Cela fait six ans que le marché de l’énergie a été libéralisé partout en Belgique. Les règles pour protéger les consommateurs se sont multipliées. Notamment pour les plus précaires. Sont-elles efficaces ?
Les consommateurs d’énergie ne sont pas seuls. Depuis que le marché belge de l’énergie a été libéralisé sur tout le territoire (2007), le nombre de fournisseurs d’électricité et de gaz a augmenté. Tout comme le nombre de règles de protection des consommateurs.
Accord fédéral, loi sur la protection du consommateur, décrets et ordonnances… on assiste à une véritable inflation législative. Logique, si l’on en croit Philippe Devuyst, le médiateur fédéral de l’énergie : « Avec la libéralisation, on est passé du statut d’abonné à celui de client. Le client est isolé. Il ne peut pas changer une ligne de son contrat. Plus on est un petit consommateur, plus il est difficile de modifier le rapport de force. Les lois et règlements sur la protection des consommateurs visent à modifier ce déséquilibre fondamental. »
Cette protection est d’autant plus importante que l’énergie n’est pas un bien de consommation comme un autre. Si l’accès au gaz ou à l’électricité n’est pas officiellement un « droit », beaucoup estiment qu’il devrait être reconnu comme tel. Sans électricité, sans gaz, peut-on parler de conditions de vie décentes ?
Des règles ont donc été mises en place. Sont-elles pour autant efficaces ? Pour Jean-Philippe Ducart, porte-parole de Test-Achats, la protection du consommateur, en Belgique « a bien avancé », même s’il reste difficile de savoir combien de gens « passent au travers ». Un bilan d’autant plus complexe à réaliser que la protection du consommateur varie en fonction des Régions.
Fédéral : un nouvel accord sur la table
Il aura fallu plus d’un an et demi d’âpres discussions pour améliorer l’accord entre fournisseurs d’énergie intitulé « Le consommateur dans le marché libéralisé de l’électricité et du gaz ». Outil principal de protection des consommateurs au niveau fédéral, cet accord, signé le 16 octobre dernier, consacre quelques avancées importantes : uniformisation des simulateurs de prix, harmonisation des factures, tentative de cadrage des pratiques de démarchage.
Mais surtout, ce que pointe Philippe Devuyst, c’est la disposition qui concerne les reconductions tacites de contrats en fin d’année : « Désormais, le fournisseur a l’obligation de présenter sa meilleure offre. » Un progrès dont se réjouissent les organisations de protection des consommateurs. Chez Infor gazélec (centre d’information), on considère que cet accord « contient de bonnes choses », tout en notant encore des « imperfections », notamment dans le domaine de la transparence des prix. « Toutes les offres sont présentées sur Internet, mais sur les sites des fournisseurs, les conditions réelles ne sont pas évidentes à trouver. On trouve un prix mensuel, en fonction de l’offre, mais le prix de l’abonnement au kilowattheure n’est pas mis en avant », épingle Nicolas Poncin, le coordinateur.
Quant aux clients précaires, ils bénéficient, au niveau fédéral, et selon certains critères, de tarifs sociaux spécifiques (voir Microdico). Mais c’est surtout au niveau régional que la protection des consommateurs fragilisés s’organise. La rencontre entre marché libre et droits élémentaires y fait parfois des étincelles.
En fonction du niveau de pouvoir, on distingue différents statuts de client protégé.
Au Fédéral : Le statut de client protégé permet d’avoir accès à un tarif social inférieur au prix du marché, chez n’importe quel fournisseur. Plusieurs catégories définissent le statut de client protégé. Entre autres : bénéficier du revenu d’intégration sociale, d’une allocation pour adulte handicapé suite à une incapacité permanente de travail ou d’un revenu garanti pour personnes âgées.
En Wallonie : Trois catégories entrent en considération. Les personnes qui bénéficient d’un règlement collectif de dettes, d’une médiation de dettes ou d’une décision de guidance éducative de nature financière dans un CPAS. Les clients protégés régionaux peuvent demander à être fournis par leur gestionnaire de réseau (distributeur) et non plus par le fournisseur. Ils y ont tout intérêt car cela leur donne accès au tarif social. En cas de défaut de paiement, c’est le distributeur qui fournira automatiquement l’énergie et placera un compteur à budget. En hiver, le client protégé en défaut de paiement a le droit de bénéficier d’une fourniture minimale garantie d’énergie.
À Bruxelles : Le statut de client protégé doit permettre de résoudre une situation de défaut de paiement et donne droit à un tarif social. L’objectif est de pouvoir apurer la dette énergétique contractée auprès d’un fournisseur. C’est le distributeur (Sibelga) qui fournit l’énergie, le contrat commercial est suspendu temporairement. La distribution d’énergie est limitée via un limiteur de puissance. Bruxelles a ajouté des catégories d’ayant-droit : les bénéficiaires du tarif social spécifique fédéral, les personnes en règlement collectif de dettes, en médiation de dettes ou bénéficiant du statut Omnio. De plus, sur demande, et après enquête sociale, le CPAS peut reconnaître une personne comme client protégé. Enfin, Brugel, le régulateur bruxellois peut octroyer ce titre en fonction de critères de revenus.
Bruxelles ou Wallonie, dis-moi qui a la plus belle protection ?
Au concours de la protection des consommateurs précarisés, le système bruxellois se défend bien. Encore que cela dépende des interlocuteurs. Côté associations, par exemple au Rwade (Réseau wallon pour l’accès durable à l’énergie), on estime qu’à Bruxelles « il y a une série de mesures qui protègent mieux les consommateurs ». Par contre, à la Fédération belge des entreprises électriques et gazières (Febeg), on trouve au contraire que « le système wallon est le plus équilibré ».
Outre la durée des contrats (trois ans à Bruxelles) ou la définition de client protégé (moins étoffée en Wallonie), le point qui fait débat concerne la procédure à suivre en cas de défaut de paiement. À Bruxelles, les mauvais payeurs se voient imposer un limiteur de puissance. « Une mesure moins nocive que celle des compteurs à budget », déclare Nicolas Poncin, à propos de ces compteurs utilisés en Wallonie, et qui contraignent le consommateur en défaut de paiement à prépayer son énergie (lire aussi : « Rechargez votre carte avant le black-out » p. 40). Parmi les dérives du compteur à budget, Aurélie Ciuti, coordinatrice du Rwade, attire l’attention sur les refus de placement de compteurs à budget, qui entraînent des coupures d’énergie, même en hiver. En 2012, il y a eu, en Wallonie, 6 447 coupures de ce type.
Notons au passage qu’on annonce une réforme du décret wallon organisant le marché de l’énergie. Pas de révolution au programme. La Wallonie gardera ses compteurs à budget. Mais leur placement sera mieux encadré. C’est ce que dit Stéphanie Barbaux, conseillère de Jean-Marc Nollet : « Le fournisseur aura l’obligation de proposer un plan de paiement avant de demander le placement d’un compteur à budget. »
Couper, ne pas couper
La coupure d’électricité, ou de gaz, est un terrain miné. Car les conséquences d’un tel acte peuvent être dramatiques.
En Région wallonne, c’est la Commission locale pour l’énergie (la CLE qui remplace la bien mal-nommée Clac), composée d’un représentant des CPAS et d’un autre des fournisseurs, qui décide de telles coupures. Celles-ci ne peuvent toucher que les clients non protégés.
À Bruxelles, les ordonnances relatives à l’organisation du marché ont remis au juge de paix le soin de décider d’une coupure d’énergie. En 2012, sur 34 239 demandes de résiliations de contrat qui émanaient des fournisseurs d’électricité, les juges de paix n’ont ordonné que 339 coupures. Un chiffre qui, selon les partisans du modèle bruxellois, prouverait que les « consommateurs sont mieux protégés », « car le passage devant le juge permet d’objectiver les droits et devoirs de chacun », pour ne citer que le Rwade. Côté Région wallonne, au cabinet de Jean-Marc Nollet, on met plutôt en avant la volonté « d’éviter de surcharger la justice de paix ».
Quand on parle de coupures, certaines zones d’ombre persistent. C’est le cas avec les « Moza ». Ce bel acronyme anglo-flamand signifie : Move out zonder afspraak. Traduction approximative : déménagement sans accord. Dans la réalité, c’est très simple. Une personne déménage. Une autre s’installe et utilise le gaz ou l’électricité sans rien signaler au fournisseur. Donc, sans contrat. Le fournisseur s’en rend compte et introduit alors un « Moza » auprès de Sibelga qui peut décider, après quelques visites, de couper l’accès à l’énergie.
Pour Philippe Massart de Sibelga, « ces personnes ne sont pas dans une relation contractuelle, donc on peut couper. Il s’agit de fraudeurs ». Une version qui ne sied pas vraiment à Marie-Christine Renson, qui coordonne le Réseau de vigilance (réseau de concertation travailleurs sociaux, spécialisé dans l’énergie). Pour elle, « il s’agit d’un gros problème, car beaucoup de gens utilisent l’énergie de bonne foi ». Quoi qu’il en soit, le Moza permet de couper l’accès à l’énergie… été comme hiver.
Tarif (pas assez) social ?
Face à cette avalanche de règlements, les fournisseurs d’énergie sont un peu chagrin. Surtout quand on parle des dispositions bruxelloises. Vincent De Block, conseiller économique de la Febeg, donne l’exemple de la procédure devant le juge de paix : « Nous fournissons l’électricité et le gaz entre le défaut de paiement et la décision de justice, et nous ne serons pas, ou peu, remboursés. » Un système bruxellois « contraignant », qui expliquerait, selon la Febeg, le « manque de concurrence » dans la Région. Un point de vue que ne partage pas Maurice Bohet, chef de département à Bruxelles-Environnement. Il attend avec impatience les résultats d’une étude sur « l’attractivité du marché bruxellois », commandée à Price Waterhouse Cooper. « Nous espérons que cela tordra le cou à cette idée. »
En attendant, si les tentatives de « protéger au mieux le consommateur tout en respectant les contraintes fondamentales d’un marché » ont été réelles, pour citer Maurice Bohet, il est un domaine qui ne cesse d’inquiéter les consommateurs : le prix. « Le problème numéro un », selon Marie-Christine Renson, qui témoigne de la réalité de terrain : « Beaucoup de gens s’autolimitent dans l’utilisation de l’énergie pour essayer de contrôler les prix. Les statuts protégés aident, mais ce n’est pas suffisant. » Beaucoup plaident pour une extension des catégories qui donnent droit à un tarif social. « Pour nous, il faudrait des critères de revenu au niveau fédéral et plus seulement un tarif social lié à un statut », affirme Aurélie Ciuti. Tarif social élargi pour les uns… et tarification progressive pour les autres. Un autre vaste chantier pour soulager un peu la facture salée des consommateurs les plus pauvres.
Le prix des factures d’électricité et de gaz augmente. C’est un fait. La Commission de régulation de l’énergie et du gaz (Creg) a fait les calculs. Depuis 2007, date de la libéralisation du marché de l’énergie, jusqu’à 2013, en moyenne, le prix final payé par un consommateur pour sa facture d’électricité a augmenté de 35,19 %. Quant à la facture de gaz, elle a vu son coût s’envoler de 36,40 % sur la même période. La concurrence entre opérateurs énergétiques ne s’est pas accompagnée de la baisse des prix annoncée.
Pourquoi ? À cette question simple, les réponses sont complexes et dépendront souvent des tendances idéologiques des interlocuteurs.
Des intervenants associatifs ou des acteurs publics pointeront la multiplication des intermédiaires induite par la libéralisation du marché de l’énergie (fournisseurs privés, transporteurs et distributeurs publics ou semi-publics). D’autres pointent plutôt le poids des « obligations de service public », ces cotisations que paye chaque consommateur pour financer la protection des usagers fragilisés, l’éclairage public et bien d’autres choses. Certains dénoncent le coût des certificats verts. Enfin, les plus verts rappellent qu’on parle ici d’énergies fossiles (en tout cas pour le gaz) dont les réserves s’amenuisent. Une rareté des ressources qui expliquerait aussi la hausse des prix.
Pour y voir plus clair, détaillons une facture d’électricité. Celle-ci se compose de trois parties :
Une composante énergie. On paye ici le fournisseur. On y trouve notamment le prix de l’énergie, au kilowattheure.
Une composante distribution et transport. Dans ce tarif sont incluses certaines obligations de service public dont doivent s’acquitter le distributeur et le transporteur. Et non des moindres. L’éclairage public en Wallonie et à Bruxelles est financé par cette cotisation. La gestion des clients protégés régionaux aussi, ainsi que la pose des compteurs à budget en Wallonie. Les consommateurs ont aussi eu à payer le manque à gagner, non anticipé par la Région wallonne, dans le cadre du rachat de certificats verts.
Une composante taxes et prélèvements. Par ce biais, l’État et les Régions financent une partie de leur budget. Cotisation énergie pour financer la sécurité sociale, cotisation fédérale pour payer la dénucléarisation, mais aussi le fonctionnement de la Creg, le financement du tarif social des clients protégés fédéraux ou de l’accompagnement social des CPAS lié à l’énergie. Dans les Régions, les « fonds énergie » sont aussi alimentés par les factures d’électricité.
Pour Christine Cobut, de la Creg, la hausse des prix s’explique essentiellement « par l’augmentation des tarifs de distribution, via les obligations de service public qui n’ont fait qu’augmenter ces dernières années ». Quant au prix de la matière première, si son augmentation est restée anodine concernant l’électricité (la composante énergie des factures d’électricité a augmenté de 3,9 % depuis 2007), on ne peut en dire autant du gaz. Là, l’augmentation est de 36 %.