Pascal Smet (SP.A)1, l’un des deux ministres en charge de l’Aide aux personnes à Bruxelles, aime à évoquer, lorsqu’on lui demande à quoi devraitressembler la politique d’aide aux sans-abri dans notre capitale, un modèle à mi-chemin entre le modèle parisien et londonien. Or, si on voit à peu près ceque représente le modèle parisien, davantage basé sur l’urgence sociale que sur l’accompagnement à long terme, on a par contre plus de mal à cerner lemodèle londonien. Petit voyage sur place…
Si tous les États éprouvent des difficultés en matière de politique d’aide aux sans-abri, il en est qui semblent mieux tirer leur épingle du jeu qued’autres. Ainsi, sont souvent cités en exemples européens, l’Irlande (essentiellement Dublin), la Grande-Bretagne (Londres), les grandes villes des Pays-Bas, le Danemark etla Finlande. Des pays qui se distinguent par des politiques claires, avec des objectifs précis (de réduction, voire d’extinction du phénomène) et oùl’ensemble des services mis en œuvre est clairement identifié. Alors que chez nous, Bruxelles s’est dotée il y a un an à peine d’un centre d’appui ausecteur d’aide aux sans-abri (la Strada)2 et se cherche encore une politique cohérente et concertée, il n’est sans doute pas inutile d’aller jeter un coupd’œil en Grande-Bretagne, où le gouvernement a décidé de prendre le problème du sans-abrisme à bras le corps, réduisant ainsi de plus de 70 % lenombre de ses sans-abri en 10 ans. C’est ainsi qu’une délégation bruxelloise composée de membres des cabinets Smet et Huytebroeck, ministres bruxellois en charge del’Aide aux personnes, de la Strada, du samu social ainsi que du ministre Smet, s’est rendue ces 15 et 16 avril à Londres.
Les jeux olympiques comme horizon
Première étape : la Greater London authority3 où nous attend un petit briefing du directeur du logement et d’un de ses conseillers en logementet sans-abrisme. Premier constat : une politique de lutte contre le sans-abrisme pour le moins ambitieuse. Le Royaume-Uni consacre en effet plus d’un milliard d’euros par an ausans-abrisme. Il a été le premier pays à annoncer des objectifs chiffrés en ce qui concerne la diminution, puis l’extinction du sans-abrisme via la « RoughSleeping Initiative » (c’est-à-dire la stratégie à l’égard des sans-abri dans la rue) qui repose sur une double approche : aider les personnesdéjà installées dans la rue et prévenir l’installation de nouvelles personnes en s’attaquant « aux racines et aux causes de la vie à la rue». Alors qu’il s’agissait à l’origine (en 1998 sous Tony Blair) de réduire de 70 % le nombre de ces rough sleepers, l’actuel Premier ministre,Gordon Brown, a annoncé fin 2008 que l’étape suivante serait de ramener ce nombre à zéro en 2012. Un objectif que s’est personnellement assigné lenouveau maire de Londres, Boris Johnson. La date n’est pas choisie par hasard puisque Londres accueillera cette même année les jeux olympiques. Ceci explique sans doutecela… 250 millions d’euros supplémentaires ont ainsi été dégagés à cette fin, notamment pour l’investissement dans les services.
On compte aujourd’hui environ 500 personnes en Grande-Bretagne dormant à la rue dont la moitié se trouve à Londres. Elles étaient 1850 en 1998 dont 600 dans lesrues de la City. Entre ces deux chiffres, un tournant : 2002, année durant laquelle un pas important vers une politique plus durable de lutte contre le sans-abrisme a étéfranchi avec le Homelessness Act 2002. « Une politique qui cible des personnes hébergées dans des foyers, dans des logements provisoires, dans les bed and breakfast», explique Simon Cribbens, fonctionnaire en charge du logement et du sans-abrisme à la Greater London Authority. Mais c’est essentiellement la prévention desexpulsions locatives, l’accompagnement dans un nouveau logement, la prévention du surendettement, le soutien aux parents vulnérables qui ont permis le succès qu’onconnaît. » Les Contact and Assessment Teams (CAT) – équipes de contact et d’évaluation -, n’y sont pas pour rien. Elles sont considérées commel’une des réussites majeures de la politique à l’égard des sans-abri de Londres. Pour assurer le travail de rue, environ 25 CAT ont ainsi vu le jour dans desquartiers clés, à la fois dans Londres et à l’extérieur de la cité. « Ces équipes mènent un travail de maraude beaucoup plus cibléet performant que ce qui se faisait auparavant, par le temps passé dans les rues, la persistance dans les contacts avec les sans-abri, le travail en équipe, l’étroitecollaboration avec d’autres services : foyers d’accueil, police, services sociaux, services de santé, logement, soutien à la location, etc. Gérées par lesecteur associatif, elles associent des professionnels, par exemple des spécialistes de la santé mentale ou de la prise en charge de jeunes adultes. »
Mettre tout le monde autour de la table
Particularité britannique, la politique de prise en charge des sans-abri, sous impulsion et sous évaluation nationales, est très décentralisée dans sa mise enœuvre. Angleterre, Pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord ont leur stratégie. C’est même chaque ville qui possède sa propre politique, au premier rangdesquelles Londres, au sein de laquelle la politique d’aide aux sans-abri est tout aussi décentralisée : « Nous avons 33 autorités locales, qui possèdentchacune leurs objectifs et leurs méthodes, poursuit Simon Cribbens. Nous avons pour la première fois réuni tout le monde en février de cette année en une seulecoordination : le London delivery board. Un board (comité) qui rassemble des représentants tant du secteur associatif que public : les autorités locales, legouvernement local et les Communities, le ministère de la justice, le Greater London Authority, la metropolitan police, les organismes de charité et unesérie de services d’aide au niveau social, de la santé et des assuétudes. Il nous reste trois ans pour mettre tous ces acteurs au diapason. » Une tâche qui nes’annonce guère facile au vu de la diversité des approches et de la crise financière qui c
ommence à faire sentir ses effets sur le nombre de sans-abri…
« Un large éventail de services est mis à disposition, explique Simon Cribbens, mais la médaille a son revers : si les sans-abri ne saisissent pasl’opportunité qui leur est donnée, on ne leur facilitera pas la vie. On ne peut interdire de dormir à la rue mais lorsque la police constate des comportements antisociaux,elle n’hésite pas à déloger. De même, lorsqu’une personne à la rue souffrant de troubles mentaux présente un danger pour elle-même ou pourautrui, elle peut être emmenée de force. Tous les quartiers de Londres n’ont pas la même politique en la matière et je ne vous cacherai pas que les méthodes decertaines autorités, qui pourtant font leur preuve en termes de résultat, font parfois débat. »
Londres n’est pas SDF-free
La politique menée a pour le moins des traits coercitifs prononcés. Dans le cadre de la politique de lutte contre les « comportements antisociaux » lamendicité et la consommation d’alcool dans l’espace public sont fortement contraintes (quand ce n’est pas totalement interdites). La police est particulièrementmobilisée pour empêcher les personnes de dormir à la rue en les enjoignant d’accepter les services. Il est vrai qu’en circulant un peu, on est assez rapidementfrappé par le fait que les mendiants ne courent pas les couloirs du métro. Et si personne ne dort sur les quais, ça n’est pas seulement parce que les bancs y sontinconfortables ou parce qu’il existe une politique généreuse de lutte contre la pauvreté. La ville compte d’ailleurs un taux de sans-abri deux fois supérieurau reste du pays. Comme toute grande capitale, Londres attire les sans-abri mais la mégapole a su les avaler pour les rendre invisibles. Dans certains quartiers comme la City of London,les SDF sont systématiquement verbalisés. Idem dans les transports en commun où les caméras de surveillance permettent aussi de repérer les mendiants pourles mettre dehors (CCTV is watching…). Rien de tel pour les dissuader de s’installer et de faire la manche. On les retrouve donc le plus souvent en périphérie, dansdes rues sombres ou en bord de Tamise.
Le logement avant tout
Même si certaines villes chez nous, comme Charleroi ou Liège, sont devenues plus répressives en termes de mendicité, on reste assez loin de l’approche londonienne.C’est que traditionnellement, la société anglaise est assez sévère avec les comportements « antisociaux » et notamment la mendicitéagressive. Une campagne d’affichage dans le métro enjoignant les habitants à ne pas donner d’argent aux sans-abri (killing with kindness) mais bien aux associationsavait d’ailleurs créé une polémique en 2006. Les associations charitables sont par ailleurs incitées à ne pas faciliter le séjour des démunisdans la rue en cessant notamment de distribuer des sacs de couchage, des couvertures, de la nourriture, etc. Une politique coercitive qui n’est possible aussi, il faut le souligner, que parceque la collectivité a mis en place une offre d’hébergement décent. Le Royaume-Uni est en effet l’un des rares pays où les sans-abri (les « statutaires »,du moins) disposent d’une priorité pour accéder au logement social et où les familles dont les femmes seules avec enfant sont aussi rapidement relogées. Legouvernement, dans une logique « logement d’abord », s’est également donné pour objectif de limiter drastiquement le temps de passage par deshébergements. L’un des éléments clés de l’action a été de supprimer le recours aux « bed and breakfast » pour les sans-abri et de recourirau patrimoine privé pour l’hébergement temporaire. Le choix a ainsi été fait de se procurer, au fur et à mesure des besoins, des logements répondantà des exigences de qualité précisément définies, en les payant au prix du marché. Cette formule a été préférée à lacréation ou à l’acquisition d’un patrimoine spécifique. Pour ce faire, la collectivité s’adresse à des gestionnaires spécialisés :il peut indifféremment s’agir d’une société commerciale ou de la filiale d’une société de logement social. La mise en œuvre est locale etpèse sur la collectivité mais le financement est pour l’essentiel national et assuré par le canal de l’aide personnelle au logement (la housing benefit), uneaide ciblée sur les plus démunis et très élevée puisqu’elle couvre dans 80 % des cas la totalité du loyer. Londres et ses loyers exorbitants englobeà elle seule plus de 50 % du budget national en la matière.
Un « client » bien tracé
Autre sujet de curiosité pour la délégation bruxelloise : le système de bases de données financé par les autorités londoniennes etgéré par l’association Broadway. Le Homelessness act de 2002 assigne en effet aux autorités locales la responsabilité de compterrégulièrement les sans-abri. Intitulée Chain (Combined Homelessness and Information Network)4, la base de données rassemble les informationsdispensées par 88 organisations s’occupant de rough sleepers à Londres. Y sont encodées de nombreuses informations sur le « client », comme onl’appelle à Londres : son nom, sa nationalité, son statut d’immigration, sa langue, son dernier lieu de résidence, ses différentes entrées et sorties demaisons d’accueil, centres de jours, centres d’urgence, logements temporaires, prison, ses assuétudes éventuelles, ses problèmes de santé, ses démarchespour trouver un travail, les services qu’il a fréquentés, les conseils qui lui ont été donnés en termes de déménagement vers une autrerégion, ses besoins en termes de logement (par ex., en couple ou possédant un chien), etc.
La liste du nombre de données encodées est impressionnante et suscite chez les visiteurs bruxellois de nombreuses interrogations quant à l’utilisation qui en est faite.L’association se veut rassurante : « le consentement de la personne est toujours demandé avant l’encodage des infos, cela se fait dans un climat de confiance avec letravailleur social qui pose les questions. Dans les faits, très peu de personnes refusent, explique Ian Shenstone de l’association Broadway. Si les personnes ne sont pas enétat de répondre, le travailleur encode les infos sous le statut « exempté de consentement » mais il a alors l’obligation de revenir sur ces infos avec la personnelorsqu’elle va mieux. La personne peut demander à être effacée de la base de données. L’accès est protégé via login et mot de passeet une commission ad
hoc est chargée d’octroyer les autorisations de consultation. Quant aux données, elle servent à connaître l’historique du « client »,à l’orienter vers les bons services et à dégager des statistiques pertinentes et agrégées pour tout Londres qui permettent de mieux connaître lapopulation des rough sleepers et de mieux orienter les politiques à leur égard. »
À noter qu’il existe aussi une base de données on line de tous les services pour sans-abri à Londres développée par le Resource informationservice5, qui tient à jour les informations sur chaque service, ses caractéristiques, sa localisation (carte à l’appui) mais aussi, quotidiennement, lesplaces vacantes. Tous les services d’hébergement (hostels, residential services, etc.) participent au système et pour ceux qui n’auraient pas communiquéleur rapport journalier, un coup de fil leur est passé afin de connaître le nombre de places vacantes.
On le sait, à Bruxelles, le futur enregistrement central des données concernant les sans-abri est un sujet sensible. Le ministre Smet ne peut en effet concevoir, comme il l’aencore répété à Londres, un enregistrement anonymisé, qui irait selon lui à l’encontre de toute politique d’accompagnement du sans-abri. De soncôté, une grande partie du secteur de l’aide aux sans-abri craint un traçage6 qui ne serve pas spécialement à mieux accompagner le sans-abri maisà mieux exclure ceux qui ne devraient pas relever des structures d’aide bruxelloises. Un débat loin d’être vidé. Reste aussi à éclaircir ce quesignifie pour Bruxelles un modèle « à mi-chemin entre le modèle parisien et le modèle londonien ». Un modèle parisien par ailleurs déjàbien implanté à Bruxelles via le financement important du samu social bruxellois (ex-Casu) qui apporte une réponse davantage humanitaire que sociale à laproblématique du sans-abrisme. Quant au modèle londonien, essentiellement tourné vers l’insertion durable, il nécessite des objectifs et une stratégie sur ladurée, une politique de logement volontariste, un accompagnement social très actif, un financement et des outils d’évaluation adéquats. Mais également, et cen’est sans doute pas le moindre des obstacles, une politique coercitive qu’on imagine très mal faire endosser au secteur.
Centres de jours et politique de retour
Les day centres (centres de jour), offrent une panoplie impressionnante de services. Parmi eux, le Broadway centre7 reçoit dans l’ouest de Londres quelque 120personnes par jour, toutes sans-abri ou en passe de l’être. Enregistrées à leur arrivée au centre, toutes ces personnes font l’objet d’un suivi individuelet se voient offrir, outre la traditionnelle tasse de thé ou de café, des douches, un service de laverie, une consultation médicale, un opticien, un service de podologie, desconseils en matière de lutte contre le surendettement, d’accompagnement à l’embauche, d’informatique, des cours d’anglais, etc. Le relais est égalementfait vers des services d’aide spécialisés (toxicomanie, logement, etc.). L’organisation dispose elle-même de 12 flats et 15 chambres, de plusieurs maisonsd’accueil et d’une équipe volante qui accompagne des personnes souffrant de troubles mentaux mais qui habitent dans leur propre logement. Le centre a par ailleursdéveloppé une attention particulière aux personnes issues des pays de l’Est. « Nous avons de plus en plus de personnes de l’Est, notamment de Pologne, expliqueSteve Riches, directeur du Centre. Nous avons développé une politique spécifique de recherche d’emploi à leur égard. Nous travaillons aussi avec une fondationpolonaise qui peut aider au retour au pays, 74 Polonais sont ainsi retournés chez eux et nous avons engagé un travailleur qui parle polonais et travaille full time au centre.»
Une illustration de la politique développée par les autorités britanniques à l’égard du sans-abrisme « non statutaire » dont une grande partieest constituée d’immigrés et de clandestins. Une politique qui consiste à prendre contact avec des services présents dans d’autres États membres, enparticulier en Roumanie et en Pologne, et à faire venir des experts des pays d’origine pour imaginer des services d’accompagnement au retour. Un projet « Reconnection »est ainsi monté avec l’Europe de l’Est pour mettre en contact les sans-abri ressortissants de ces pays avec des services qui peuvent les appuyer pour leur retour. Selon uneétude de Homeless link, 25 % des sans-abri de Londres proviennent d’Europe centrale et de l’Est.8.
1. Cabinet Smet :
– adresse : Botanic Building, bd Saint-Lazare, 10 à 1210 Bruxelles
– tél. : 02 517 12 59
– courriel : info@smet.irisnet.be
– site : www.pascalsmet.be
2. La Strada, Centre d’appui au secteur bruxellois de l’aide aux sans-abri, Steunpunt thuislozenzorg Brussel :
– adresse : av. Louise, 183 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 552 01 78
– gsm : 0478 41 15 84
– courriel : aherscovici@lastrada.irisnet.be et lvanhoorebeke@lastrada.irisnet.be
3. Greater London Authority, City Hall, The Queen’s Walk, London SE1 2AA
– tél. : 0044 (0)20 7983 4149
– courriel : simon.cribbens@london.gov.uk
– site : www.london.gov.uk
4. Chain : www.broadwaylondon.org/CHAIN
5. Voir www.ris.org.uk
6. Cf. à ce sujet le récent mémorandum de l’AMA, l’association des maisons d’accueil (p. 29), téléchargeable sur www.ama.be
7. The Broadway Centre, Market Lane, Off Goldhawk Road, Shepherds Bush, London, W12 8EZ
– tél. : 0044 (0)208 735 5810
– courriel : centre@broadwaylondon.org
– site : www.broadwaylondon.org/WhatWeDo/…/TheBroadwayCentre
8. Extrait de Les politiques de prise en charge des sans-abri dans l’Union européenne, Rapport au m
inistre du Logement, Julien Damon, avril 2009, Royaume-Uni, p. 44.