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Loi quotas: où sont les failles?

Depuis 2011, la loi fédérale sur les quotas de genre dans les conseils d’administration a prouvé sa nécessité. Le plafond de verre qui empêchait les femmes d’accéder à des postes d’administratrices s’est doucement brisé. Mais une résolution récemment adoptée par la Chambre met en lumière plusieurs lacunes dans l’application de cette législation.

Marie-Flore Pirmez 04-07-2024 Alter Échos n° 518

Le 2 mai dernier, suite à sa plénière hebdomadaire, la Chambre adoptait un projet de résolution relative à l’évaluation de la loi du 28 juillet 2011. La fameuse «loi quotas» qui vise à garantir la présence d’au moins un tiers (33%) de chaque sexe au sein des conseils d’administration (CA) des entreprises publiques autonomes, des entreprises privées cotées en Bourse et de la Loterie nationale. Peu après la Norvège en 2008, la Belgique devenait alors l’un des premiers pays au monde à légiférer en la matière. Et la loi a en partie porté ses fruits.

Dans son quatrième bilan sur la loi quotas publié en 2022, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH) révèle qu’entre 2008 et 2020, la proportion de femmes au sein des CA de l’ensemble des entreprises concernées par la loi a globalement bondi, passant de 8,2% à 34,1%. L’asbl JUMP, qui œuvre à promouvoir l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, indique même un taux de 39% en 2023 et de 40% pour les CA du BEL20, les 20 plus grandes sociétés belges cotées en Bourse.

À la loupe, 89,3% des entreprises – soit 101 sur 113 – atteignaient la représentation d’un tiers de femmes dans leurs CA en 2020. En prenant en compte le délai de six ans après l’entrée en Bourse accordé par la loi aux entreprises nouvellement cotées, le taux de conformité monte même à 98,2%. Les deux seuls mauvais élèves sont Accentis et Cumulex. La première société, spécialisée dans la détention et la gestion d’actifs immobiliers, affirme ne pas encore avoir trouvé de candidate appropriée. Mais l’entreprise entrait dans les conditions du quota lors des deux précédents relevés de l’IEFH, en 2016 et 2017 (avec deux femmes et trois hommes composant son CA). La seconde société, une holding, ne fournit aucune explication.

Une résolution pour souligner les manquements

Pendant la plénière à la Chambre, quelques partis s’accrochaient sur l’éternel débat entourant la discrimination positive. Kathleen Depoorter (N-VA) exprimait ainsi avoir «un peu de mal avec les quotas. Nous devons nous demander pourquoi les femmes restent sous-représentées dans les CA. Le contexte dans lequel elles travaillent est-il suffisamment compatible avec la vie de famille?» La charge familiale incomberait donc de facto aux femmes. Sans surprise, le parti de la députée néerlandophone n’a pas soutenu le texte qui a de toute manière été adopté.

D’autres parlementaires ont pris soin de souligner les améliorations amenées par la loi quotas sur la représentativité des femmes dans les CA. «La loi permet justement de soutenir une certaine population qui, sur le marché du travail, est victime d’un plafond de verre et de discriminations quant à l’accession à des postes à responsabilités», enchérit Cécile Cornet (Écolo-Groen). Mais l’enjeu au cœur de la proposition de résolution était surtout de signaler les manquements de cette législation.

D’abord, le manque d’un organe de contrôle. Sans contrôle, pas de sanctions. Mais assez singulièrement, les punitions n’ont pas été nécessaires. Les entreprises se sont mises au diapason presque toutes seules. Depuis l’entrée en vigueur de la loi, l’IEFH évalue ses retombées mais n’a jamais été formellement désigné comme organe de contrôle. L’institut a néanmoins exercé un effet de contre-pouvoir. «On a contrôlé les quelques entreprises qui ne rentraient pas dans les clous du quota de manière informelle, explique Véronique De Baets, porte-parole de l’institut. On leur a envoyé un courrier et elles sont rapidement rentrées dans les rangs. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance car les détracteurs de la loi quotas étaient nombreux. Les employeurs craignaient de ne pas trouver les bons profils ou de devoir gonfler leur CA avec des femmes pour rentrer dans les conditions, ce qui aurait fait exploser le nombre d’administrateurs. Mais ça ne s’est pas produit. Ce nombre a même diminué certaines années.»

«Sans obligation légale, le pouvoir reste dans l’entre-soi masculin.»

Isabella Lenarduzzi, fondatrice de JUMP

Second manquement, sémantique et plus sensible cette fois: dans ses termes, la loi quotas ne s’applique qu’aux conseils d’administration et pas aux comités de direction. Dans la proposition de résolution, la rapporteure Goedele Liekens (Open Vld) constate en effet la faible représentation des femmes au sein de ces comités, plus hauts dans la hiérarchie. En 2020, les comités de direction étaient composés de seulement 14,8% de femmes. Le nombre de comités de direction sans femmes ou composés d’une femme seulement a quant à lui augmenté (de 74,5% en 2017 à 82% en 2020). «Personne n’aime les quotas, regrette Isabella Lenarduzzi, fondatrice de JUMP. Surtout pas les personnes qui sont censées en bénéficier car ça les stigmatise. Mais la pente ne va pas naturellement vers l’égalité. Sans obligation légale, le pouvoir reste dans l’entre-soi masculin.»

JUMP note également que la loi de 2011 ne considère pas la question de la présidence de ces conseils et autres comités: seulement 5,6% de toutes les sociétés belges cotées ont à leur tête une présidente, une seule parmi le BEL20. «Mon genre n’a jamais influencé mon élection», affirme Françoise Chombar, présidente de Melexis. Figure d’exception, l’entreprise spécialisée en capteurs microélectroniques affirme avoir toujours mis un point d’honneur à afficher un CA composé à parts égales d’hommes et de femmes et diversifié à d’autres égards (âge, nationalité, secteur, expérience, rôle, etc.). «La diversité dans la culture d’entreprise apporte bon nombre d’avantages concurrentiels, notamment en matière d’innovation et d’attraction des talents. C’est une occasion manquée pour les autres entreprises de ne pas en faire autant. Au sein du BEL20, beaucoup de sociétés sont issues de secteurs traditionnels. Est-ce une raison qui expliquerait que Melexis soit encore la seule entreprise du BEL20 présidée par une femme?», interroge Françoise Chombar.

Pour pallier ces manquements, le texte de résolution émet plusieurs recommandations: renforcer le quota actuel à 40%, étendre la législation aux comités de direction, prévoir un organe de contrôle habilité à sanctionner les sociétés qui ne respectent pas les quotas. Des sanctions financières et non financières pourraient être employées, comme d’exclure les sociétés concernées des procédures d’attribution de marchés publics ou d’aides d’État. Mais alors qui pour jouer les contrôleurs? Certains avancent l’idée de créer cet organe de toutes pièces. D’autres de confier la tâche à l’IEFH. «L’institut est prêt à poursuivre les évaluations de la loi quotas, mais pas à contrôler ni à sanctionner les entreprises, réplique Véronique De Baets. On dispose de suffisamment de structures en Belgique sans qu’il faille nécessairement créer un nouvel organe. La compétence pourrait être déléguée à l’auditorat du travail par exemple, ou via la FSMA (NDLR, l’Autorité des services et marchés financiers). Ce sont des pistes à explorer.»

À l’Europe, les femmes à bord

Une autre recommandation mentionnée dans la résolution belge concerne la directive européenne «Women on Boards», adoptée par le Parlement européen en novembre 2022 qui attend des États membres une transposition en droit national d’ici à janvier 2026. D’apparence plus exigeante, la directive vise à ce qu’au moins 40% des postes d’administrateurs non exécutifs ou 33% de tous les postes d’administrateurs soient occupés par le sexe sous-représenté. «La Belgique colle déjà à ces exigences européennes, détaille Véronique De Baets. La directive européenne fixe un quota minimal qui est le fruit d’un compromis entre les États membres. Mais je pense qu’il n’est pas bon de se dire que le travail est fait, car la directive prévoit aussi d’autres mesures en matière d’information et de sensibilisation au sein des entreprises.» Les sociétés cotées en bourse devront en effet introduire des procédures de recrutement plus transparentes et fournir de façon annuelle les informations sur la représentation genrée de leur CA. Si les quotas ne sont pas atteints, les sociétés devront se justifier sur la manière dont elles prévoient de le faire.

Et dans les asbl?

Bien que le secteur associatif ne soit pas concerné par la loi fédérale, un décret wallon de 2014 – surnommé «décret mixité» – impose un maximum de deux tiers de membres du même sexe aux CA des organismes privés agréés par la Wallonie. Pour conserver leur agrément (et leurs subventions), les entreprises d’économie sociale doivent donc rester en règle avec ce critère genré, parmi un panel d’autres conditions.

Étonnamment, peu d’observateurs se penchent sur cet aspect dans le secteur. La CODEF, fédération patronale du secteur associatif, confie ne pas travailler le sujet. Même son de cloche à l’Union des entreprises à profit social (Unipso) ou chez Bruxeo, organisme de représentation des employeurs du secteur social dans la capitale. Heureusement, même s’il ne s’agit pas de son sujet de prédilection, l’Observatoire de l’économie sociale scrute annuellement la composition des CA des asbl et sensibilise le grand public sur cet indicateur.

Dans son cahier de 2023, l’Observatoire note que les administratrices ont toujours été plus nombreuses dans les entreprises d’économie sociale que dans l’économie classique. Au début des années 2000, leur CA était composé de 28% de femmes. Vingt ans plus tard, cette proportion atteint les 37%, alors que la part de femmes dans le CA des entreprises d’économie classique non soumises à un texte de loi a stagné sur la même période. Mais rappelons que les travailleuses restent majoritairement prépondérantes dans le secteur de l’économie sociale. Elles représentent pas moins de 70% de la main-d’œuvre, contre 50% dans l’économie classique.

«Il ne faut pas sous-estimer la difficulté de trouver des profils complémentaires pour des postes d’administrateurs la plupart du temps bénévoles.»

Unipso

Outre les chiffres, l’agence-conseil Crédal, active dans la finance solidaire, s’intéresse notamment à l’effet de la législation wallonne sur le terrain. Elle forme régulièrement les asbl et leur CA sur la question du genre. «Le secteur associatif a beau véhiculer de nombreuses valeurs humanistes et d’équité, des biais persistent, souligne Patricia Cardon, directrice accompagnement chez Crédal. Une majorité de structures en font carrément un non-sujet et croient que l’inclusion du genre sous-représenté s’applique déjà naturellement.» Cet aspect de leur gestion passe souvent à la trappe, par manque de temps ou de ressources humaines. À l’époque du décret, l’Unipso souhaitait d’ailleurs que les dispositions sur la parité genrée dans les CA ne soient pas rendues obligatoires. «Il ne faut pas sous-estimer la difficulté de trouver des profils complémentaires pour des postes d’administrateurs la plupart temps bénévoles», appuie la fédération.

Plus d’administratrices, moins d’émissions carbone

Des études1 ont montré que dans les pays développés, les femmes ont une empreinte carbone en moyenne plus faible que leurs homologues masculins. Plus récemment, une équipe de chercheurs de l’IÉSEG School of Management de l’Université de Lille s’est attachée à étudier la corrélation les émissions carbone de plusieurs milliers d’entreprises et l’augmentation de la présence de femmes au sein des CA. L’échantillon reprend les datas de 9.883 entreprises cotées en bourse, issues de 50 pays du globe et observées de 2002 à 2019. La question posée en creux était la suivante: une meilleure parité dans les CA des entreprises pourrait-elle contribuer à réduire les émissions globales de CO2? Selon l’étude2, la réponse est clairement oui. Tant pour les émissions directes qu’indirectes. «Les administratrices font preuve de traits prosociaux et altruistes plus que les hommes, mais aussi d’une plus grande sensibilité à l’éthique et aux réglementations, détaillent les chercheurs lillois. Elles sont plus enclines à soutenir les politiques qui protègent les citoyens, les consommateurs et l’environnement.» Les réductions d’émissions sont mieux prononcées dans les contrées où les sociétés doivent se plier à une législation nationale en matière de parité des sexes dans l’administration, en comparaison aux pays qui n’ont opté que pour des lignes conductrices non contraignantes. L’analyse souligne également que la réduction des émissions carbone des entreprises examinées a été plus importante suite à la signature de l’Accord de Paris en 2015. «Cette étude offre des indications précieuses aux décideurs politiques en suggérant que l’approche législative est efficace à la fois pour adresser la diversité au sein des CA et le changement climatique», concluent les chercheurs dans l’étude.

 

1. Ergas, C. & York, R. (2012) Women’s status and carbon dioxide emissions: A quantitative cross-national analysis. Social Science Research, 41(4), p. 965-976. https://doi.org/10.1016/j.ssresearch.2012.03.008

2. Barroso, R. Duan, T. Guo, S. & Kowalewski, O. (2024) Board Gender Diversity Reform and Corporate Carbon Emissions. IESEG Working Paper Series. http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.4496093

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