Ce 24 février marque les cent ans de la loi qui régit la détention et le trafic de stupéfiants. Plongée dans les archives d’Alter Échos pour comprendre les impacts de cette politique prohibitive.
Pour Christophe Marchand, avocat en droit pénal, inutile de pinailler: l’alcool et les autres produits psychotropes devraient être sur le même pied aux yeux de la loi. «Si un usager a un problème avec sa consommation, la première intervention de l’État devrait être de le présenter à un interlocuteur social, médical, psy. Pas à un policier.» («Justice: la peine perdue?», AÉ n°465, juillet 2018) Le type de politique adoptée, plus répressive ou au contraire plus libérale, n’influence d’ailleurs pas le volume des consommations, précise Miguel Rwubu (alors à l’asbl Eurotox, Observatoire socio-épidémiologique alcool-drogues), pour qui l’enjeu de société en matière de drogues consiste plutôt à essayer d’avoir un corps social sain – du point de vue de la vie communautaire – et inclusif («Un tour du mondes des salles de consommation», AÉ n°355, mars 2013).
En matière d’inclusion, la loi de 1921 a tout faux. De l’interpellation à la prison, ce sont les plus fragiles qui font les frais de cette mise hors la loi («Pénalisation: précarité sous contrôle?», AÉ n°465, juillet 2018). La répression policière se concentre dans l’espace public, où circulent les publics les plus fragilisés – les jeunes, les minorités ethniques, les personnes précarisées. Une fois les rouages de la machine judiciaire mis en branle, la consolidation des inégalités se poursuit. En justice pénale, «plus vous êtes inséré, plus on pense qu’il ne faut pas vous désinsérer», constate l’avocate Delphine Paci. Conséquence, ceux qui finissent par croupir en prison – environ un détenu sur deux est incarcéré pour une infraction à la législation sur les stupéfiants, combinée ou non avec une autre catégorie d’infractions – sont «principalement des paumés qui n’ont pas eu beaucoup de chance dans la vie», ajoute Frédéric de Thier, directeur de la prison de Marche-en-Famenne. Des personnes qui, «si elles étaient dehors, bien aidées et bien suivies, ne porteraient pas atteinte à la sécurité».
Un rocher de Sisyphe
Inefficace du point de vue d’une baisse de la consommation, la loi l’est tout autant pour ce qui concerne la chasse aux producteurs et aux trafiquants. Ces derniers sont des «entreprises commerciales qui s’adaptent très vite au marché et aux techniques d’enquête. Quand une filière est démantelée, d’autres reprennent aussi vite les affaires», explicite Bernard Michielsen, substitut du procureur du Roi au parquet de Bruxelles. Ce que confirme Alain Vlaemynck, de la direction judiciaire de la zone Bruxelles-Nord: «Les stups, c’est un marché sans fin» («Police: chasse aux dealers ou aux consommateurs?», AÉ n°465, juillet 2018). Un système répressif qui pourrit la vie du policier, selon Thierry Tintoni, policier retraité à la tête du collectif français Police contre la prohibition («Drogues: ces flics qui lèvent la voix contre la prohibition», AÉ n°488, novembre 2020): «La moitié du travail policier sert à la chasse à la boulette de shit», un travail qui «coûte des sommes colossales», pour un résultat «médiocre». «Tout cet argent pourrait être utilisé pour davantage de travail de proximité ou pour faire plus de prévention dans les écoles», regrette-t-il.
Face aux impacts négatifs de ce modèle punitif sur la santé des consommateurs, qu’est-ce qui empêche le législateur de revoir sa copie?
Des projets «pousse-la-loi»
Côté associatif, nombre de projets ont dû jouer des coudes pour se faire une place en dépit du fait qu’ils risquaient d’être considérés comme de «l’incitation ou de la facilitation à l’usage» au regard de la loi. Échange de matériel d’injection, testing de produits en milieu festif («Modus Fiesta ‘teste’ pour réduire les risques», AÉ n°355, mars 2013), délivrance de méthadone ou d’héroïne pharmaceutique («Les rails trop courts du train de l’héroïne», AÉ n°334, mars 2012), ils ont dû faire l’objet d’exceptions législatives acquises à coups d’acharnement ou être développés dans le cadre d’expérimentations scientifiques pour voir le jour sans être inquiétés. Le petit dernier en date: la salle de consommation à moindre risque. En 2018, la Ville de Liège ouvre la première salle belge – à Bruxelles, ces projets sont également au programme (lire le carnet Focales de décembre 2018). Là où notre pays accusait un retard considérable par rapport à ses voisins, une avancée pointe enfin le bout de son nez grâce à un accord entre la Ville et le parquet, une circulaire de ce dernier précisant qu’aucune poursuite ne serait entamée contre le projet de réduction des risques. Sans se prononcer plus avant sur la politique de prohibition, le bourgmestre Willy Demeyer commentait, dans une interview réalisée en 2014: «Ma position est celle d’un gestionnaire de grande ville. Je ne suis pas dans une optique de principes généraux, je suis dans la résolution de problèmes. Et cette réponse-là, on aurait déjà dû l’avoir il y a dix ans.» («Willy Demeyer: une approche pragmatique de la toxicomanie», AÉ n°374, janvier 2014.)
Mais ces réponses pragmatiques demeurent des enclaves dans un contexte répressif global. «Même avec des salles de consommation, on opère dans une espèce de schizophrénie, relève dans nos pages Fabrice Olivet (ASUD, Autosupport et réduction des risques parmi les usagers de drogues, France). On tolère la consommation dans un périmètre donné et, au-delà de cela, c’est la répression.» (AÉ n°355, mars 2013.)
Le droit à la santé prévaut
La répression a des incidences négatives sur la santé: elle entrave le contrôle de la qualité des produits, érige des barrières dans l’accès aux soins, suscite stigmatisation et autodévalorisation des usagers. «Or l’estime de soi est très importante dans une démarche thérapeutique», signale Bruno Valkeneers, de l’asbl Transit qui accueille et héberge des usagers de drogues (AÉ n°465, juillet 2018). La loi de 1921 est pourtant une loi de santé publique. Face aux impacts négatifs de ce modèle punitif sur la santé des consommateurs, qu’est-ce qui empêche le législateur de revoir sa copie? Pas les conventions internationales, indique la professeure de droit pénal (Université Saint-Louis) Christine Guillain («La tolérance zéro est une hérésie», AÉ n°393, novembre 2014), car «des portes de sortie permettent d’échapper à cette prétendue obligation de criminalisation». Elle s’appuie notamment sur l’expérience du Portugal, qui a dépénalisé en 2000 l’usage, la détention, l’achat, la culture de toutes les drogues à des fins de consommation personnelle. «Ce pays a mobilisé le principe de proportionnalité présent dans sa Constitution. Il a considéré que, par rapport à l’objectif de santé publique poursuivi, il était disproportionné de pénaliser la détention.» La professeure – se prononçant pour une dépénalisation puis une légalisation et une régulation de toutes les drogues – ajoute: «Sur le plan politique, on a toujours considéré que l’interprétation de l’Organe international du contrôle des stupéfiants (OICS, ONU) prévalait. Or, c’est l’interprétation des États qui prévaut. L’OICS ne peut pas être un obstacle juridique et on peut tout à fait démontrer la contrariété d’une politique répressive avec les droits de l’homme.»
Le problème réside donc plutôt dans cette idée, tenace et relevant davantage de l’idéologie ou de la morale, selon laquelle on pourra, un jour, bâtir une société saine – au sens, cette fois, d’une société sans vice. «Il y a un gros tabou autour de l’abstinence, déplore Catherine Van Huyck, de Modus Vivendi (asbl de réduction des risques liés à l’usage de drogues). Les consommateurs sont considérés comme des malades, qu’il faut absolument sortir de ‘l’esclavage’. Or non seulement la majorité des consommations sont gérées, mais il serait surtout utopique d’espérer atteindre une société sans drogues.» (AÉ n°355, mars 2013.)
En savoir plus
«Répression des drogues: peine perdue» (dossier), Alter Echos n°464, juillet 2018.
Elle est vieille, la loi belge qui pénalise la détention, la vente, la fabrication et l’importation de stupéfiants en Belgique. Trop vieille? Si elle a subi quelques modifications au cours du temps, la loi presque centenaire suscite
la critique pour son anachronisme.
«Salle de consommation de drogues: le projet ‘pousse-la-loi’ des Liégeois», Focales, décembre 2018.
La Ville de Liège n’a pas attendu la modification de la loi fédérale de 1921 contre la prohibition pour ouvrir la première salle de consommation de drogues en Belgique. Depuis septembre, Saf-ti, « sauve-toi » comme on dit à Lidje, permet à 200 usagers de consommer héroïne et cocaïne dans un environnement sécurisé tout en bénéficiant d’un accompagnement sanitaire.
«Drogues à ciel ouvert, cocktail de risques», Alter Echos n°414-415, décembre 2015.
En Belgique, des personnes sans logement, d’autres qui ont retrouvé un toit mais conservent leurs habitudes d’errance, n’ont pas d’autre endroit où consommer qu’un squat délabré, un parking ou une berge de canal. Reportage à Bruxelles et à Charleroi.
«Drogues: vers une consommation encadrée» (dossier), Alter Echos n°355, mars 2013.
D’impensables au départ, des projets de consommation encadrée de drogues illicites apparaissent un peu partout dans le monde. L’objectif n’est pas de moraliser les toxicomanes, ni de les inciter à consommer, mais plutôt de les amener à réduire les risques liés à leur consommation.
A relire également:
«Drogues: vers l’interdiction totale?», Alter Echos n°347, septembre 2012.
Dépassé par la vente de drogues « légales » sur internet, le gouvernement a décidé d’agir. Une proposition de loi est en préparation. Déjà, les associations la dénoncent.