«Un logement habité depuis longtemps par une personne ou une famille, c’est un espace de sécurité. Il apparaît comme un nid, un refuge avec ses qualités de repos et de tranquillité. C’est également un espace que l’on construit de souvenirs, d’éléments qui nous rassurent pour se développer soi-même dans sa propre histoire. Alors quand du jour au lendemain une partie de votre maison s’écroule, c’est tout ça qui disparaît.» Ces mots utilisés par Adélaïde Blavier, professeure à l’Université de Liège et spécialiste en psychotraumatisme, résonnent aujourd’hui dans la tête d’une grande partie des sinistrés des inondations de la mi-juillet. Un moment où la Belgique a connu ce que beaucoup appellent «la pire catastrophe naturelle de son histoire»: 38 morts et un disparu, entre 80.000 et 100.000 personnes touchées, 50.000 habitations sinistrées et 160.000 tonnes de souvenirs, devenus déchets emportés par les flots. Un moment où la Belgique, pays jusqu’ici peu habitué à des catastrophes de cette ampleur, a découvert les conséquences d’un climat qui se dérègle.
«On ne peut pas dire avec certitude que cet événement est le résultat du réchauffement climatique, explique Jean-Pascal Van Ypersele, climatologue et ancien vice-président du GIEC. Ce qui est sûr, et nous le disons depuis 30 ans, c’est qu’un réchauffement de la planète augmente la fréquence et l’intensité de ces catastrophes.» En effet, selon une étude réalisée par le World Weather Attribution, cet épisode extrême a été rendu jusqu’à neuf fois plus probable par le réchauffement dû à l’activité humaine. «Comme nous le montre l’Agence européenne pour l’environnement, en Europe nous vivrons ce genre de phénomène extrême plus souvent et les infrastructures et maisons seront plus fréquemment endommagées, voire détruites, notamment dans les zones inondables», ajoute Frédéric Rossano, paysagiste et urbaniste et auteur du livre La Part de l’eau, vivre avec les crues en temps de changement climatique (Editions de La Villette, avril 2021). Ainsi le logement du futur sera peut-être aussi… plus régulièrement détruit. Et, selon les experts, la population doit s’y préparer psychologiquement et s’armer pour être plus résiliente.
«Une maison, c’est un projet de toute une vie pour beaucoup. Et ils viennent d’en mettre une partie à la poubelle: des photos, des encyclopédies, des jouets d’enfants, etc.» Olivier Ciarlan, psychologue dans la commune de Verviers
Impact
Depuis plusieurs semaines, de nombreux psychologues se rendent dans les communes sinistrées pour soutenir les personnes touchées. Olivier Ciarlan, psychologue dans la commune de Verviers, a décidé de participer à des maraudes. Pour lui, en plus de la proximité avec le danger et la mort, la perte brutale de l’habitat a été un événement très traumatisant. «Tout d’un coup, vous perdez l’endroit où vous vous sentez en sécurité, explique-t-il. Une maison, c’est un projet de toute une vie pour beaucoup. Et ils viennent d’en mettre une partie à la poubelle: des photos, des encyclopédies, des jouets d’enfants, etc.» «Le pire, je crois, c’est que nous n’étions pas prêts, ajoute José Chacon, habitant sinistré de la commune de Trooz. Nous ne savions pas comment réagir. Fallait-il d’abord se protéger? Barricader sa maison? Monter les objets auxquels nous tenions?» Un manque de préparation qui a amplifié l’état de choc et de détresse. Pour Yves Hanin, professeur d’urbanisme à l’UCL, «c’est un manque de préparation des habitants certes mais aussi du monde politique qui a lui aussi réagi dans l’urgence.» Un état de stress extrême pouvant amener à de lourdes conséquences psychologiques. «Chaque personne réagit différemment, commente Mona Lisa Ancion, psychothérapeute. Il y a des dizaines de facteurs qui peuvent faire évoluer la santé psychique des sinistrés. Actuellement les gens sont dans l’action, donc dans le stress. Il faudra ensuite surveiller les symptômes post-traumatiques. Cela doit être pris très au sérieux.»
Mais l’impact psychologique de la perte de sa maison et de la violence des eaux aurait-il été moins important si la Belgique était régulièrement soumise à ces situations extrêmes? «Je crois qu’on ne s’habitue jamais à cela», déclare Adélaïde Blavier. Ici, pour Philippe Gachon, professeur au département de géographie de l’UQÀM (Québec) et spécialiste du risque climatique, deux aspects sont à prendre en compte: «D’abord, il est normal que les gens tiennent à leur maison; notre société moderne est basée sur la propriété privée (NDLR: 71 % des Belges sont propriétaires). C’est d’ailleurs une conception de l’habitat que nous pourrions remettre en cause pour avoir plus de flexibilité et pour que les impacts psychologiques soient moins importants. En revanche, ce qui est certain, c’est que dans des pays fortement soumis à des catastrophes de ce type, et où la propriété privée est tout aussi importante, comme au Japon ou en Italie, les populations et les politiques savent réagir, savent ce qui est en train de leur tomber sur la tête, savent que leur maison peut être détruite, et certains l’acceptent.»
Réduire le risque
Pour toutes les personnes interrogées, la première chose à faire pour éviter que l’angoisse ne s’installe sera d’apporter des réponses politiques contre le réchauffement climatique, mais pas seulement. Il faudra aussi agir en matière d’aménagement du territoire et de limitation des risques. «Il faut comprendre qu’aujourd’hui le risque est aussi présent en Europe, affirme Sandrine Revet, anthropologue des catastrophes. Alors, après une catastrophe, doit-on reconstruire aux mêmes endroits et doit-on reconstruire à l’identique?» Deux questions essentielles mais qui posent d’importantes questions sociales. «Une des possibilités serait de rendre les bords de rivière inconstructibles, de reculer les digues, afin d’agrandir leur lit majeur et de débétonner pour permettre à la terre d’absorber plus rapidement l’eau en cas de crue, imagine Frédéric Rossano. C’est par exemple ce qu’ont fait des régions des Pays-Bas qui, après avoir été fortement frappées par les eaux, ont mis en place d’importants plans de prévention et d’adaptation. Cela permet d’atténuer le risque et donc la charge mentale des habitants. Sauf que cela peut impliquer de changer l’affectation des sols, voire de déplacer des populations.» Et autant dire que, politiquement, ce ne sera pas simple à faire passer. «Certaines personnes, attachées à leur territoire, à leur maison, à leur cercle social, refusent de partir. Certains nous disent: peu importe le risque, je reconstruis ici et je reste ici», raconte Olivier Ciarlan.
«Les maisons wallonnes ne sont pas pensées pour résister à autant d’eau. Il faut repenser notre manière de construire. Mais pas seulement dans les territoires proches des eaux.» Yves Hanin, professeur d’urbanisme à l’UCL
Il faudra aussi penser à élever des infrastructures pour ralentir l’eau en cas de crue, mieux armer les services de secours et construire nos maisons autrement. «Les maisons wallonnes ne sont pas pensées pour résister à autant d’eau, confirme Yves Hanin. Il faut repenser notre manière de construire. Mais pas seulement dans les territoires proches des eaux. En juin dernier, Beauraing a été frappé par une tornade qui a endommagé une centaine de maisons. C’est donc sur tout le territoire belge qu’il faut agir.» Mais alors comment? Plus solides pour résister aux catastrophes? Moins solides mais plus facilement reconstructibles comme le font notamment de nombreuses populations des îles du Pacifique? Pour Philippe Gachon, «les deux solutions sont à envisager. Il faut également penser à des stratégies simples: surélever les maisons ou laisser des espaces vides dans les caves pour accueillir l’eau en cas de crue». Mais toutes ces mesures seront-elles suffisantes pour arriver au risque zéro pour nos logements? «Le risque zéro n’existe nulle part. Il suffit de regarder les Pays-Bas, un pays qui a beaucoup investi dans les préventions des crues. Eh bien, eux aussi ont dû évacuer pendant les inondations du 15 juillet, eux aussi ont vu des centaines de maisons endommagées.»
Éduquer et préparer
Ainsi, il est un autre pays dont il serait bon de s’inspirer. Un pays qui subit tout au long des années des séismes, des typhons, des fortes pluies et parfois même des tsunamis: le Japon. En 2020, selon le World Risk Report, l’archipel nippon se situe à la dixième place des pays du monde les plus exposés aux catastrophes naturelles. Mais, grâce à de grandes infrastructures, à une forte communication et à une grande éducation qui réduisent sa vulnérabilité, le pays réussit largement à limiter la casse. Pour Debby Guha-Sapir, épidémiologiste au Centre de recherche sur l’épidémiologie des catastrophes: «C’est un pays qui a beaucoup investi dans la recherche parasismique et dans des infrastructures de prévention. Mais, malgré cela, les différentes catastrophes continuent d’y faire beaucoup de dégâts.» Le Japon a donc décidé de jouer sur deux pans complémentaires: la communication d’abord. «Les gouvernants ont beaucoup d’informations et de connaissances sur les risques naturels. Ils réagissent donc très vite lorsqu’il y a le moindre risque. C’est une communication très bien rodée.»
Et l’éducation: «Dans les écoles et les entreprises, on apprend concrètement aux gens à agir face à une catastrophe, continue l’épidémiologiste. Comment barricader sa maison, comment se confiner chez soi, comment se protéger, etc. Cela fait partie intégrante de leur éducation.» Pour elle, la Belgique devra développer une certaine culture du risque pour se préparer et accepter une relative vulnérabilité des logements et infrastructures. Mais pour Frédéric Rossano, «il ne faut pas insister sur l’aspect dramatique et créer de l’angoisse. Je ne pense pas que ce soit un bon moteur. En revanche, en plus de la préparation à l’urgence, je pense qu’il serait très efficace de voir et comprendre ces fluctuations naturelles, les mouvements des rivières par exemple. Car comprendre, c’est déjà agir et cela permettra de faire accepter une certaine normalité de ces phénomènes, qui sont, je le rappelle, naturels, mais augmentent en amplitude.» Enfin, pour tous les experts, la création de nouvelles formes de solidarité entre les territoires et les personnes sera un élément déterminant de la réussite ou non de la gestion des catastrophes naturelles. Comme l’ont fait de nombreux pays avant elle, la Belgique et ses populations n’ont plus qu’à se préparer.