S’assurer que tous les États membres de l’Union européenne (UE) reçoivent les vaccins «en même temps et dans les mêmes conditions», telle était la promesse de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen dès l’automne dernier, alors même qu’aucun vaccin n’était encore disponible sur le marché. Depuis, les doses de Pfizer-BioNtech, de Moderna et d’AstraZeneca ont été autorisées, grâce au feu vert de l’Agence européenne des médicaments. Le vaccin de Johnson & Johnson devrait suivre au mois d’avril. À la mi-février, environ 17 millions d’Européens avaient été vaccinés, et, d’ici à la fin mars, ils devraient être 100 millions au total. La Commission a-t-elle pour autant réussi à éviter les disparités dans l’accès aux vaccins des Européens? Et quid des pays tiers, que Bruxelles répète vouloir soutenir? Retour sur une stratégie vaccinale européenne faite de hauts et de bas.
Consciente de ses «loupés» dans la première phase de la crise de Covid-19, quand les masques et autres équipements de protection étaient venus à manquer et que les États membres s’étaient livrés à une guerre sans merci pour tenter de trouver des stocks, la Commission européenne savait qu’en matière de vaccins, elle était attendue au tournant. Pas question pour elle d’assister à nouveau, impuissante, à une «course à l’échalote» entre États pour jouir des précieuses doses. Dès juin, l’exécutif européen a donc publié la «Stratégie de l’UE concernant les vaccins contre la Covid-19», dans laquelle il plaidait pour la constitution d’une réserve de candidats vaccins en donnant lieu à des accords d’achat anticipé. Et c’est ce qu’il a fait: tout au long de l’été, aidée par des négociateurs chevronnés en provenance de chaque État membre, la Commission a négocié avec les laboratoires pharmaceutiques qui se disaient capables de trouver la formule du Graal.
Dès le mois de décembre, la France avait mis sur la table l’idée que chaque État de l’Union cède 5% de ses doses à des pays hors UE. Mais elle n’a jamais été retenue.
Des négociations groupées avantageuses
Le premier contrat d’achat anticipé a ainsi été conclu dès le 14 août avec le britannico-suédois AstraZeneca (pour 300 millions de doses, avec une option d’achat de 100 millions de doses supplémentaires). Des accords en cascade ont suivi, avec Pfizer-BioNTech et Moderna donc, mais aussi avec CureVac, Johnson & Johnson et Sanofi-GSK. Au total, environ 2 milliards de doses ont ainsi été préréservées (certaines sont des commandes fermes, d’autres des options), pour un total de plus de 2 milliards d’euros.
Mais cette somme-là, tirée du budget européen, ne sert pas à payer directement les vaccins – puisque ce sont les États qui règlent leurs achats, aux tarifs négociés par la Commission. Ce montant sert en fait à développer les chaînes de production dans ces laboratoires, à financer les essais cliniques ou à acheter des matières premières. L’objectif? Permettre à ces entreprises d’avoir un vaccin pouvant être commercialisé le plus vite possible. «Voir une UE capable de se mettre en ordre de marche, de négocier de manière groupée avec ces gros industriels – les mêmes qui ont l’habitude de négocier en bilatéral, de faire gentiment grimper les prix et de faire régner leur propre loi –, c’est inédit et très positif», estime la médecin Véronique Trillet-Lenoir, eurodéputée membre du groupe Renew Europe (RE).
Très vite, la Commission a décidé que les volumes de vaccins disponibles État par État dépendraient de l’importance de leur population par rapport à la population totale du Vieux Continent. Une manière de mettre petits et grands pays sur un pied d’égalité. La Commission européenne a aussi publié des «boîtes à outils» à destination des États pour les aider à élaborer leurs stratégies de vaccination respectives. Dans ces stratégies, les capitales européennes décident notamment des populations à vacciner de manière prioritaire (personnes âgées, populations à risque, personnel médical, etc.) Là encore, la Commission avait à cœur de s’assurer que l’approche choisie par les États, pays par pays, est bel et bien la plus équitable possible.
Esquisse d’un mea culpa
Mais ce que la Commission n’avait pas vu venir, ce sont les «couacs» industriels qui allaient aller de pair avec la première phase des campagnes vaccinales. D’abord en provenance du consortium Pfizer-BioNTech puis d’AstraZeneca, les annonces de retards dans la livraison de vaccins se sont multipliées en début d’année. Avec elles, la négociation des doses à l’échelle de l’Union tout entière, qui devait tout avoir d’une «success story», a pris des airs de cauchemar.
Encore aujourd’hui, à Bruxelles, les responsables européens s’arrachent les cheveux: le groupe AstraZeneca a-t-il «détourné» des stocks initialement réservés par l’Europe vers les États-Unis ou le Royaume-Uni, qui ont négocié des prix plus élevés? Comment s’assurer que les laboratoires respectent leurs engagements et que les doses arrivent à temps? Face à des entreprises récalcitrantes et des opinions publiques qui s’impatientent, la Commission européenne semble bien démunie. À titre d’exemple au premier trimestre, sur les 80 millions de doses qui auraient dû être livrées partout en Europe par AstraZeneca, seule la moitié pourra finalement être acheminée. Pour l’UE, c’est un coup dur, et l’objectif des «vaccins pour tous» en fait les frais: partout, les centres de vaccination doivent repousser les rendez-vous, faute de doses disponibles. Et le mécanisme de contrôle des exportations des vaccins depuis le territoire européen vers des pays tiers qu’a instauré l’exécutif européen n’arrange rien. Au contraire, il donne du grain à moudre aux eurosceptiques qui accusent Bruxelles de «protectionnisme vaccinal».
Dans plusieurs journaux et devant le Parlement européen début février, Ursula von der Leyen a esquissé un mea culpa, admettant s’être trop concentrée sur le développement des vaccins (sur l’aspect scientifique, donc, pour s’assurer que des vaccins pourront bel et bien être trouvés), en laissant un peu de côté les enjeux – tout aussi sensibles – de la production de masse de tels remèdes.
Quant aux États membres, ils tentent aussi, individuellement, de mettre la pression sur l’industrie, dans une inévitable cacophonie: l’Italie a annoncé qu’elle compte poursuivre Pfizer en justice (aussi pour ses retards). Le ministre de la Santé allemand Jens Spahn s’est pour sa part déclaré favorable à une restriction des exportations de vaccins produits dans l’UE.
Vers une «Europe de la santé» ?
Dans un tel contexte, difficile pour l’Europe de regarder plus loin que le bout de son nez. Pourtant, Ursula von der Leyen en reste convaincue: il faut organiser dès maintenant le partage de doses européennes vers le reste du monde, vers les «pays tiers», qui en ont tout autant besoin que les Européens, puisque que, comme elle le répète à l’envi, «aucun d’entre nous ne sera en sécurité tant que nous ne serons pas tous en sécurité».
À l’issue de la visioconférence des dirigeants européens du 22 janvier, Ursula von der Leyen avait annoncé avoir «proposé la création d’un mécanisme européen permettant de partager l’accès à certains de nos vaccins jusqu’à ce que Covax soit en mesure d’en fournir de grandes quantités aux pays pauvres». «Covax» n’est autre qu’un mécanisme sous l’égide de l’Organisation mondiale de la santé qui vise à garantir l’accès équitable des pays tiers à faibles revenus aux vaccins à un prix abordable, en particulier en Afrique. L’UE y a contribué à plus de 850 millions d’euros. Mais, depuis, personne n’a vu la couleur du mécanisme annoncé par la présidente.
D’abord en provenance du consortium Pfizer-BioNTech puis d’AstraZeneca, les annonces de retards dans la livraison de vaccins se sont multipliées en début d’année. Avec elles, la négociation des doses à l’échelle de l’Union toute entière, qui devait tout avoir d’une «success story», a pris des airs de cauchemars.
«Les 27 sont d’avis qu’il faut aussi se préoccuper de nos voisins. Mais nous sommes dans une situation difficile aujourd’hui qui rend compliquées les avancées sur ce plan», a récemment dit Ursula von der Leyen, admettant «y travailler et être en contact avec les États membres pour voir s’ils peuvent donner des doses.» Dès le mois de décembre, la France avait mis sur la table l’idée que chaque État de l’Union cède 5% de ses doses à des pays hors UE. Mais elle n’a jamais été retenue. Depuis, avec l’apparition de nouveaux variants, les problèmes manifestes de production des doses et les tensions politiques entre capitales européennes, le dossier est au point mort.
En revanche, pour ce qui est de l’Ukraine, il a été annoncé que le pays recevra 117.000 doses du vaccin de Pfizer et BioNTech en février et entre 2,2 et 3,7 millions de doses d’AstraZeneca au premier semestre, par le biais de la facilité Covax, justement. Une manière pour l’Europe de montrer qu’elle se préoccupe de son voisinage, sans avoir elle-même à faire une croix sur des doses qui lui sont réservées. Des accords similaires avec les Balkans occidentaux pourraient survenir sous peu.
Ainsi, à l’intérieur de ses frontières comme à l’extérieur, l’UE peine à résoudre le «casse-tête» que représente la distribution équitable des vaccins. Et les problèmes à répétition lui rappellent son manque de compétences en matière de santé. Beaucoup, à l’image de la députée européenne Nathalie Colin-Oesterlé, du groupe du Parti populaire européen (PPE), plaident donc pour «agir concrètement pour bâtir une véritable Europe de la santé». «La prévention, la préparation aux crises, l’approvisionnement en médicaments et en équipements» seraient alors mieux assurés, veut croire l’élue. La Commission européenne a proposé un nouveau programme baptisé «EU4Health» («L’UE pour la santé») doté de près de 10 milliards d’euros pour la période 2021-2027. Les États l’ont déjà revu à la baisse, de près de moitié. Après tout, la santé, c’est leur chasse gardée.
En savoir plus
«Vaccination: les effets secondaires bénéfiques de la participation», Alter Échos n°490, janvier 2021, Cédric Vallet
«Anti-vaccins: la piqûre de rappel», Alter Échos n°468, novembre 2018, Cédric Vallet.