«Il n’y a jamais eu autant de monde en même temps à la brasserie», lance Norbert Buysse, un des fondateurs et administrateur délégué du projet, comme pour s’excuser de tout ce brouhaha. C’est que chacun doit reprendre le travail laissé pendant les fêtes de fin d’année. Norbert, lui, règle la paperasse dans une des pièces de l’ancienne ferme qui sert de bureau, mais aussi de réfectoire où chacun vient se réchauffer autour du poêle à bois. À l’extérieur, un charpentier répare la terrasse qui a souffert des inondations de l’été dernier, et, dans la brasserie, Manu Collin, le maître-brasseur et directeur de production, ne veut absolument pas être dérangé. C’est dans son caractère, apprendra-t-on plus tard dès lors qu’on tentera de l’aborder pour quelques questions. Outre qu’il accueille un nouvel employé, dans quelques jours, l’homme achèvera une cuvée spéciale, celle qu’il a réalisée pour fêter les dix ans de la brasserie. L’enjeu est de taille. En attendant, avec des allures de général en chef, il fait le tour des cuves avec sa nouvelle recrue en lui transmettant tout son art, et pas question d’être dans son passage, car l’homme en impose… Dans sa savante tâche, il est aidé par Martin La Grange, l’ingénieur industriel et directeur technique, qui contrôle le fonctionnement de la brasserie dans le moindre détail. Dans un ballet incessant de casiers, Réginald, lui, s’occupe de trier et de ranger les bouteilles, en attendant une prochaine livraison. Il est un peu ici l’homme à tout faire, et il le fait avec plaisir. Reste Julien, le directeur de la propagande comme on l’appelle ici, ou plus prosaïquement responsable commercial, qui est allé chercher une nouvelle camionnette… Un air de rentrée en somme, même si on est en janvier. La journée sera chargée, d’autant que le lendemain sera consacré à la reprise de la production qui s’est arrêtée le temps des fêtes. Chacun veille alors à ce que tout soit nickel, même si la routine est rondement menée et la bonne ambiance, de mise.
Car l’aventure de la Brasserie de la Lesse est avant tout celle d’une bande de copains. «Le projet est né un peu par hasard», rappelle Norbert. «À la base, l’idée est venue d’une bande de jeunes qui se connaissaient du patro et qui ont décidé de créer une confrérie, la Confrérie du Busson, avec comme objet la dégustation de bière, mais aussi de s’amuser autour de celle-ci en en brassant des casseroles à la maison», raconte-t-il. On est alors au début des années 2000. Norbert n’a pas fait partie de cette première époque. Il rejoint la confrérie au début des années 2010. C’est à ce moment-là précisément que tout s’accélère. L’un des membres de la confrérie évoquera la situation d’un brasseur de la région, situé à Éprave, qui cherchait à remettre son matériel. En questionnant le brasseur, et en en discutant à quelques-uns, l’idée germe de brasser des bières dans une vraie brasserie.
«Les jours suivants, on est allé voir les anciennes installations, des installations qui étaient restées dix ans à l’abandon, et, de fil en aiguille, certains ayant l’envie d’entreprendre, d’autres comparses cherchant du boulot, il y avait une sauce qui pouvait prendre, tandis que je passais à gauche, à droite des coups de fil pour trouver de l’argent parce qu’on n’en avait pas du tout. Ayant une connaissance chez Credal, on a discuté du projet, en misant sur l’économie sociale car tant qu’à démarrer un projet, autant le faire en accord avec les enjeux du XXIe siècle. C’est comme cela que la brasserie est devenue une coopérative à finalité sociale.»
Il faudra six mois à la bande pour maîtriser l’outil avant d’aboutir à la première production. C’était en 2012, voilà dix ans. Depuis ces premières bières, l’équipe s’est professionnalisée, l’outil, perfectionné et la gamme, étoffée, tout comme le nombre de coopérateurs. Aujourd’hui, la brasserie compte environ 400 coopérateurs, mais, dès le départ, le soutien est massif. «Des coopérateurs qui viennent principalement du village d’Éprave et des environs de Rochefort. C’est pour nous une belle réussite, car on est reconnu sur notre territoire», se félicite Norbert. C’est aussi une belle reconnaissance pour des bières appréciées tant pour leur qualité que pour leur positionnement avec une production annuelle qui avoisine les 2.000 hectolitres, soit 600.000 bouteilles.
«Mais la particularité de la brasserie, au-delà de la coopérative, de la finalité sociale, ce sont surtout les valeurs que cela comporte derrière», ajoute Julien, le directeur de la propagande. Il est arrivé à la brasserie il y a trois ans, après un parcours de comédien. Il était par ailleurs coopérateur et soutenait le projet en spectateur avant son arrivée. «Ce qui m’intéressait vraiment, c’était la prise en compte des enjeux de notre temps: climatiques, sociaux, environnementaux, économiques… La brasserie s’est toujours positionnée comme un laboratoire, et cela sans prétention: on croit en des choses et on essaie de les mettre en application sans savoir si cela va forcément marcher, mais on y croit et on fait tout pour y arriver. C’est ce qui distingue notre brasserie des autres.»