Le 11 juin 2002, était adoptée une loi relative à la protection contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail. De l’avis de Kathleen Van Brempt(anciennement secrétaire d’État à l’Organisation du travail et au Bien-être au travail) qui en a mené l’évaluation, cette loi dite «loi harcèlement », ou loi anti-harcèlement, a joué le rôle de « container » dans sa phase de démarrage. Elle a été porteused’espoirs de dénouements et aussi de désillusions. Après deux ans de fonctionnement, une évaluation a donc été menée, et ses conclusions renduespubliques, cet été. Si l’on ne dispose pas de données quantitatives complètes, quelques observations, tant dans le cadre du rapport d’évaluation, que ducôté d’experts et d’intervenants dans le domaine, laissent à penser à des adaptations futures du texte. Ajustements auxquels devraient s’attacher lescollaborateurs de la ministre de l’Emploi et du Travail, Freya Vanden Bossche, responsable de cette matière au sein du gouvernement fédéral, cuvée 2003. Onévoque un remaniement pour l’été 2005, tout en précisant que les axes principaux du texte initial seront maintenus, voire renforcer dans le cas de l’aspectpréventif.
Harcelé ou pas…
La matière visée par cette loi est difficile. Ressentie comme « personnelle, subjective et excessive » par la victime, elle devrait de par le cadre légalêtre « examinée et abordée objectivement ». Encore faut-il s’entendre sur les termes : violence et harcèlement moral ou sexuel au travail.L’évaluation de l’application de la loi indique que la principale difficulté réside dans la notion de « harcèlement ». « Toutes les partiesconsultées estiment, en effet, qu’il est toujours difficile de déterminer quels agissements peuvent/doivent être compris dans cette notion. De même, il n’est pastoujours évident de savoir de quelle manière pouvoir faire la distinction entre les conflits qui ne peuvent pas (encore) être considérés comme des cas deharcèlement ». C’est, de l’avis des auteurs du rapport d’évaluation (la direction générale à l’humanisation du travail, et celle ducontrôle du bien-être au travail)1, vers la jurisprudence qu’il faudra se tourner.
Il est à noter qu’à l’heure actuelle, aucun cas porté devant une juridiction pénale, une des voies pour le plaignant, n’a conclu à unecondamnation pour harcèlement (sauf une dernièrement selon un article du journal Le soir des 6 et 7 novembre, qui n’en dit pas plus). Les tribunaux sont prudents, expliqueDominique Antoine, conseillère juridique au Setca (syndicat d’employés, de techniciens et de cadres – FGTB)2. Ils craindraient de créer desprécédents.
De manière plus générale, les intervenants estiment que nombre de cas ne relèvent pas du harcèlement mais de problèmes de communication, ou de conflits.Ces derniers diffèrent du harcèlement, expliquent les formatrices du groupe de sociologie wallonne spécialisé dans cette matière3. Les conflitsinterviennent dans une relation dite « égalitaire » ; alors que dans les cas de harcèlement, les positions sont dites « complémentaires »,l’écart entre les deux protagonistes se creuse, et les stratégies de maintien ou d’adaptation échouent. « Il y a une grande confusion entre des situationsrelationnelles conflictuelles et de harcèlement. Il y a une tendance à dire : je suis en conflit avec cette personne c’est parce qu’elle me harcèle. Mais il y a unemarge et il ne faut pas confondre », explique Marc Payen de la CSC-Enseignement4.
Définitions établies dans la loi sur le bien-être
Violence au travail : « toute situation de fait où un travailleur est persécuté, menacé ou agressé psychiquement ou physiquement lors del’exécution du travail. »
Harcèlement moral au travail : « conduites abusives et répétées de toute origine, externe ou interne à l’entreprise ou l’institution, qui semanifestent notamment par des comportements, des paroles, des intimidations, des actes, des gestes et des écrits unilatéraux, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte àla personnalité, la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’un travailleur lors de l’exécution de son travail, de mettre en périlson emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant. »
Harcèlement sexuel au travail : « toute forme de comportement verbal, non verbal ou corporel de nature sexuelle, dont celui qui s’en rend coupable, sait ou devrait savoir,qu’il affecte la dignité de femmes et d’hommes sur les lieux du travail. »
Relevons que le harcèlement moral est entendu dans le sens de comportement persistant dans la durée. Á cet égard, « Le harcèlement moral. La violence perverseau quotidien », livre de Marie-France Hiridoyen, psychiatre et psychanalyste française sorti en 1998, continue de servir de balises à certains pour définir lephénomène. D’aucuns considèrent cependant qu’elle propose une vision trop simpliste, parfois paralysante, enfermée dans le rapport entre une « victime» et un « pervers ». Là où il faudrait s’attacher aux faits et aborder le problème sous un angle multifactoriel, combinaison d’aspects relevant dela personnalité, mais aussi de facteurs organisationnels. L’organisation est privilégiée dans le sens où elle constitue un facteur sur lequel il est possibled’agir.
Protéger contre le mal-être, favoriser le bien-être
Á côté des mesures de protection contre des comportements excessifs, c’est aussi de bien-être et de prévention dont il faudrait parler. En effet, la loicomporte également ces deux volets : protection et prévention. Dans ce cadre, l’employeur est tenu d’entrer dans un processus constant de gestion des risques pour lebien-être des travailleurs. On distingue trois types de prévention : primaire, comme, les aménagements matériels des lieux de travail, les obligations de la lignehiérarchique, l’information et la formation des travailleurs ; secondaire comme l’accueil, l’aide et l’appui aux victimes ; tertiaire avec les mesures de prise encharge et de remise au travail des victimes (la reconversion, la réinsertion au travail, le suivi thérapeutique…).
La prévention semble d’autant plus importante que, comme le signale le rapport d’éva
luation, « il ressort de l’application de la législation que lescauses profondes du comportement excessif trouvent principalement leur origine dans les manques organisationnels et dans le manque de communication », plutôt que de facteurs individuelscomme la personnalité des individus. Mais, « on reste, pour ainsi dire, coincé dans le traitement des plaintes individuelles avec pour conséquence que l’approchecollective de la problématique est peu abordée. On insiste bien plus sur la résolution du problème du comportement excessif que sur le fait de l’éviter», explique le rapport d’évaluation. Parmi les explications données à ce peu de succès pour l’élaboration d’une politique deprévention, le rapport avance plusieurs facteurs dont l’insuffisance d’instruments pour réaliser une analyse de risques et les incertitudes quant aux conséquences decette analyse. C’est alors en termes de coûts du mal-être au travail que l’on commence à parler aux employeurs, constatent les formatrices du groupe de sociologiewallonne. Moins d’absences pour cause de maladies, moins d’accidents de travail, rentabilité accrue… Et de démonter la notion du stress comme facteur derentabilité.
Moyens d’actions
Le travailleur qui s’estime victime de violence ou de harcèlement peut opter pour différentes voies d’action :
• par la procédure interne. Via la personne de confiance ou le conseiller en prévention (si la désignation d’une personne de confiance est facultative, celle duconseiller en prévention pour les aspects psychosociaux est obligatoire). Via l’employeur directement;
• par un recours à l’inspection du travail (SPF Emploi, travail et concertation social);
• par une procédure devant la juridiction compétente (civile ou pénale).
Tous les secteurs semblent concernés, peu importe le domaine ou la taille de la structure de travail. On rencontre de tout, explique Nadine Meunier, auditrice du Tribunal du travail deLiège5, spécialisée dans ces questions, depuis la sidérurgie, l’administration, le commerce… Les enseignants seraient également de bonsclients. Comme les secteurs qui touchent aux soins de santé, le secteur enseignant est touché, témoigne Dominique Antoine du service juridique du Setca, rappelant qu’il nefaut cependant pas confondre stress, « burn out » et harcèlement. Toutes deux pointent la problématique du secteur public. Si dans le privé on ira probablement plus rapidement versune rupture du contrat, les solutions du côté du public ne sont pas évidentes à trouver. Il apparaît difficile d’avoir un interlocuteur, décideur quiprenne ses responsabilités. Avec des exceptions bien entendu, comme ces échevins de l’Instruction publique proches de leur base.
Préférence aux services externes
C’est l’employeur qui détermine les mesures à prendre pour protéger les travailleurs. Il a l’obligation de désigner un conseiller en prévention(interne ou externe), spécialisé dans les aspects psychosociaux du travail. Le conseiller en prévention a une fonction en principe consultative et de recommandations àl’employeur. Si la plupart des employeurs ne sont pas en ordre, on constate pour ceux qui le sont qu’appel est fait plus fréquemment à des services externes deprévention et de protection du travail (SEPP). Les SEPP se doivent d’être agréés par le ministère de l’Emploi. Une vérification del’agrément n’est pas inutile. Elle révèle parfois des surprises. Ils comptent parmi les acteurs de la médecine du travail qui pratiquaient déjàles inspections médicales, parmi les secrétariats sociaux aux compétences élargies…
Même constat pour le secteur de l’enseignement. On remarque du côté du Sel (Syndicat de l’enseignement libre – Setca) que le choix des écoles s’estporté sur le recours à un tiers, sur un service externe donc, institué par le réseau de l’enseignement catholique, par exemple. Idem aussi du côté del’administration de la Communauté française qui gère entre autres, son réseau d’écoles, les services de l’administration. C’est la garantiede neutralité qui semble avoir guidé ce choix. Etre totalement extérieur est cependant parfois signe de difficultés de connaissance du secteur et d’interventionmaladroite. Et Marc Payen de donner cet exemple de l’avis d’un expert pour l’affectation d’un enseignant dans un autre établissement scolaire. Une recommandationtrès difficile si pas impossible dans le réseau de l’enseignement libre. Á charge de l’employeur, les affiliations à un SEPP courent, par ailleurs, le risquede prendre la couleur de relations commerciales, avec un client (l’employeur) à satisfaire.
Les personnes de confiance, un rôle en attente de précisions
Parallèlement, si l’employeur le souhaite, il peut désigner une personne de confiance au sein de la structure. Toute l’intervention de cette personne résidera dansl’informel, avant le dépôt d’une plainte. Accueillir le travailleur qui s’estime victime, lui dispenser des conseils, instaurer le cas échéant un lieu deparole entre les deux parties, etc… Le rôle précis des personnes de confiance demeure cependant difficile à délimiter notamment dans son articulation avec leconseiller en prévention. D’aucuns pensent que la désignation de cette personne devrait être obligatoire. Certains, a contrario, se montrent hésitants, questionnantla neutralité de la personne. La Communauté française a, par exemple, tranché le dilemme pour son réseau d’écoles. Elle a désigné unepersonne de confiance au sein de son administration, mais extérieure aux établissements.
La formation des personnes de confiance est aussi questionnée. Certains jouent les « apprentis sorciers », constatent les formatrices du groupe de sociologie wallonne.L’écoute, la gestion de conflit… nécessitent d’être formés, ce que la loi ne prévoit pas.
Lors de l’évaluation de la loi, le groupe de travail constitué de personnes de confiance exprimait son souhait de renforcer la fonction, exercée souvent «bénévolement », sans protection particulière par rapport à d’éventuelles pressions. Stipuler que la personne de confiance n’est ni médecindu travail, ni délégué syndical, ni membre de la ligne hiérarchique ; ou mentionner qu’elle ne doit pas appartenir aux services logistiques ou horizontaux del’entreprise (fonction de staff)… sont autant de propositions avancées pour instaurer un principe d’indépendance à cette personne. Elles ne font pasl’unanimité. Concernant les délégués syndicaux par exemple. Dominique Antoine envisage positivement qu’ils rempliss
ent la fonction de personne de confiance.Ils bénéficient déjà d’une protection, de structures d’appui (information et formation), se chargent des droits des travailleurs. Les travailleursd’ailleurs n’hésitent pas à interpeller directement les organisations syndicales. Comme en témoigne le service juridique du Setca qui avait dans un premier tempsinvesti dans la formation et l’information à ce sujet et compte une personne spécialisée dans le domaine.
Appel aux juristes
Parmi les procédures, le recours à une autorité judiciaire. De ce côté, Nadine Meunier, auditrice du Tribunal du travail de Liège, constate une inflationde plaintes souvent non fondées, de recours à cette autorité totalement tierce, sans lien de dépendance avec l’employeur, crédible dansl’autorité qu’elle exerce. Nadine Meunier évoque à son niveau également un travail de médiation. Un travail qui permet de maintenir la relationcontractuelle, de continuer à travailler dans de bonnes conditions, explique-t-elle. Mieux vaut un bon arrangement, qu’un mauvais procès, diront certains. Parmi les solutionsenvisagées : le changement d’affectation négocié, le départ avec indemnités, la prise en charge psychothérapeutique, les excuses simplement, lesexplications en face à face, l’organisation de stage de formation, coaching des responsables de personnel… Pour Nadine Meunier, il s’agit surtout de bricolages.D’autant plus que juriste ne veut pas dire psychologue. D’ailleurs, tous ces « techniciens du droit » ne traitent pas des cas de harcèlement. Á Liège,l’auditrice explique qu’elle bénéficie d’une sorte de supervision de la part de l’Université de Liège, du département de psychologie socialedes groupes et des organisations dirigé par Daniel Faulx6. Un suivi que Dominique Antoine du service juridique du Setca juge également nécessaire.
Nadine Meunier évoque le temps que demande ce type d’intervention. La tâche est facilitée si un conseiller en prévention a déjà traitél’affaire. Son dossier peut alors être saisi par le tribunal, son travail de recommandations à l’employeur peut éclairer. Mais mettre une limite, fixer un délaimaximum d’intervention pour aboutir à une solution relève de l’avis de certains de l’utopie. Or c’est souvent d’urgence dont les plaignants font état.Beaucoup ne voient comme solution que les congés de maladies. Ajoutons que, dans l’entre-temps, il apparaît parfois aussi nécessaire de soutenir la personne mise encause.
1. Rapport disponible à l’adresse suivante : http://meta.fgov.be/pi/pib/frib63.htm
2. Setca, service juridique – tél. : 02 519 72 11 – courriel : dantoine@setca-fgtb.be
3. Groupe de sociologie wallonne, asbl associée à l’Université catholique de Louvain, av. de l’Espinette 18 à 1348 Louvain-la-Neuve – tél. : 010 47 4176.
4. CSC-Enseignement, rue de la Victoire 16 à 1060 Bruxelles – tél.: 02 539 00 01.
5. Tribunal du travail de Liège, rue Saint Gilles 85 à 4000 Liège– tél. : 04 232 84 84.
6. Département de psychologie sociale des groupes et des organisations, bld du Rectorat, 5 à 4000 Liège – tél. : 04 366 46 75 – courriel : Daniel.Faulx@ulg.ac.be