Le transport à vélo doit faire du volume pour être rentable et pouvoir concurrencer les grandes plateformes de distribution. Les Coursiers mosan et montois joignent leurs efforts en créant Le Coursier wallon. Une coopérative qui transporte du lourd et entend peser sur le marché.
Lundi matin, 10 heures, 6 °C. Six litres de soupe sortent des cuisines d’une entreprise de formation par le travail du centre de Namur. Ils doivent être livrés 750 mètres plus loin dans une petite école maternelle. La distance est trop longue pour qu’on envoie la soupe à pied. Mais elle est bien trop courte pour justifier le recours à une camionnette, qui pourrait être tentée de se garer sur un trottoir et de polluer l’air mosan. La solution porte un gilet jaune, un casque et des gants de ski. David embarque les thermos à l’avant de son biporteur et, quelques minutes plus tard, cette affaire de soupe est réglée. Sans retard, sans particules fines et sans un coup de klaxon.
Le Coursier wallon, service de transport à vélo, est une toute jeune coopérative, lancée en juin dernier. Elle résulte de la fusion entre le Coursier mosan, fondé à Namur par Jérôme Robert, et le Coursier montois, créé à Mons par Olivier Bringard. Les deux transporteurs ont décidé de joindre leurs efforts et leurs ressources. «Nous allons mutualiser progressivement la gestion, l’administration, la communication et la prospection», explique Jérôme Robert. «Ensuite, nous pourrions travailler sur des projets communs comme une application smartphone pour la signature électronique et la traçabilité, un logiciel de géolocalisation, des améliorations techniques des biporteurs, etc.»
Dans une ville de taille moyenne, on compte un million de trajets par jour, dont 490.000 destinés au transport de marchandises, calcule la European Cyclelogistics Federation. En tenant compte des distances, du volume et de la nature des colis, la fédération des cyclo-transporteurs estime que 51% de ces livraisons pourraient être réalisées à vélo plutôt que par des véhicules motorisés. Soit presque un quart de tous les déplacements dans une ville! Les vélos-cargos embarquent en effet jusqu’à 80 kilos et les tricycles, plus lents, jusqu’à 250 kilos.
Plus encore que les particuliers, ce sont les acteurs locaux que Cyclelogistics encourage à faire appel aux services d’un cyclo-transporteur: compagnies ayant différents sièges dans une ville, fleuristes, pharmacies, nettoyage à sec, magasins. L’un des plus gros clients du coursier mosan est, par exemple, un huissier de justice, qui doit fréquemment récupérer des documents aux greffes, faire des envois à la poste, etc. «Le transport à vélo peut changer fondamentalement la face d’une ville et contribuer à en faire un meilleur lieu de vie pour les gens», conclut Cyclelogistics.
Avec le développement du commerce en ligne1, le «dernier kilomètre» – une expression qui désigne le segment final de la chaîne de livraison d’un colis – concentre tous les défis économiques et environnementaux. C’est sur ce marché que les livreurs à vélo veulent s’imposer. Mais, pour le Coursier wallon, «il n’y a pas de salut possible en restant seul». La jeune coopérative tisse déjà des liens étroits avec Dioxyde de Gambettes à Bruxelles et Le Rayon 9 à Liège, toutes deux également des coopératives, et Cargo Vélo à Gand. «On nourrit l’idée d’une fédération nationale. Cela pourrait même peut-être aller jusqu’à une plateforme commune.» Et d’observer: «Tout le secteur du transport de marchandises en ville est en train de muter.»
Livrer vert? Plutôt pas cher!
Membre de Logistics in Wallonia, le pôle de compétitivité dédié au secteur du transport, de la logistique et de la mobilité en Wallonie, le Coursier wallon s’inscrit dans une logique économique. «On fait du transport, pas du vélo», rappelle Jérôme Robert. Même s’il vient lui-même du monde militant et qu’il pédale toujours avec autant de passion, le jeune entrepreneur est convaincu que ce ne sont ni les idéaux ni les préoccupations environnementales qui rempliront les caisses de son biporteur. «Il n’y a aucune raison que cela fonctionne si ce n’est pour une raison économique.» Certes, l’argument écologique séduit quelques organisations soucieuses de distribuer des paniers bio, des bougies contre la peine de mort ou des magazines coopératifs sans alourdir le bilan carbone de leurs villes. Mais cette démarche reste marginale.
L’écologie? «Les consommateurs s’en fichent un peu», confirme Peter Lagey, chef de projet au Flanders Institute for Logistics (VIL), qui a mené une étude sur les désirs des Belges qui achètent en ligne2. Quand on leur demande quel moyen de transport ils privilégieraient pour une livraison de chaussures de sport et ce, sans lien avec le prix, 52% des Belges disent préférer un transport motorisé normal, contre seulement 32% pour un moyen écologique comme une voiture électrique et 16% pour le vélo. D’après cette enquête, c’est surtout le prix qui importe aux e-consommateurs. C’est donc aux commerçants de suggérer ou d’imposer une livraison moins polluante. Mais il n’y a aucune chance qu’ils le fassent si la balance rapidité/prix ne leur est pas favorable.
Dans les villes embouteillées, les coursiers à vélo gagnent souvent la course contre les livreurs motorisés, coincés dans les bouchons et obligés de trouver des moyens de se garer. «La vitesse moyenne des camionnettes chute en ville», observe en effet Jérôme Robert. «Mais comme ce sont les livreurs indépendants, ils assument eux-mêmes leurs retards en faisant des journées beaucoup plus longues. Pour les maisons mères, ça ne change pas grand-chose.» Pour le Coursier wallon, la compétitivité dans le secteur du transport passe nécessairement par le volume. «Si on a trop peu de courses, la distance entre les adresses devient trop longue et on ne peut pas être concurrentiel.» Et ils ne sont pas les seuls à l’avoir compris.
L’arrivée des Uber-facteurs
«Toute personne qui peut transporter quelque chose peut devenir livreur», assure Bringr, la nouvelle plateforme «collaborative» de Bpost (en phase de test). Il suffit de «posséder un vélo, une camionnette ou de bonnes chaussures de marche» pour pouvoir livrer des colis dans son entourage pour le compte de la Poste. Voilà encore un acteur qui veut gagner la course du dernier kilomètre. Et qui, dès le départ, inquiète les syndicats.
Si l’économie de plateforme (Take it easy, Foodora, Deliveroo, UberEats, etc.) amène, dans le secteur du transport, une grande visibilité au vélo, elle rogne souvent sur les conditions de travail. Les coopératives entendent se distinguer sur ce front-là. Pour Antonin Castel, administrateur de la coopérative à finalité sociale Dioxyde de Gambettes, à Bruxelles, c’est grâce à cela qu’ils ont obtenu un marché public chez Actiris, qui avait mis non seulement des clauses environnementales mais aussi sociales dans leur appel d’offres. «D’autres sont plus efficaces, plus rapides et aussi verts que nous. Mais ils ne recherchent pas la qualité d’emploi. Nous, c’est dans nos statuts.» Il y est en effet écrit noir sur blanc que la coopérative veut créer de «l’emploi de qualité pour le transport urbain», «remettre l’humain dans la ville» et «s’appuyer sur un mode de gestion participative». Bruxelles Mobilité et Bruxelles Environnement font déjà appel à Dioxyde de Gambettes mais le secteur public pourrait aller plus loin et donner des ailes aux coopératives de transport à vélo, si l’addition de clauses environnementales et sociales dans les marchés publics devenait la norme. «On voudrait aussi qu’il y ait une taxe carbone ou un début de principe ‘pollueur-payeur’», suggère Antonin Castel. Les vélos auraient alors un avantage économique palpable sur les véhicules motorisés. «Les retombées seraient énormes.»
La courtoisie, sur la route et sur le marché
Jérôme Robert insiste: «Sur la route, nous devons être irréprochables.» Respecter les feux rouges et les priorités de droite et partager la route avec les autres usagers. Sur le marché aussi, il veut être un partenaire et non un ennemi des transporteurs motorisés. «À l’heure actuelle, on peut rêver du train ou du bateau pour les liaisons entre les villes, mais rien ne peut encore concurrencer les camions ou camionnettes.» Il n’exclut donc pas que «des transporteurs carbone soient des partenaires», afin de pouvoir répondre efficacement aux demandes des clients nationaux.
Le Coursier wallon étudie aussi la possibilité d’un partenariat avec City Depot, spécialiste de la distribution urbaine, pour la ville de Charleroi. L’idée est de rassembler les marchandises dans un entrepôt en périphérie. De là, des livreurs – si possible à vélo – assurent la liaison avec le centre-ville. Cette solution, mise en place dans plusieurs villes européennes comme à Cambridge, permet d’éviter la présence de gros véhicules dans les centres urbains.
La Ville d’Hasselt a investi dans le système. Des vélos-cargos électriques assurent la liaison entre l’entrepôt et le centre, aux côtés de transporteurs motorisés. Selon le Fietsberaad, un centre d’étude des politiques cyclables, trois ans après l’installation de City Depot à Hasselt, 30% des commerçants de la ville auraient recours à leurs services, avec des bénéfices directs sur le bien-être et la sécurité routière dans le centre-ville. La Ville d’Hasselt a investi, en 2012 et 2013, 150.000 euros dans le projet, qui est autonome et rentable depuis 2014. Pour les transporteurs à vélo, il s’agit d’une solution d’avenir intéressante. «Mais actuellement, à Charleroi, nous n’avons pas encore la garantie d’un volume suffisant», explique le Coursier wallon. «C’est difficile de démarrer sans aide publique. Il faut convaincre les transporteurs de charger et de décharger en dehors du centre.»
Pour conclure cette réflexion sur le transport de demain, Jérôme Robert jette un petit pavé sur la chaussée: «Il faudra aussi se demander un jour pourquoi tout doit aller si vite…» A-t-on vraiment besoin de nos nouvelles chaussures de sport dans les 24 heures? Ne peuvent-elles pas attendre que passe le livreur à vélo, avec ses bouquets de fleurs, ses litres de soupe et ses courriers de mises en demeure?
«La Cycloperativa, un atelier vélo qui brasse local», Alter Echos n°420, 23 mars 2016, Céline Gautier
Lire le dossier «Économie collaborative, la raison du plus faible?», Alter Echos n°435, décembre 2016