«La conférence gesticulée est la transformation d’une expérience personnelle en une analyse politique partageable sous la forme d’un objet scénique qui nomme les contradictions d’un problème en le rattachant à un système de domination.» Voilà pour la définition marquée du sceau de L’Ardeur, association d’éducation po- pulaire politique basée à Nantes (avec Lepage dans l’équipe), qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, boucle un livre collectif sur les conférences gesticulées.
La conférence gesticulée part – et parle – donc toujours, et d’abord, de soi. Mais pas de risque d’égotisme, parce qu’entrelacée à d’autres savoirs, le récit biographique se fait parole politique, la petite histoire rencontre la grande histoire. Cette transformation passe par une méthode, par des ficelles.
«On a plusieurs outils dont le scoubidou, explique Philippe Merlant, ancien journaliste passé par de «grandes rédactions» françaises, devenu conférencier gesticulant, ami de longue date de Franck Lepage et désormais formateur à L’Ardeur. On tisse entre eux des savoirs chauds – l’expérience –, des savoirs froids – des livres, de la théorie – et le troisième fil est celui qui n’est pas indispensable à la conférence mais qui va donner un peu plus d’humour, d’impertinence.» Le poireau, par exemple. Ou un personnage, comme Joseph Rouletabille, jeune reporter du roman Le mystère de la chambre jaune, dans lequel Philippe Merlant, journaliste déserteur, se glisse pour enquêter sur la faillite des médias dans le rôle de contre-pouvoir. Une conférence inspirée d’un essai qu’il avait précédemment écrit sur le sujet.
L’urgence de dire
Difficile de dresser le portrait-robot du conférencier gesticulant. «Les profils sont variés. Les personnes qui suivent les formations n’ont pas les mêmes métiers, pas les mêmes engagements, mais entre une aide à domicile ou un prof, les mots sont souvent les mêmes. La formation permet aussi de concrétiser l’existence d’un ennemi commun qui est le capitalisme», explique Philippe Merlant. «Dans les formations, on retrouve des salariés, des salariés reconvertis, des personnes au chômage, des travailleurs et travailleuses de l’éducation permanente. Mais aussi des ‘professions intermédiaires’ – caméraman intermittent, animatrice du Théâtre de l’opprimé… –, plutôt situées sur le pôle gauche des classes moyennes», a pu observer Nicolas Brusadelli, sociologue (Université de Picardie) et auteur d’une thèse sur les phénomènes de politisation dans le monde de l’éducation populaire et de l’animation (1).
«La forme parle à tout le monde, donc je ne vois pas d’empêchement lié à la classe, à l’éducation…», ajoute Philippe Merlant. Et si les formations comptent autant de femmes que d’hommes, il concède en revanche que «des efforts restent à faire sur la ‘race’ (en tant que catégorie d’analyse, NDLR) ». Quant à leur coût, il est de 2.300 euros.
«On est vigilant à ce que l’outil d’éducation populaire politique ne soit pas dévoyé. C’est un mode d’expression dans l’air du temps, il faut se méfier quand on voit qu’il y a des gens qui trouvent que ce n’est pas si éloigné des Ted X»
Les personnes qui s’élancent dans les conférences sont, à quelques exceptions près comme l’économiste et sociologue du travail Bernard Friot (qui promeut l’idée d’un «salaire à la qualification personnelle» à partir de 18 ans et jusqu’à notre mort), d’imparfaits inconnus, et, si l’un ou l’autre a bien fait du théâtre ou connu une expérience de la scène, ce ne sont ni des orateurs hors pair ni des comédiens professionnels. «Toutes et tous, partage Philippe Merlant, rejoint par toutes les personnes rencontrées, ressentent une nécessité, une urgence de dire quelque chose.»
Mais si l’outil est accessible à tout le monde, comment éviter qu’il ne soit dévié de sa fonction non marchande, qu’il soit instrumentalisé à des fins de marketing (de soupe de poireaux, par exemple)? «On est vigilant à ce que l’outil d’éducation populaire politique ne soit pas dévoyé. C’est un mode d’expression dans l’air du temps, il faut se méfier quand on voit qu’il y a des gens qui trouvent que ce n’est pas si éloigné des Ted X (pour Technology, entertainment, design. Conférences franchisées dans le monde entier sous cette marque, NDLR)», explique Philippe Merlant. Pour s’en prémunir, L’Ardeur organise un entretien préalable où sont posées plusieurs questions telles que : «De quoi veux-tu parler?»; «Est-ce que derrière tu veux t’attaquer à un système de domination ?» «C’est une façon de cerner les personnes qui s’inscrivent dans une démarche de bien-être et de développement personnel, dont on ne veut pas…»
(1) Lire Nicolas Brusadelli, « Politiser sa trajectoire, démocratiser les savoirs. La fabrique des ‘conférenciers gesticulants’ », Agora débats/jeunesses 2017/2 (n° 76), p. 93-106.