Alter Échosr
Regard critique · Justice sociale

Social

Liège, ville érotique ?

Après avoir fait beaucoup parler de lui, le projet d’Eros center à Liège semble quelque peu retombé dans l’anonymat. Mais en coulisse, cela s’ébroue.

16-03-2012 Alter Échos n° 334

Après avoir fait beaucoup parler de lui, le projet d’Eros center à Liège semble quelque peu retombé dans l’anonymat. Mais en coulisse, cela s’ébroue.

Cela fait maintenant des années que l’on parle de la création d’un Eros center à Liège, singulièrement depuis la fermeture des salons dans le quartier Cathédrale nord en 2009. Sorte de « méga salon de prostitution » inspiré d’initiatives menées notamment à Anvers avec la fameuse Villa Tinto, cette structure dont la gestion dépendrait d’une asbl nommée Isatis (voir encadré), et qui devrait porter son nom, suscite beaucoup de passions. Il faut dire que les principes sous-tendant le projet sont audacieux. Composé de 50 salons disponibles par « shift » de huit heures, le bâtiment pourrait être construit, près de la gare des Guillemins, rue Varin (le tout pour un budget de quatre millions d’euros prêtés par Dexia, la Ville de Liège se portant garante). Il serait censé accueillir 150 prostituées majeures, en ordre au niveau des papiers et ayant fait enregistrer leur bail de location auprès de la brigade des moeurs. « Les travailleuses devraient de plus prendre le statut d’indépendant », explique Michèle Villain, directrice de l’asbl Icar1 et présidente de l’asbl Isatis. Les hommes seraient également admis, même si les seuls d’entre eux à travailler en salon semblent être les travestis.

Isatis (initiative sociale d’accompagnement des travailleurs indépendants sexuels) est composée notamment :

 

  •  d’un représentant du MR, du CDH, d’Ecolo et du PS ;

 

  • de l’asbl Icar ;

 

  •  du CLPS (centre liégeois de promotion de la santé) ;

 

  •  de l’asbl Sida sol.

Si ces conditions sont exigées, c’est que le projet poursuit plusieurs objectifs : offrir des conditions d’hygiène et de sécurité optimales aux travailleurs et travailleuses, leur permettre d’être en contact avec les services sociaux, les soustraire aux structures mafieuses, leur donner accès aux soins médicaux, etc. Le tout pour une location d’un salon dont le montant s’élèverait à environ 35 euros par jour (huit heures) alors que les prix pratiqués à Anvers s’élèveraient, d’après Michèle Villain, à 70 euros pour huit heures. La raison du projet est très simple : « Ce projet d’Eros center est selon moi la moins mauvaise manière de gérer la prostitution de manière saine », explique notre interlocutrice.

L’argent généré, quant à lui, pourrait servir à financer des campagnes de prévention ou être réinvesti dans l’aide à certaines associations de terrain, d’après Michèle Villain.

Un projet dans le formol ?

Néanmoins, depuis plusieurs mois, le projet semble avoir été mis dans le formol, pour utiliser les propos de certaines sources proches du dossier. D’abord assez « communiquant » sur le sujet, le bourgmestre de Liège Willy Demeyer (PS) s’est par la suite moins fait entendre. Et pour cause, des tensions seraient nées au sein de la coalition PS-CDH en place dans la cité ardente, le CDH s’étant prononcé contre la création d’Eros centers à Bruxelles et en Wallonie. Des questionnements internes au PS auraient également joué. « Certains au PS pensent que vu qu’un certain nombre de prostituées sont parties de Liège à la suite de la fermeture des salons, il n’y a plus de problème », explique Elisabeth Fraipont (MR)2, conseillère communale et par ailleurs membre d’Isatis.

A la suite de la fermeture des salons liégeois, bon nombre de prostituées auraient en effet ainsi quitté la ville pour, notamment, se rabattre sur Seraing où un projet d’Eros center est aussi dans les cartons (voir encadré). Néanmoins, Elisabeth Fraipont estime que le problème liégeois n’est pas réglé à aussi bon compte. « Il y a environ 280 prostituées à Seraing et le projet d’Eros center sérésien devrait comprendre 100 places. Ce ne sera donc pas assez et il existe un gros risque de reflux sur Liège où un problème au niveau local risque de se poser à nouveau. Il est temps de sortir du bois, on ne peut plus lanterner. »

Eros Center Seraing

Un projet d’Eros center est également sur la table à Seraing. D’après certains, il serait même plus avancé que celui de Liège puisqu’il a fait l’objet d’un vote au conseil communal. Le projet de construction de l’Eros center sérésien devrait prendre place à l’endroit de l’ancien lieu surnommé « La Cour des Miracles », un ensemble de 16 maisons ayant fait l’objet d’un arrêté d’évacuation et d’inhabitabilité à la suite d’un rapport des pompiers et qui, depuis lors, ont été détruites. Il serait financé par Eriges, la régie communale autonome de Seraing. Ce projet fait suite à une réflexion lancée par la Ville en 2009, alors que la ville constatait un afflux de prostituées après la fermeture des salons à Liège.

Dans ce cadre, « le bourgmestre Alain Mathot (PS) est venu nous trouver et s’est inspiré de notre projet », explique Michèle Villain. Dans un dossier de presse daté du 28 mars 2011, la Ville déclare ainsi que « (…) l’idée est de rejoindre l’asbl « Isatis », qui abrite des représentants de différents partis politiques (siégeant à titre privé), de la promotion de la Santé, du monde associatif (dont Icar) et de l’Université. A l’instar de ce qui se fait à Liège, la gestion de l’Eros center de Seraing devrait donc être confiée à cette asbl. »

Une option qui semble cependant encore loin d’être entérinée puisque, d’après Michèle Villain, Alain Mathot souhaiterait que 51 % des administrateurs d’Isatis soient des représentants du monde politique, ce que la présidente refuse. Depuis quelques mois, Isatis serait d’ailleurs sans nouvelles de la ville de Seraing. Une réunion, mettant en présence la Ville de Liège et la Ville de Seraing, devrait avoir lieu à ce sujet dans les semaines qui viennent.

Fin décembre 2011, un euro symbolique de soutien aux politiques à mettre en place face à la problématique de la prostitution à Liège (Eros center et soutien aux associations de terrain) a ainsi été inscrit, et voté, au budget par le conseil communal après proposition de l’élue réformatrice. « Cela permet de laisser le sujet sur la table, de ne pas l’oublier », explique-t-elle. Rappelons que le MR s’était positionné sur le sujet et que pour le parti, la création d’un Eros center à Liège n’aura de sens que s’il est inclus dans un plan d’ensemble de propositions visant à gérer, à encadrer et à lutter contre toutes les facettes de la prostitution à Liège.

Du côté de Willy Demeyer, Michèle Villain affirme qu’Isatis aurait eu une réunion avec le secrétaire du bourgmestre. « Il nous a été affirmé que le projet tenait toujours à coeur au bourgmestre et qu’il souhaitait le faire passer », explique-t-elle. Un cabinet du bourgmestre qui n’a pas été en mesure de répondre à nos questions…

Des interrogations

Si cela s’agite donc un peu, d’autres problèmes semblent néanmoins encore attendre le projet d’Eros center. Il faut dire qu’outre les considérations politiques évoquées plus haut, le dossier suscite certaines interrogations. Ainsi, en administrant un Eros center, l’asbl Isatis ne risque-t-elle pas d’être taxée de proxénétisme ? Si certains interlocuteurs auxquels nous avons parlé affirment que Danièle Reynders, procureure du Roi à Liège, serait favorable au projet (même s’il nous a été impossible de vérifier l’information auprès de l’intéressée, celle-ci nous ayant fait comprendre qu’elle n’entendait pas se prononcer sur le sujet), la question reste cependant entière.

Enfin, certains s’interrogent également sur le rôle joué par la Ville de Liège. Rappelons en effet que des élus politiques siègent au sein d’Isatis et que le terrain sur lequel l’Eros center devrait se construire appartient à la Ville. « Ce qui nous interpelle le plus, c’est le risque de banalisation de la prostitution à partir du moment où la Ville est impliquée, explique Sylvie Grollet, de la Commission communale consultative « Femmes et Villes »3, qui a remis un avis défavorable sur la question il y a un an. De plus, nous notons que le projet ne concerne que la prostitution de vitrine et n’apporte pas de solutions pour les filles de rue. » Et notre interlocutrice de pointer le risque d’« appel d’air » que pourrait générer l’Eros center. « Etant donné que les travailleuses devraient prendre le statut d’indépendant, d’autres filles issues de pays européens pourraient également le prendre et venir s’installer dans l’Eros center. »

La commission « Femmes et Ville » n’est d’ailleurs pas la seule structure à critiquer le projet. Le conseil francophone des femmes de Belgique4, une coupole composée d’une cinquantaine d’organisations de femmes et de membres individuel(le)s, a ainsi publié un manifeste (« Contre la création d’Eros centers ou de maisons de passe communales ») dans laquelle elle condamne notamment « (…) le marché du sexe à travers la création d’Eros centers, la création par les autorités publiques d’un lieu institutionnalisé consacré à la prostitution (…) ». « Nous sommes abolitionnistes [NDLR par rapport à la prostitution] et nous défendons des principes comme la dignité, l’égalité homme/femme. Pour nous, ce projet d’Eros center risque de rendre la prostitution plus facile », explique Agnès Delwaide, présidente de la section liégeoise. Notons qu’au sein de son manifeste, le conseil « (…) s’engage à mettre en oeuvre toutes les démarches utiles et le cas échéant à poursuivre judiciairement toute initiative en ce sens. » Mais avant d’en arriver là, Agnès Delwaide plaide pour un débat public sur la question au parlement fédéral.

Quid après les élections ?

Du côté d’Isatis même, certaines questions sont aussi apparues. Espace P, une association travaillant à aider les personnes prostituées, a ainsi quitté le projet suite à certains désaccords. « Les hésitations du bourgmestre ont été une des raisons de notre désistement, mais il y en a d’autres, explique Quentin Deltour, coordinateur d’Espace P Liège5. Ainsi, concernant le statut d’indépendant que devraient prendre les travailleurs et travailleuses, nous étions mal à l’aise avec l’idée que l’Eros center serait géré par une association qui serait un service social et en même temps un contrôleur vérifiant que les personnes ont bien pris leur statut d’indépendant. » A cela, Michèle Villain affirme qu’Isatis ne vérifiera pas que les prostituées ont bien pris le statut d’indépendant. Mais, Espace P pointe une autre raison à son désistement. « Il y a, dans le projet, une volonté de mettre l’associatif « dans le bain ». Nous nous sommes dit qu’il serait peut-être bien qu’il subsiste une structure vers laquelle les filles pourraient se tourner en cas de pépin. »

On le voit, le débat n’est pas encore tari. Le projet est d’ailleurs toujours en chantier. « On nous a en effet demandé de refaire un plan financier plus détaillé. Nous pensions également faire travailler huit travailleurs sociaux, un directeur en chef et un directeur adjoint : il nous a été demandé de revoir le nombre de personnes et leur profil », explique Michèle Villain. On l’oublie en effet : le projet, suite aux atermoiements évoqués plus haut, n’a en effet jamais vraiment été dévoilé et reste partiellement à définir. Son avenir dépendra également des positionnements politiques. « C’est un projet impossible à mener sans la présence active du bourgmestre, l’associatif n’a pas les reins assez solides pour cela, ne serait-ce qu’au niveau financier », lance l’un de nos interlocuteurs. Or la donne politique au niveau liégeois semble empêcher un déblocage du dossier à court terme, on l’a vu. A moins que les élections communales, avant lesquelles la plupart des intervenants s’accordent pour dire que rien ne se passera, ne viennent redistribuer les cartes…

1. Icar:
– adresse : chée J.J Knaepen, 180 à 4420 Montegnée
– tél. : 04 223 18 26
– site : http://www.icar-wallonie.be
– courriel : icar@skynet.be
2. Elisabeth Fraipont :
– adresse : rue de Porto, 12 à 4020 Liège
– tél. : 04 344 57 60
– courriel : e.fraipont@avocat.be
3. Commission Femmes & Ville, Ville de Liège :
– adresse : place du marché, 2 à 4000 Liège
– tél. : 04 221 66 20
– courriel : commission.femmes-ville@liege.be
4. Conseil francophone des femmes de Belgique, section liégeoise :
– adresse : quai Marcellis, 6/041 à 4020 Liège
– tél. : 04 343 14 22
5. Espace P Liège :
– adresse : rue Souverain-Pont, 50 à 4000 Liège
– tél. : 04  221 05 09
– courriel : espacepliege@gmail.com
– site : http://www.espacep.be

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

Pssstt, visiteur, visiteuse du site d'Alter Échos !

Nous sommes heureux que vous soyez si nombreux à nous suivre sur le web. Nous avons fait le choix de mettre en accès gratuit une grande partie de nos contenus, notamment ceux en lien avec le Covid-19, pour le partage, pour l'intérêt qu'ils représentent pour la collectivité, et pour répondre à notre mission d'éducation permanente. Mais produire une information critique de qualité a un coût. Soutenez-nous ! Abonnez-vous ! Et parlez-en autour de vous.
Profitez de notre offre découverte 19€ pour 3 mois (accès web aux contenus/archives en ligne + édition papier)