«Le suicide fait partie de mon histoire. C’est pour cette raison que je suis devenue bénévole», raconte Marie (prénom d’emprunt), 50 ans, écoutante au 0800 32 123, la ligne d’écoute du Centre de prévention du suicide. Elle y pratique l’écoute active, une méthode d’écoute spécifique basée sur la compréhension empathique, le respect chaleureux et la mise en avant des ressources de l’appelant. Ici, pas question de faire la morale, d’exhorter au courage ou de relativiser la souffrance de la personne, en lui assurant que «ça va aller» ou qu’«il y a pire» – ces petites phrases terribles qui n’ont jamais remonté le moral de personne. «Beaucoup d’appelants nous remercient au contraire d’avoir ‘marché dans la boue’ avec eux, d’avoir accepté d’entendre réellement leur souffrance.»
Dès le début de la crise sanitaire, Marie, qui a commencé son bénévolat il y a un peu plus d’un an, a anticipé une augmentation de la détresse parmi les appelants. L’isolement, la suspension des suivis médicaux et psychologiques, la peur du virus comme de ses conséquences socio-économiques laissaient présager le pire en termes de santé mentale. L’histoire n’a pas démenti. En juillet, 8,47% des appels au Centre de prévention du suicide mentionnaient directement le Covid-19. Ce chiffre a baissé en août (6,7%) et en septembre (5,5%) pour mieux remonter en octobre, au moment de la deuxième vague, avec près de 10% des appels mentionnant le virus. «Au début de la crise, les gens avaient peur de mourir ; ils étaient aussi très perdus. Certains nous appelaient pour qu’on leur prescrive des médicaments – ce qui n’est pas du tout notre rôle –, parce qu’ils ne savaient plus où s’adresser, se souvient Marie. Nous avons aussi reçu de nombreux appels de personnes qui se trouvaient dans des homes. Aujourd’hui, la thématique du Covid est moins explicite, mais elle est constamment présente. Elle est entrée dans nos vies.» Complémentaires à la ligne d’écoute, les deux autres services proposés par le CPS – la Cellule d’intervention psychologique de crise, spécialisée dans l’accompagnement de la crise suicidaire par des professionnels, et la Cellule d’accompagnement du deuil après suicide – ont quant à eux vu leur activité augmenter de manière significative par rapport à 2019 (+50% et +29%).
Épuisement des ressources
Si l’on en doutait encore, ces chiffres confirment que la crise sanitaire et les confinements successifs ont un impact majeur sur la santé mentale de la population. En avril dernier, certains professionnels partageaient déjà leur crainte d’un effet «rebond» à la fin du confinement. Paradoxalement, certaines personnes fragiles ont en effet «bien» vécu le premier confinement: une bulle qui apparaissait comme protectrice, dispensant des obligations sociales tout en installant une expérience commune – un isolement sans solitude. L’été a offert un sursis supplémentaire à coups d’heures d’ensoleillement et de «magnifique déni» pour reprendre les termes du psychiatre français Serge Hefez: on se disait que c’était derrière nous, que tout serait comme avant. Puis est arrivé le moment où nous avons compris que ce ne serait pas une crise avec un début daté et une fin prévisible, mais une traversée douloureuse à l’issue incertaine. Le genre de perspective que supporte beaucoup moins aisément l’esprit humain, surtout quand s’y joignent divers dégâts redoutés ou avérés: faillites, pertes d’emplois, séparations, difficultés concrètes à se nourrir ou à payer son loyer…
«La crise suicidaire est toujours multifactorielle, mais la crise sanitaire a joué un rôle d’amplificateur», analyse Marie. Sans la structure et les distracteurs habituels, les dysfonctionnements personnels, de couple ou familiaux ont été mis à nu de manière parfois brutale. «Pour faire face à la première vague, les citoyens ont mobilisé des ressources qu’ils n’ont pas encore eu le temps ou la possibilité de renouveler. Ils affrontent donc cette deuxième vague avec des ressources entamées et un effet d’accumulation qui ne leur permet plus toujours de trouver de nouvelles solutions», indique Adrien Kiss, psychologue au Centre de prévention du suicide. Or la crise suicidaire se définit précisément comme le moment où une personne a l’impression que toutes ses tentatives pour sortir d’une souffrance intolérable se sont révélées infructueuses, ne laissant plus entrevoir que le suicide pour y mettre fin. «La crise sanitaire ne va pas générer à elle seule un processus suicidaire, mais peut en constituer un élément déclenchant. Elle est la goutte d’eau qui fait déborder le vase», résume Déborah Deseck, chargée de communication au Centre de prévention du suicide.
Indépendants en danger
Cette goutte d’eau, c’est probablement celle qui a fait déborder le vase d’Alysson, la jeune barbière liégeoise de 24 ans, dont le suicide à la mi-novembre dernier a créé une vive émotion. Si les acteurs de la prévention sont toujours très rétifs quant à la médiatisation d’un cas de suicide en raison d’un effet redouté de «contagion», nul doute que la situation des indépendants inquiète particulièrement. Ainsi, depuis la mi-juillet 2020, l’asbl wallonne «Un pass dans l’impasse» a mis en place une ligne d’écoute téléphonique gratuite (0800 300 25) pour les indépendants en détresse. Ils peuvent y joindre deux psychologues formés en prévention du suicide durant les horaires de bureau. «Les indépendants sont particulièrement touchés par la crise, avec le risque de voir ‘leur bébé’ disparaître. Par ailleurs, ils ont souvent du mal à demander de l’aide, car ils ont l’habitude de se débrouiller seuls, de se montrer forts», explique Thomas Thirion, administrateur délégué d’Un pass dans l’impasse.
«La crise suicidaire est toujours multifactorielle, mais la crise sanitaire a joué un rôle d’amplificateur.» Marie, écoutante au Centre de prévention du suicide
À ce jour, 126 appelants ont pu recevoir de l’aide auprès de cette ligne d’écoute. La majorité des appels provenaient d’hommes âgés de 40 à 50 ans. Un tiers des appels concernaient une détresse psychologique, un tiers, une détresse sociale et un tiers, une demande d’information. Soutenue par Christie Morreale (PS), ministre wallonne de la Santé et de l’Action sociale, cette initiative baptisée APESA Wallonie (Aide psychologique pour les entrepreneurs en souffrance aiguë) comporte aussi la mise sur pied progressive d’un réseau de sentinelles en prévention du suicide, inspiré d’un projet français. «Le réseau de sentinelles vise à former le personnel des tribunaux de l’entreprise, les comptables, les syndicats, les banques, les fédérations professionnelles à repérer les indépendants en détresse et à lancer une ‘alerte’ avec leur accord, en leur disant: ‘Je m’inquiète pour vous. Est-ce que vous seriez d’accord que je demande à quelqu’un de vous aider?’ Une prise de contact est alors amorcée par un psychologue auprès de l’indépendant», précise Thomas Thirion. Une approche proactive totalement innovante, à l’heure où le suicide demeure un immense tabou, une zone «où l’on ne regarde pas».
Mais qui a dit qu’il était interdit de rêver à un monde d’après en santé mentale? «La collectivité a un rôle important à jouer dans la prévention du suicide, insiste Déborah Deseck. Chacun a la possibilité d’agir, surtout dans un contexte de crise, par exemple en prenant des nouvelles des personnes isolées ou qui ne donnent plus de nouvelles, en étant attentif aux signes de détresse exprimés par les personnes. Il ne faut pas hésiter à demander clairement à une personne qui va mal si elle pense au suicide. En parler n’est jamais ce qui va lui en donner l’idée si elle ne l’a pas. Par contre, cela peut permettre de la relayer vers les ressources appropriées.» Seule cette bienveillance permettra au bilan de la crise sanitaire de ne pas devenir, dans quelques mois ou années, proprement insupportable.
En savoir plus
«En (première) ligne face aux urgences sociales», Alter Échos n° 485, juillet 2020, Manon Legrand.
«Télé-Accueil: 107 raisons d’écouter», Focales, juillet 2020, Julie Luong.
«Santé mentale: la grande contaminée», Alter Échos n°483, avril 2020, Julie Luong.