88 m2, deux chambres, living avec cuisine américaine, hall de nuit avec salle de bains. Bonne situation près des transports en commun dans un quartier de Bruxelles en pleine mutation. Voici un appartement a priori impayable pour une maman célibataire, pourtant rendu accessible à Emma pour 634 euros par mois, charges comprises grâce au projet de logement féministe d’Angela D (Association novatrice pour gérer ensemble le logement et agir durablement). «Quand j’ai cherché un appart à Bruxelles, je me suis rendu compte que c’était impossible avec un seul revenu et deux enfants dont il faut s’occuper à plein temps toute seule. J’ai fouillé toutes les possibilités, toutes les agences immobilières sociales sont pleines et il y a 50.000 personnes sur une liste d’attente pour les logements sociaux. J’ai finalement trouvé Calico. J’ai déposé un dossier et on m’a accueillie.»
Les mamans solos, les plus précaires face au logement
Le bâtiment neuf, tout droit sorti de terre en 2021, comprend plusieurs projets sociaux et intergénérationnels: la maison de naissance et de repos de l’asbl Pass-ages, des logements de Housing First pour reloger des sans-abri et cette colonne gérée par l’asbl féministe Angela D avec dix appartements en non-mixité choisie et un quota pour les plus de 54 ans. Ils ont été achetés via une coopérative immobilière et sont gérés par une agence immobilière sociale (AIS). «Le contrat de bail doit être signé par une femme, c’est l’un des principes du projet, mais, bien évidemment, les hommes peuvent venir. Il ne faut pas les cacher dans le placard!», rigole Emma. Calico est l’un des premiers projets d’habitat féministe et égalitaire en Belgique qui s’inscrit dans des politiques publiques. Les locataires des appartements peuvent d’ailleurs suivre des ateliers de sensibilisation organisés par Angela D, notamment sur le thème des violences conjugales, une problématique souvent retrouvée dans le parcours des habitantes.
Le bâtiment neuf, tout droit sorti de terre en 2021, comprend plusieurs projets sociaux et intergénérationnels: la maison de naissance et de repos de l’asbl Pass-ages, des logements de Housing First pour reloger des sans-abri et cette colonne gérée par l’asbl féministe Angela D avec dix appartements en non-mixité choisie et un quota pour les plus de 54 ans.
Avec des revenus moins élevés que ceux des hommes, souvent obligées de travailler à mi-temps ou à temps partiel pour s’occuper des enfants et constituant la majorité des familles monoparentales, les femmes cumulent des critères discriminants pour se loger dignement avec leur famille. Combiné à une crise du logement à Bruxelles et des propriétaires réticents à l’idée de louer à des profils précaires, les femmes seules avec enfants sont les personnes les plus fragilisées sur le marché de l’habitat. «Pour pouvoir vivre à Bruxelles avec mes enfants, il faudrait que je travaille à temps plein pour gagner au minimum 3.000 euros net. Mais je n’ai plus la force physique, l’énergie… Même un mi-temps, c’est devenu difficile. Il faudrait chercher en dehors de Bruxelles, mais je voulais rester dans la capitale pour que mes enfants puissent être autonomes et que je puisse à mon tour retrouver un peu de liberté.»
Une chambre à soi
Si la notion du «care» est au centre du projet Calico, avec l’idée de stimuler l’entraide entre les habitants, elle désigne aussi le carcan qui a longtemps cantonné les femmes aux soins qu’elles donnent gratuitement aux autres, aux enfants, aux aînés, à leur famille en général. Pour Emma, il devient aujourd’hui vital de se réapproprier son temps, pour aussi prendre soin de soi. Une nécessité finalement quand on a la responsabilité d’élever les adultes de demain. La vie en habitat groupé permet donc de trouver du soutien pour mutualiser et collectiviser certaines tâches, mais elle ne devrait pas entraver la nécessité de pouvoir se retrancher dans une chambre à soi. Pour la mère célibataire, c’est peut-être l’un des bémols de son appartement. «J’ai essayé de mettre mes deux enfants dans la même chambre, cela n’a pas fonctionné. Résultat des courses, je dors sur un canapé-lit dans le salon près de la fenêtre. Je n’ai pas un espace pour moi, je n’ai pas d’intimité.» Une architecture féministe, égalitaire, ne consiste donc pas seulement en des logements accessibles financièrement aux femmes précaires.
Pour Emma, il devient aujourd’hui vital de se réapproprier son temps, pour aussi prendre soin de soi. Une nécessité finalement quand on a la responsabilité d’élever les adultes de demain.
Elle devrait aussi intégrer dans la brique un partage plus équilibré de l’espace, moins hiérarchisé, qui s’adapte aux différentes réalités des femmes. Or, le projet d’Angela D est hébergé dans un immeuble certes neuf, mais aux agencements classiques, standardisés avec une grande chambre censée être la suite parentale et la plus petite, censée être celle des enfants. «Il y a clairement un manque de trois chambres à Bruxelles. On pourrait faire des chambres plus petites, mais en prévoir davantage pour s’assurer que chacun ait son espace. Pour le bien-être de tous, le vivre ensemble, il faut pouvoir se retirer.» Le bâtiment, en majorité financé par des subsides européens et soumis à des échéances très serrées pour sortir de terre, n’a pas été spécifiquement pensé pour les projets d’habitats groupés qu’il allait accueillir.
Ne pas rester en dessous des barèmes
Pour autant, Emma est ravie de l’ambiance au sein du projet Calico où règnent une bonne entente et beaucoup de bienveillance. «Évidemment, la vie en communauté exige un minimum d’investissement, pour discuter, faire des AG, s’organiser. Quand on n’a pas d’argent, on est plutôt obligé de donner son temps!», résume-t-elle. À la question délicate du lieu de vie qu’elle aurait choisi si elle avait eu le choix, Emma répond que ça ne serait probablement pas celui dans lequel elle vit aujourd’hui. «J’ai choisi d’être ici, je savais pour quoi je signais, mais je ne vais pas mentir, c’est aussi par nécessité.» Quand elle a emménagé en 2021 au sein du projet Calico, la mère célibataire l’a vu comme un tremplin, une solution transitoire avant de vivre ailleurs, dans un appartement plus grand et adapté à une vie avec deux adolescents. «Ce n’est pas durable pour une maman solo de vivre ici. Lorsque mes enfants ne seront plus à ma charge, qu’ils seront partis de la maison, je ne pourrai plus rester seule ici avec deux chambres. Si je dépasse les barèmes des revenus, je dois aussi partir. Et si je dépasse de 20 euros, je n’arriverai quand même pas à me reloger dehors avec mes deux enfants tant le marché est devenu cher. Mais, à un moment donné, je n’ai plus envie de rester en dessous des barèmes.» C’est l’effet pervers des projets sociaux qui peuvent maintenir les gens dans une certaine précarité, les décourager de vouloir monter l’échelle sociale. Emma envisage donc d’acheter son appartement actuel via le système de Community Land Trust aussi présent au sein du projet Calico. «Ce système rend la propriété accessible à des gens qui n’y auraient pas accès normalement. Le principe est de séparer la pierre de la terre. La terre appartient à la fondation CLT et devient un bien commun, tandis que les propriétaires achètent uniquement le bien à des prix qui n’ont rien avoir avec le marché privé.»
L’architecture féministe forcément communautaire?
Si le projet Calico n’est pas entièrement axé sur le genre, les femmes forment quand même la majorité de ses habitantes. Ce sont elles qui ont le plus besoin de ce genre d’initiatives sociales… et communautaires. «Nous ne sommes pas toutes guidées par une passion pour la vie en communauté, mais quand on est seule avec des enfants à gérer, on y trouve intérêt. Au-delà de certains concepts féministes qui deviennent à la mode, il y a un vrai besoin qui part du terrain.» Emma cite aussi sa voisine Annie, maman de quatre enfants, qui vit désormais seule et qui, en même temps qu’elle fournit son aide pour cuisiner, accompagner les enfants des autres à faire leurs devoirs, trouve une utilité sociale et brise son isolement. Car il n’y a pas que les mamans solos qui bénéficient de la solidarité au sein d’une communauté. Il y a aussi eu Mireille, sans famille, subitement tombée gravement malade à 55 ans et qui a trouvé grâce à l’entraide des habitants et de la maison de mourance présente sur place, un accompagnement au quotidien dans son lieu de vie et jusqu’à sa fin de vie. Pour Emma, «c’est dans ce genre de moment qu’on comprend tout le sens d’un projet qui intègre la notion du care. Elle est décédée chez nous, dans un lieu adapté, et entourée. Et surtout les habitants se sont sentis épaulés. C’était un soulagement d’avoir une structure spécialisée comme Pass-age qui a pu prendre le relais».
Car il n’y a pas que les mamans solos qui bénéficient de la solidarité au sein d’une communauté. Il y a aussi eu Mireille, sans famille, subitement tombée gravement malade à 55 ans et qui a trouvé grâce à l’entraide des habitants et de la maison de mourance présente sur place, un accompagnement au quotidien dans son lieu de vie et jusqu’à sa fin de vie.
Apolline Vranken, fondatrice de l’association «L’architecture qui dégenre», qui a participé au colloque en novembre dernier «Habiter le care» organisé entre autres par Angela D, rappelle l’importance de ce concept intimement lié à celui de la communauté. «La notion du care a pour vocation de politiser le travail du soin, de le valoriser. L’idée, c’est de visibiliser cette réalité en la nommant pour qu’elle devienne un espace d’émancipation et de partage, de collectivisation, de meilleure répartition et d’égalité. Le care désigne une réalité, mais il annonce aussi un futur désirable. Il peut devenir enfermant pour les femmes quand on considère que ce don est un dû et qu’on ne le nomme pas.» L’architecture féministe doit-elle forcément se fondre dans une vie communautaire? L’architecte et chercheuse spécialisée dans l’architecture féministe nuance le propos en soulignant qu’il y a autant de types d’architectures féministes que de féminismes. «On se rend bien compte que tout le monde n’a pas le temps, l’énergie, le capital symbolique, culturel pour faire de la participation. Il faut sortir de l’injonction à la participation. Il existe potentiellement des formes d’habiter féministes qui ne s’inscrivent pas dans une communauté, notion qui reste à définir. Quatre femmes qui vivent ensemble, c’est déjà une communauté.»