La prise de conscience de la réalité de l’analphabétisme était son credo, dès 1983. Profitant de ce début septembre où l’on célèbrepartout de par le monde la journée de l’analphabétisme, l’association Lire et Ecrire1 fêtait ce 5 septembre ses vingt ans. Un anniversaire quelque peu terni par lapolémique de ces derniers jours autour de l’absence d’invitation de l’association au comité de pilotage de la conférence interministérielle de la Communautéfrançaise sur l’analphabétisme.
L’analphabétisme ? Connais pas !
Si aujourd’hui tout le monde s’accorde à dire que plus d’un Belge sur dix est analphabète, le phénomène est pourtant resté ignoré jusque dans lesannées quatre-vingt.. Certes, on disposait d’indicateurs, tels quelques cours dispensés lors du service militaire pour les miliciens analphabètes à Heverlee où l’onsemblait, ahuri, découvrir que, malgré l’école obligatoire, tout le monde ne savait pas lire et écrire en Belgique. On dénombrait ainsi à l’époque 0,5% d’analphabètes totaux et 2 à 3 % de semi-analphabètes, des chiffres bien en-deça de la réalité car ils correspondaient en fait tout juste au nombre deplaces disponibles dans la classe d’alphabétisation d’Herverlee. Puis quelques initiatives ont commencé à être mises sur pied dans les années 60 et 70,principalement liées à l’accueil de réfugiés. Italiens d’abord, puis Marocains et Turcs.
En 1982, la publication de deux rapports indépendants dénonce enfin clairement la situation, y compris dans la population belge « scolarisée ». Le premier dans lecadre d’ATD Quart-Monde, édité par Jean Lecuit (« Maintenant lire n’est plus un problème pour moi »/ Le défi du quart-Monde). Le second par Catherine Stercq(ETB-Collectif d’alphabétisation Alpha) propose une vaste campagne d’alphabétisation, s’appuyant, notamment sur les télévisions communautaires.
Enfin, en 1983, quatre partenaires régionaux, la Funoc à Charleroi, RTA à Namur, Canal Emploi à Liège et Défis à Bruxelles créent Lire etÉcrire. Ils ont en, commun d’avoir un ancrage important dans le monde du travail, au travers des composantes chrétienne et socialiste du mouvement ouvrier (FGTB, CSC, MOC, FPS…)et dans le tissu associatif actif dans le secteur. Mais malgré ces avancées, l’analphabétisme reste encore un sujet tabou. Les premiers témoins refusent d’être vus.Par honte. Peur d’être jugés. Jusqu’au jour où la problématique de l’analphabétisme éclate enfin sur grand écran, la RTBF apporte un soutien sansprécédent à la campagne de Lire et Écrire, la presse relaie les dossiers. Une fois l’opinion largement sensibilisée, les pouvoirs publics emboîteront le paset doteront progressivement Lire et Écrire de moyens de fonctionner.
De 10 à 25 % d’adultes
Où en est-on aujourd’hui ? Diverses études menées dans plusieurs pays industrialisés dont la Belgique montrent que 10 à 25 % des adultes « ne peuvent lireet écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec leur vie quotidienne » (telle est la définition de l’analphabétisme par l’Unesco). Auniveau de la Communauté française, cela signifie qu’on peut évaluer le nombre d’analphabètes ou illettrés à environ 400 000. En tout, ce problèmeconcerne environ 875 millions d’adultes, dans le monde. À Lire et Écrire, en vingt ans, on a constaté une évolution du public : « il y a une augmentation duchômage, de l’exclusion sociale et de la précarité, commente Alain Leduc, secrétaire général de Lire et Écrire. Il est important pour nous que cepublic garde des attaches avec le monde du travail. Le secteur s’est aussi professionnalisé : de 1990 à aujourd’hui, le nombre de travailleurs a presque triplé… mêmesi le nombre de bénévoles reste important et si nous trouvons important que cela reste une activité bénévole et citoyenne ! »
Quant aux pouvoirs publics, ils ont pris conscience, avec des intensités diverses, que lire et écrire est un droit pour tous. L’association fonctionne, en effet, avec des subsidespublics, principalement issus de la Communauté française et des Régions bruxelloise et wallonne, mais aussi des financements européens. Seulement en 2002-2003 (dernierschiffres disponibles), et malgré les efforts des associations pour répondre au mieux à la demande et bien que le nombre d’apprenants accueillis continue à augmenter (13000 en juin 2003), plusieurs milliers de personnes n’ont pu trouver de place dans les formations (environ 4 000 pour la CF).
L’alphabétisation se structure
Au niveau de la Communauté française, le service de l’éducation permanente joue aujourd’hui un rôle structurel de plaque tournante des politiques publiques francophones: un service y a été créé, les budgets significativement augmentés. L’éducation permanente assure la reconnaissance de base de la « structure »Lire et Écrire. La promotion sociale a introduit l’alphabétisation dans sa programmation, et 300 nouvelles places ont été créées dans ce cadre àBruxelles.
Au niveau régional, en mai 2002, un plan a été mis en place par la Région bruxelloise et la Cocof. Avec 100 emplois supplémentaires et des moyens defonctionnement adéquats, 2 000 nouvelles places sont en cours d’ouverture sur 3 ans. « 750 places ont déjà été créées l’annéepassée et 750 prévues avant fin 2003 on est donc dans le bon », se réjouit Alain Leduc. La charge reste plus lourde à accomplir en Wallonie, « même si lavolonté semble y être ». Lire et Écrire a fait clairement entendre qu’elle « faisait offre de service » pour élaborer un pland’alphabétisation pour lequel « il faudrait une impulsion forte du gouvernement wallon ». L’association chiffre les emplois nécessaires au moins à 350 àcréer dans les 5 ans. Un défi qui devrait être relevé avec les CPAS, les centres d’accueil de réfugiés, les maisons maternelles, les EFT et OISP, les prisons,les syndicats et les entreprises, etc.
« La récente installation du gouvernement fédéral nous a également amenés à préciser nos revendications à ce niveau de pouvoir,précise Alain Leduc : participer au volet linguistique des politiques d’accueil de primo-arrivants, mobiliser les fonds de modération salariale pour l’alphabétisation destravailleurs en entreprise, sur le temps de travail, renforcer les cours en prison. Quant à une politique d’alphabétisation au niveau fédéral, on n’en est pas encorelà. »
Polémique entre le ministre-président Hasquin et Lire et Écrire
Depuis quelques jours, une polémique anime le petit landernau de l’alphabétisation en Communauté française et vient quelque peu gâcher les réjouissancesliées aux 20 ans de Lire et Écrire : Hervé Hasquin, ministre président de la Communauté française refuse de voir l’association apposer sa signature au basd’un accord de coopération entre les trois niveaux de pouvoir. Pour bien comprendre de quoi il retourne, il faut remonter à novembre 2001, date à laquelle l’exécutif de laCommunauté française crée une conférence interministérielle chargée d’assurer une cohérence dans les politiques des pouvoirs publics en matièred’alphabétisation. La conférence en question décide, fin 2002, de créer un comité de pilotage à l’issue d’un accord de coopération entre les troisniveaux de pouvoir. Et c’est là que tout bloque. Le comité de pilotage devait rassembler les représentants des ministères concernés et de Lire et Écrire maisHervé Hasquin refuse la présence de l’association. Alain Leduc confirme quant à lui que la présence de l’association était demandée par les administrations.« Nous fournissons toutes les statistiques en matière d’alphabétisation pour la Communauté. Et les ministres en profitent ! Nous avons appris que nous ne ferions pas partiede ce comité de pilotage alors que c’est nous qui sommes à la base de toute la méthodologie dans ce domaine. »
Dans une interview accordée au Soir2, Le ministre Hasquin reconnaît le problème. « Nous ne sommes pas contre la présence de cette association qui dispose d’unmonopole de fait en Communauté (ndlr : 900 apprenants qui épaulent 13 000 personnes). Mais nous ne voulons pas qu’elle figure en tant que telle dans le texte de l’accord. Notreopposition est technique et philosophique : le milieu associatif est mouvant, d’autres associations peuvent apparaître. »
Une éviction qu’Alain Leduc estime reposer sur une conception différente du travail d’alphabétisation. « Nous avons un projet d’émancipation des exclus qui estancré dans le monde du travail. Pour nous l’alphabétisation, c’est de l’émancipation de masse, c’est là, la base de l’éducation permanente. Un projet quidiffère en tout cas de celui que M. Hasquin semble soutenir, à savoir celui des écrivains publics, il coûte évidemment moins cher. Nous ne sommes pas contre lesécrivains publics mais là, on ne relève plus de l’éducation permanente et il ne s’agit plus de parler d’émancipation ! » Christian Dupont, successeur de RudyDemotte au portefeuille de l’Éducation permanente, soutient quant à lui la participation de Lire et Écrire. Ce qui n’empêche pas le blocage de rester entier…
Nouveaux chantiers
À l’occasion de son vingtième anniversaire, l’association Lire et Écrire formule donc plusieurs revendications, en marge de la conférence interministérielle surl’alphabétisation mise sur pied en Communauté française. « Car qui dit publics diversifiés dit politiques diversifiées, mais donc forcément besoin decohérence. » Lire et Écrire, va donc, au-delà de son rôle de service, au-delà des particularités de ses 11 structures juridiques, progressivement setransformer en mouvement d’éducation populaire.
L’action de ce mouvement sera notamment centrée sur :
> les moyens. « Il faut les consolider. Certains programmes de financement se terminent, en effet, fin décembre », épingle le secrétaire généralde l’association. Il en va ainsi des projets Equal en Région wallonne. De nouveaux décrets risquent aussi de transformer l’organisation de l’action de l’association : Éducationpermanente en Communauté française, Cohésion sociale en Région bruxelloise.
> l’augmentation du nombre de places (proposition d’un plan wallon pour l’alphabétisation avant les élections régionales de 2004). Un plan qui demandera un grosinvestissement puisque selon Ygaëlle Dupriez, directrice wallonne de Lire et Écrire, chaque emploi est chiffré à environ 50 000 euros par an (ce qui inclut l’ensemble descoûts).
> La participation du public, des apprenants des formateurs et des responsables au développement du projet qui doit aboutir à la fois à l’établissement d’un cahierde revendications et à la fois au renforcement d’une politique de partenariat public-privé « claire et respectueuse ».
> de nouveaux chantiers tels que la lutte contre le fossé numérique (pour éviter que les plus démunis au niveau de l’écriture ne soient victimes aussi d’uneexclusion aux nouvelles technologies), l’accueil des primo-arrivants, l’amélioration des liens entre pays d’origine et d’accueil et également la relance d’une université ouverte,de formation continuée tout au long de la vie, qui concerne le public de l’association mais aussi ses formateurs (un peu à l’image de ce que fait la Funoc).
Nationalité
Globalement, 81 % des apprenants sont de nationalité étrangère, proportion qui a peu varié depuis le début des années 90. Deux observations peuventêtre faites à cet égard. D’une part, les régions diffèrent sur ce plan ; la proportion d’apprenants étrangers est moindre en Wallonie (77 %) qu’àBruxelles (89 %), région où la population étrangère est de fait globalement nettement plus importante qu’en Wallonie. D’autre part, le secteur de l’alpha accueilleactuellement des apprenants venant d’horizons bien plus divers que précédemment. Les apprenants des nationalités traditionnellement présentes dans les lieux d’alpha, enlien avec les politiques successives d’immigration de la main d’œuvre (Europe du Sud, Maghreb, Turquie), cèdent en effet le pas à des apprenants d’origines plus diverses, parmilesquelles les personnes originaires des pays de l’ex « bloc de l’Est » occupent une part prépondérante. Des personnes généralement scolarisées dansleur langue maternelle et qui sont donc davantage en demande de cours de français langue étrangère que d’alphabétisation proprement dite. On notera encore qu’uneproportion importante des apprenants étrangers sont des réfugiés ou des candidats à la régularisation : ils constituent 21 % de l’ensemble des apprenants, et plusdu quart des apprenants étrangers.
Statut des apprenants
Les deux catégories de loin les plus importantes sont d’une part les personnes qui ne disposent pas de revenus de leur propre chef (femmes – ou hommes – « au foyer», demandeurs d’emploi non indemnisés, détenus…), qui représentent 38 % de l’ensemble du public, d’autre part, les personnes aidées par les CPAS (37 %). Cesdonnées confirment le sentiment fréquemment exprimé par les formateurs, à savoir qu’ils travaillent de plus en plus souvent avec des personnes submergées par lesdifficultés de leur vie quotidienne. C’est une des raisons pour lesquelles, les acteurs de l’alphabétisation s’impliquent fréquemment dans des actions et des revendicationsd’ordre politique, qui concernent le droit des personnes à des conditions de vie dignes, le droit au travail, au logement, à la santé… et bien sûr le droit de seformer.
1. Lire et Écrire communautaire, rue Antoine Dansaert, 2a à 1000 Bruxelles, tél. : 02 502 72 01,
fax : 02 502 85 56, courriel : lire-et-ecrire@lire-et-ecrire.be, site : http://www.lire-et-ecrire.be
2. In Le Soir du 5 septembre 2003.
3. Les données statistiques complètes sont disponibles à Lire et Écrie communautaire, tél. : 02 502 72 01.