’agit là d’un vœu pieux: le texte, présenté dès 2008 par la Commission en vue d’instaurer un principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de religion ou de croyance, de handicap, d’âge ou d’orientation sexuelle, est bloqué depuis des années, faute d’entente entre les États.
La Hongrie réclame également un «équilibre harmonieux» entre vie privée et vie professionnelle. «Dans ce contexte, nous avons aussi l’intention d’aborder la question de la santé mentale et de la solidarité et de la coopération intergénérationnelles», ajoute la présidence, sans toutefois décrire comment elle compte s’y prendre. Un autre domaine dans lequel le flou règne est celui de «l’intégration des groupes sociaux vulnérables au marché du travail». La Hongrie y est favorable. Mais excepté l’adoption de «conclusions» du Conseil de l’UE portant sur la «main-d’œuvre potentielle non exploitée dans l’UE», rien n’est prévu par les autorités hongroises.
«Faire avec» cette présidence
Quoi qu’il en soit, les autres institutions ne sont pas dupes et voient clair dans le jeu joué par ce pays qui a déjà occupé la présidence tournante du Conseil il y a 13 ans. Mi-juillet, la Commission européenne a donc annoncé que, durant les réunions ministérielles informelles organisées par la sulfureuse présidence, seuls les directeurs généraux de l’institution seraient présents. Alors qu’habituellement, les commissaires européens, tout en haut de l’échelle hiérarchique, sont envoyés à ce genre de réunions. Le collège des commissaires européens ne s’est par ailleurs pas non plus rendu à Budapest pour le traditionnel «voyage de début de présidence». Cette coutume est pourtant bien ancrée dans les mœurs: en janvier 2023, les 26 commissaires européens ainsi que la présidente de l’institution Ursula von der Leyen s’étaient envolés vers Stockholm pour le lancement de la présidence suédoise, idem en 2022 (avec les présidences tchèque et française) et toutes les années précédentes.
Comme pour faire oublier ses frasques, Budapest se donne parfois des airs de présidence «sérieuse», promettant par exemple l’adoption d’un nouveau «pacte pour la compétitivité».
Les tentatives de priver de présidence la Hongrie de Viktor Orban – chantre de l’illibéralisme considéré comme «l’enfant terrible» de l’UE – n’ont pourtant pas manqué, surtout en provenance du Parlement européen. Une vaste majorité d’élus, inquiète de voir l’État de droit être de moins en moins respecté dans ce pays de 9,6 millions d’habitants, avait même voté en faveur d’une résolution dans ce sens. En vain. La Hongrie est d’ailleurs toujours sous le coup de l’article 7 du traité sur l’UE (TUE) qui donne à l’UE la possibilité de sanctionner un État qui ne respecte pas les valeurs européennes. Mais là non plus, la procédure ne risque pas d’aboutir de sitôt.
Heureusement pour l’Europe, la présidence hongroise intervient dans une période dite «de transition», alors que la dixième législature du Parlement européen vient à peine d’être élue en juin. Les dossiers les plus urgents ont été bouclés avant les élections, les eurodéputés entrants trouvent petit à petit leurs marques tandis que les États membres se remettent au travail. La Commission européenne, elle, disposera d’un nouveau collège des commissaires d’ici au mois de novembre, qui pourra alors mettre sur la table des propositions de lois européennes. La période n’a donc rien d’un «pic» dans l’activité législative. «Et c’est tant mieux!», concède l’eurodéputé Daniel Freund, ajoutant qu’il ne reste qu’à «faire avec» cette présidence.
En plus d’avoir à choisir un slogan, toutes les présidences doivent se doter d’un logo. Celui choisi par la Hongrie est un Rubik’s Cube, supposé représenter «l’ingéniosité» du pays. Quelles surprises Viktor Orban et son clan réservent-ils encore à Bruxelles? Pour l’UE, seule certitude: savoir comment «gérer» cette présidence si décriée a tout d’un casse-tête.