Chez les hébergeuses

Chez les hébergeuses

Social

Chez les hébergeuses

Ils habitent parfois à plus de deux heures de route du Parc Maximilien. Dans des villages perdus du Hainaut, du Luxembourg belge ou dans des petites villes de Wallonie. «Ils», on devrait écrire «elles», car les hébergeurs wallons de la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés sont très majoritairement des hébergeuses. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si ce sont des femmes qui ont répondu à notre demande de rencontre. Dominique, Anne-Catherine, Pascale (et Frédéric), Sylvie et Véronique nous ont ouvert leur porte.

Martine Vandemeulebroucke Images : Jérôme Peraya / Collectif Krasnyi 24-05-2019
Sylvie et Véronique (Couthuin): un week-end loin du parc Maximilien

Héberger des migrants en Wallonie demande une bonne organisation. Il faut des «drivers» (chauffeurs) qui amènent directement les «gars» (les migrants) chez les gens ou via une plateforme régionale qui sert de lieu de transit. De plus en plus souvent, les «gars» sont des «habitués» qui viennent, toujours le week-end ou pour plusieurs jours d’affilée, dans «leur» famille wallonne. Pas seulement parce que la Plateforme citoyenne n’organise plus que deux «dispatchings» par semaine. Des liens, forts parfois, se créent avec les hébergeurs, jusqu’au jour où ces invités du week-end auront réussi leur passage en Angleterre, quand leur rêve migratoire aura abouti. Ou qu’il se sera fracassé aux portes d’un centre fermé.

Ce jour-là, à la gare de Statte, nous arrivons en même temps que Bakri et Nasredim, deux jeunes Soudanais qui ont fait le trajet depuis Bruxelles avec Mathilde, étudiante en droit à l’ULB. Nous sommes vendredi midi, et le week-end chez Sylvie, la maman de Mathilde, et Véronique (sa tante) a commencé. Bakri et Nasredim connaissent les lieux. Ils vont directement à la salle de bain prendre une douche et parlent dans un mélange d’anglais et de français.

On sent une grande complicité entre Véronique et Sylvie. Elles se taquinent l’une l’autre, aiment rire de leurs «bévues» quand elles étaient hébergeuses débutantes. Les deux sœurs osent désormais faire venir leurs «habitués» en train. Au début, elles ont fait appel à la plateforme de Hannut (à 35 km de Couthuin) où des chauffeurs ramenaient «leurs gars» du parc Maximilien. «C’était compliqué, explique Mathilde, qui est aussi bénévole au parc Maximilien. Il fallait mettre en relation le chauffeur avec les ‘gars’ qui voulaient venir chez nous. Je leur donnais une photo et ils devaient les trouver dans le parc. La recherche de ‘driver’ et la coordination, ça me prenait parfois toute une après-midi.» Sylvie et Véronique hébergent depuis novembre 2017, trois en moyenne pour Sylvie, quatre ou cinq chez Véronique. Les deux femmes ont fait quelques fois le trajet jusqu’au parc. «Le soir, ça me prend 50 minutes, mais je ne respecte pas les limitations de vitesse», précise Sylvie. «En journée, cela fait minimum deux heures et demie aller-retour», enchaîne Véronique. À condition de ne plus se perdre dans la capitale, qu’il faut traverser pour rejoindre le parc quand on sort de l’E411. «Rouler à Huy ou rouler à Bruxelles, ce n’est vraiment pas la même chose.»

Héberger le week-end n’est pas qu’une question de facilité pour l’hébergeur. C’est aussi le souhait des migrants. «Quand nous faisions un dispatching continu, explique Mathilde, et que nous avions des propositions pour un hébergement d’une nuit à Gembloux ou ailleurs, les migrants refusaient, ils voulaient rester à Bruxelles. À Ottignies, à Gembloux, beaucoup d’hébergeurs travaillent à Bruxelles et pouvaient donc ramener les migrants le lendemain, mais avec la difficulté qu’ils arrivent tard le soir et doivent se lever tôt le matin.»

Héberger des migrants le week-end, cela permet de créer des liens. «C’est pour ça qu’on récupère les mêmes gars», dit Véronique. «En partant avec eux, le lundi matin pour rejoindre mon kot, j’ai l’impression de partir avec mes potes pour ma semaine d’unif avant de revenir, avec eux, à la maison le week-end», enchaîne Mathilde. «Rien à faire: on s’investit, reconnaît Sylvie. Avant, quand je les reconduisais le dimanche soir au parc Maximilien, je pleurais pendant tout le trajet. Non, jusqu’à Wavre, précise-t-elle en riant. On finit par se blinder. Je me suis souvent dit que s’il devait se passer quelque chose ici, en Belgique, j’aimerais aussi qu’une maman s’occupe de mes enfants.»

C’est Mathilde qui a initié sa famille à l’accueil. Tout a commencé avec le premier Noël, en 2015, avec des Syriens, au plus fort de la crise migratoire. «Depuis lors, nous n’avons plus passé un seul Noël seulement en famille.» Cela a fait l’objet d’un consensus familial? Sylvie fait la moue. La sœur de Mathilde ne s’est pas montrée fort enthousiaste et son mari encore moins. «Mon mari voit leur arrivée comme une restriction de son espace personnel. Et quand ils arrivent, il râle parce qu’ils empruntent ses pantoufles.» Véronique peut comprendre, jusqu’à un certain point. «Parfois, le vendredi, je voudrais pouvoir le passer à autre chose que faire des courses pour les héberger. Je voudrais parfois avoir un week-end cool. Je ne le prends pas parce que je suis de la race des ‘sauveurs’», dit-elle avec ironie. Véronique soulève aussi un autre problème, rarement évoqué chez les autres hébergeuses: la charge financière de l’accueil: «C’est lourd. Les billets de train, la bouffe, les cigarettes, j’en suis à 250 euros par semaine.» Une autre hébergeuse, Anne-Catherine, va aussi évoquer, pudiquement, cette question pour expliquer notamment la diminution de son activité d’hébergeuse: «Je me suis retrouvée avec des factures de régularisation d’eau et d’énergie colossales.»

Les mauvaises expériences? Elles ont existé au tout début, mais cela n’a pas découragé Sylvie et Véronique, qui préfèrent en rire aujourd’hui. Il y a eu ce jeune Soudanais, resté seul à la maison avec Mathilde et qui lui a demandé très explicitement une relation sexuelle, ou l’histoire d’Ali, le premier hébergé, qui ne parlait pas anglais et qu’il a fallu amener d’urgence à l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles le dimanche soir. «Il faut imaginer, moi et Mathilde, roulant dans une ville qu’on ne connaît pas, se perdant malgré le GPS et arrivant à l’hôpital au milieu d’une manifestation avec des combis de flics partout et le type qui nous faisait une crise en hurlant dans la voiture ‘Nord station! Nord station!’ C’était un vrai cauchemar, raconte Sylvie, qui pleure presque de rire en l’évoquant. C’était notre premier hébergement et nous n’avions pas la même expérience qu’aujourd’hui.»

Et demain? Continueront-elles à héberger pendant encore des mois, voire des années? «Il faut avoir des buts à moyen et à long terme, dit Sylvie, et dans l’hébergement, on n’en voit pas.» Mathilde pense que l’action de la plateforme est déjà en train de se modifier en passant de l’hébergement d’urgence à une prise en charge plus globale. «Les gens ne lâchent pas, mais vont faire autre chose, de l’accompagnement social, juridique notamment pour aider ceux qui veulent introduire une demande d’asile.»

«J’aimerais surtout pouvoir les accueillir sereinement, conclut Véronique. Au début, je dormais tout habillée en me disant: si les flics débarquent chez moi, je n’ai pas envie de me trouver en position de faiblesse en étant en pyjama!» Elle rit puis redevient sérieuse: «Si au moins on arrêtait de les pourchasser, je serais moins angoissée en les ramenant à la gare. Je voudrais avoir une relation plus normale avec eux. Si l’hébergement devait cesser parce que les autorités auraient pris le relais, je continuerais à m’en occuper. Je chercherais avec eux un logement, un boulot, comme on peut le faire pour ses propres enfants.»

Dominique (Pécrot): la magie de la solidarité locale

Chez Dominique, on n’est qu’à une petite quarantaine de kilomètres de Bruxelles, mais on a l’impression d’y être loin. La grande bâtisse avec ses anciennes étables accueille d’habitude des groupes pour des stages, des séminaires, des formations. Depuis Noël dernier, ce sont des migrants qui y logent régulièrement. Pas deux ou trois, mais une bonne dizaine à la fois.

«À Noël, je n’avais de groupe prévu. J’avais une semaine devant moi. Je pensais partir en vacances. Puis, je me suis dit que la destination internationale serait ma maison. Je savais qu’il y avait des gens qui hébergeaient des migrants dans ma commune et que le parc Maximilien serait fermé quelques jours entre Noël et Nouvel An. Cela a été le déclic. Je me suis inscrite sur la plateforme et j’ai appelé à l’aide pour le transport. Je voulais héberger 16 migrants.»

Dominique fait partie d’un SEL (service d’échanges local). C’est par ce réseau qu’elle a obtenu immédiatement une aide pour le transport. «La première fois, on est allés au parc avec quatre voitures. Cela a duré très longtemps avant de revenir avec nos ‘gars’. J’ai eu de la chance: parmi les 16 Soudanais, l’un d’eux parlait très bien anglais. Il a été mon bras droit pendant tout le séjour.» Ce que Dominique n’est pas près d’oublier, c’est l’incroyable solidarité qui s’est manifestée au niveau local grâce au SEL. «Près de trente familles sont venues pour m’aider tout au long de cette semaine de Noël. Pour les repas, pour faire des lessives. Un habitant qui parle arabe est venu avec des livres. Cela a été un moment magique, d’une grande chaleur humaine.»

Depuis lors, Dominique a reconduit de temps à autre cette expérience d’accueil collectif, mais elle fait désormais appel à des chauffeurs qui lui ramènent 8, 10 ou 16 migrants. Chaque fois, elle rappelle «les règles de la maison qui valent pour tous les groupes que j’accueille». Mais son attitude est forcément différente à l’égard de ses hôtes. «J’aime les contacts. Certains migrants sont tout le temps à côté de moi, ils me montrent leurs photos, d’autres restent isolés. Ils sont toujours en relation les uns avec les autres via leur smartphone et notamment avec ceux qui sont passés en Angleterre. Pour eux, cet hébergement en Belgique est la dernière étape avant leur destination finale, et, ici, c’est un moment pour se reposer, pour reprendre des forces.» Dans la salle à manger, le numéro de téléphone de Dominique est affiché. «Il est arrivé que certains me rappellent et me demandent de venir les chercher au parc. Je l’ai fait.»

Dominique veut poursuivre l’expérience, «mais pas tout le temps. Seulement quand je sens que je suis prête, quand l’énergie physique et mentale est là. Je me connais: je dois me mettre des balises sinon j’accueillerais tout le temps et je m’épuiserais».

Anne-Catherine (Mont-Saint-Guibert): «serial hébergeuse»

Se donner des limites… Anne-Catherine en est incapable et elle est la première à le reconnaître. Celle qui se définit elle-même comme une «serial hébergeuse» a parfois accueilli 35 migrants par semaine dans une maison pas bien grande, occupée par une famille composée d’un enfant et de deux ados. «Ma fille dort dans notre chambre depuis plus d’un an. Quatre ‘gars’ dorment dans sa chambre, les autres dans mon bureau, le salon, la cuisine.» Bref, certains soirs, il y a des migrants qui dorment partout où il y a un peu de place. C’est comme ça, chez Anne-Catherine. Un peu «rock’n’roll», comme elle dit souvent. Elle a appris un peu d’arabe pour communiquer avec eux, mais utilise surtout une langue particulière composée d’arabe, d’anglais et de beaucoup de gestes.

Tout a commencé fin septembre 2017, par un «engagement politique» évident, mais aussi par un «désir irrépressible d’agir immédiatement». Ce qui l’a déclenché, c’est un tweet de Francken qui l’a indignée, une fois de plus. «Je me suis rendu compte que je ne faisais que réagir en parlant à mon ordinateur et à des amis qui étaient toujours d’accord avec moi parce que nos indignations s’exprimaient en vase clos.» Anne-Catherine avait déjà tenté d’accueillir des Syriens en 2015, mais elle s’était fait «vertement remballer» par les comités d’accueil de l’époque, «parce que je n’habitais pas Bruxelles». Quand la jeune femme se rend compte qu’en 2017 les Wallons sont intégrés dans la Plateforme citoyenne, elle propose immédiatement à sa famille de se lancer dans l’aventure. «Mon compagnon a accepté tout de suite, l’aîné, qui avait alors 15 ans, a été beaucoup plus réticent. Il ne voulait pas prêter sa chambre. Puis un jour, il a radicalement changé. Il m’a dit: ‘Je croyais savoir qui ils étaient et j’ai découvert qu’ils étaient autrement.’ À un moment donné, il s’est même mis à donner toutes ses affaires à ceux qui venaient chez nous. On a dû intervenir.»

Anne-Catherine se souvient bien de sa première expédition au parc Maximilien. «Il faisait noir, pluvieux, froid. J’avais comme mandat de ma famille de ramener trois migrants. Pas plus. Mais comme j’ai une grande voiture, on m’a demandé d’en déposer trois autres chez un hébergeur à l’autre bout de Bruxelles. Il n’y avait personne. Je suis repartie chez moi avec six personnes. Je voyais dans le rétroviseur deux gamins de 14, 15 ans qui luttaient contre le sommeil. J’avais peur. Je me suis dit: ‘Mais qu’est-ce que tu fais? Seule avec six types que tu ne connais ni d’Ève ni d’Adam’. J’ai eu tous les fantasmes de la victime, mais à un moment donné, et je m’en souviens bien, c’était sur l’E411, à hauteur d’Overijse, j’ai pensé, en regardant ces gamins, qu’ils avaient plus de raisons que moi d’avoir peur. Et j’ai décidé de ne plus avoir jamais peur.»

Pour le compagnon d’Anne-Catherine, la confiance n’a pas été aussi immédiate. «Il avait planqué toutes ses affaires. On en a discuté: si on devait leur faire subir dans notre maison la méfiance dont ils étaient victimes ailleurs, ça ne valait pas la peine de les accueillir. Aujourd’hui on vit avec eux comme on vit sans eux.»

Anne-Catherine a hébergé tous les jours de janvier 2018 à janvier 2019. Tous les jours, il y avait chez elle huit ou neuf personnes. Et souvent des «cas lourds» qu’elle seule osait prendre en charge: «des gens désespérés, en Europe depuis six, sept ans et qui dysfonctionnent dans leurs attitudes sociales.» Elle a fini par lever le pied en raison du coût financier de cette prise en charge mais aussi parce qu’elle a reçu «deux, trois signaux» de ses enfants lassés sans doute par l’hyperactivité de leur mère. «Il y avait les lessives, le nettoyage, les repas en permanence. Mes enfants voyaient que j’étais fatiguée. J’hébergeais souvent des mineurs, c’était devenu un peu une cour d’école secondaire ici. Au début de cette année, j’ai promis aux enfants qu’après le week-end, on faisait une pause de deux jours chaque semaine. On ne jette pas les gens dehors, mais on n’accueille plus de ‘nouveaux’.»

Il est vrai qu’Anne-Catherine ne se limite pas à l’hébergement. Elle a renoncé à un de ses deux mi-temps pour s’occuper aussi de la coordination des familles qui hébergent en Brabant wallon. «Quand une famille a des difficultés, elle peut m’appeler. J’organise des sondages pour les transports, les collectes pour les aliments… Dans le Brabant wallon, on est très actif aussi pour tout ce qui concerne l’accompagnement des migrants. On est loin de Bruxelles, ce qui justifie que l’on héberge pour le week-end ou plusieurs jours, mais pas suffisamment loin pour être découragés par les déplacements nécessaires pour accompagner les migrants dans les permanences sociales et juridiques à Bruxelles.»

Aujourd’hui Anne-Catherine se rend compte qu’elle est allée sans doute trop loin. «J’ai été happée pendant un an. Avant, j’étais présente pour ma famille, mes amis, là je ne l’étais plus. Je pense que beaucoup d’hébergeurs doivent faire attention à ce qui se passe avec leurs enfants. Les capacités attentionnelles ne sont pas illimitées et, quand on doit gérer des situations qui impliquent la vie et la mort, c’est compliqué de rester branché sur les petits tracas du quotidien.»

En observant la jeune femme, on sent qu’elle «happe» aussi les émotions, les difficultés de ceux qu’elle héberge. «La peur et la violence sont entrées dans notre maison, avec les migrants», dit-elle. Arrêter un jour l’hébergement? Inimaginable. «Certains sont devenus mes fils. J’essaie de réorganiser ma vie pour ne plus m’épuiser dans la logistique, mais je suis toujours occupée. J’ai pris en charge un gars qui est au centre fermé de Vottem, un autre qui est en prison en Angleterre. Je suis toujours en train de gérer des urgences qui ne sont pas liées à l’hébergement. Je suis engagée dans une relation à long terme avec ceux qui ont fait une demande d’asile.»

Les contacts se poursuivent aussi avec ceux qui sont passés en Angleterre. Anne-Catherine nous montre des dizaines de photos, de messages sur son smartphone: «Voilà un de mes gamins. Quand il est arrivé en Angleterre, il a pleuré toutes les larmes de son corps. Il m’a dit qu’en partant là-bas, il ne s’est pas rendu compte de ce qu’il allait à nouveau perdre: un foyer. Il vit maintenant dans un appartement avec trois autres compagnons, mais se sent très seul.» Elle me montre un autre visage. «Lui, c’est parfois dix fois par jour qu’il m’appelle. J’en ai cinq ou six comme lui.» Elle poursuit avec une émotion évidente: «J’éprouve un sentiment de deuil quand ils s’en vont. C’est comme un enfant qui quitte le foyer.» Mais il est temps de conclure. Elle doit partir: «une urgence», s’excuse-t-elle.

Pascale et Frédéric (Jambes): ouvrir sa porte sans se laisser envahir

Une odeur de cuisine nous accueille. Pascale a abandonné la préparation du repas à notre arrivée. En cette froide soirée de mai, le feu brûle dans la cheminée. Frédéric rentre, salué par les cris de joie du plus petit des quatre enfants. Léo (11 ans) nous écoute très attentivement. C’est clairement un des plus impliqués dans le choix qu’ont fait ses parents d’héberger des migrants depuis octobre 2017.

«Nous suivions les échanges de la Plateforme citoyenne sur Facebook, explique Pascale. On s’était dit que l’hébergement était quelque chose que nous pouvions assumer. Un soir, en allant à un anniversaire de mariage à Bruxelles, nous avons vu sur Facebook qu’il y avait encore des gens dans le parc Maximilien, alors on est passé par là et on a ramené deux personnes à la maison.»

Cela a commencé aussi simplement que cela, mais la manière d’accueillir a évolué. «Au début, on allait chercher les gens nous-mêmes à l’occasion de nos déplacements à Bruxelles, poursuit Pascale. Puis, on a fonctionné avec des chauffeurs, des gens de la région qui font la navette entre Namur et Bruxelles. Depuis quelques mois, nous avons des ‘habitués’ qui sont autonomes dans leurs déplacements. Cela nous soulage d’un point de vue organisationnel, car ça prenait beaucoup de temps. Quand ils veulent venir le week-end, ils nous contactent.» Frédéric reconnaît qu’il s’est méfié au début. «Quand je quittais la maison, je réfléchissais à ce qui pouvait disparaître et je cachais certaines choses. J’ai fait ça deux ou trois fois, mais j’ai compris que ces gens sont tellement reconnaissants d’être accueillis que jamais ça ne leur passerait par la tête de piquer quelque chose.» «On a décidé d’accueillir sans méfiance, sinon ça ne vaut pas la peine de le faire», précise Pascale.

Frédéric et Pascale hébergent deux migrants chaque week-end. Pas plus. Ils ne se définissent pas comme des «militants», mais «nous étions sensibilisés à la question de l’asile». Le couple est parti vivre à l’étranger en 2009 et est revenu cinq ans plus tard. «Les circonstances n’étaient bien sûr pas les mêmes, mais cette expérience a développé notre sensibilité à ceux qui vivent aussi le déracinement.» Tous deux ont une trentaine d’années et se sentent interpellés quand ils sont confrontés à des migrants plus âgés qui ont eux-mêmes de jeunes enfants. «On s’identifie, c’est normal», dit Frédéric.

Comment ont réagi leurs propres enfants? Léo intervient immédiatement: «Il faut s’habituer à ce que les gens partent.» «Il y a un attachement qui se crée, avec certains d’entre eux, constate Frédéric, et la difficulté pour les enfants, c’est de devoir vivre ces départs parfois définitifs.»

Les échanges que la famille peut avoir avec ses hôtes sont moins profonds qu’ils ne l’espéraient. Beaucoup dépend de la connaissance ou non de l’anglais chez les migrants. «Certains veulent juste dormir quand ils viennent ici, explique Frédéric. Avec d’autres, nous avons eu parfois des discussions et des échanges très forts. De manière générale, on essaie de respecter leur intimité. Ils ont besoin de se réchauffer, de se reposer et pas nécessairement besoin de raconter leur vie à des inconnus. Mais on sent bien que le fait d’avoir simplement un contact humain est pour eux quelque chose d’aussi important que le lit.» Pascale enchaîne: «Même s’il n’y a pas de discussion, juste un hébergement, ce n’est pas grave. Nous avons fait ce qu’il fallait faire. Ils n’ont pas besoin d’assistants sociaux à chaque étape de leur parcours. Je sais que des hébergeurs vont plus loin, qu’ils s’engagent dans un accompagnement juridique pour obtenir l’asile. On leur parle de l’asile, s’ils disent oui, tant mieux, mais…» Pascale hésite: «S’il fallait aller plus loin, s’ils nous demandaient cet accompagnement juridique, on le ferait sans doute, mais cela prendrait du temps, et ce n’est pas l’objectif qu’on se donne.»

On le voit: Pascale et Frédéric ont une attitude très différente d’Anne-Catherine. Chez eux, tout est balisé. Ils savent jusqu’où ils veulent aller dans leur engagement, les limites qu’ils ne veulent pas franchir. Pas question donc de parler des migrants comme en utilisant des expressions comme «mes fils», «mes gars». «Non je ne le fais pas, dit Frédéric, je mets peut-être une barrière pour me protéger.» «Je ne suis pas en recherche de maternage, poursuit Pascale. Nous, on n’aime pas trop ce genre de proximité.»

«On essaie de ne pas surinvestir, conclut Frédéric. Nous avons des enfants, nous voulons rester dans les limites de ce qui est légal: l’hébergement humanitaire.»

«C’est une forme d’engagement qui nous convient parce qu’elle est compatible avec la famille», précise Pascale. Donc le couple n’hésite pas à partir en vacances, à passer de temps à autre des week-ends avec des amis. «Quand on n’est pas là, on le leur dit. Mais quand on est à la maison, il n’est jamais arrivé que l’on dise non.»

Pascale et Frédéric ignorent pendant combien de temps encore ils vont poursuivre l’hébergement: «Il faut qu’il y ait des réponses structurelles de la part des autorités. Ce mouvement citoyen est beau et nous sommes heureux d’en faire partie. Mais ce n’est tout de même pas tout à fait normal que ce soient des citoyens qui doivent prendre en charge cet hébergement. Nous ne sommes pas des héros, concluent-ils. Nous ne faisons rien d’autre que d’ouvrir la porte de notre maison. Les vrais héros, ce sont eux, les migrants. Ils sont des modèles pour nos enfants. Ils leur montrent ce qu’on est capable de faire quand on a de l’espoir.»

Martine Vandemeulebroucke

Martine Vandemeulebroucke