La poupée lestée et l’enjeu du portage
Sur une chaise, au milieu d’une salle de réunion sans âme, est assis un drôle de poupon inanimé, à la tête penchée, dont le regard crée un trouble déconcertant. Quelques secondes, du moins, on aurait pu croire qu’il allait se mouvoir. Mais il ne s’agit que d’une poupée. Celle-ci est sérieusement lestée et dépasse les trois kilos. Un gros faux bébé bien joufflu.
La poupée, appelons-la Kevin – ou plutôt non, ne l’appelons pas –, aide de futurs parents à apprendre à porter en toute sécurité leur futur enfant. Ce geste d’apparence anodin, et pourtant si important. Le bras sûr et réconfortant. «Mais il permet aussi de voir comment un parent se connecte, si le bébé peut se lover», précise Stéphanie Garbar, psychologue aux Petites Bulles.
«À force d’être confrontés à des enfants abîmés, nous nous rendions compte que des signes avant-coureurs, dès la grossesse, indiquaient que ça serait compliqué. Nous nous sommes dit qu’il fallait intervenir le plus tôt possible pour éviter des dégâts» Virginie Plennevaux, coordinatrice de l’APEP et fondatrice des Petites Bulles.
Comme tous les lundis matin, l’équipe des Petites Bulles, service carolo né dans le giron d’Aide et Prévention Enfants-Parents (APEP), se réunit. Autour de la table, on évoque ces situations, souvent très difficiles, d’individus à peine parents ou en voie de l’être, dont le lien avec leur bébé, né ou à naître, est sérieusement troublé, ou inexistant, à tel point que des situations de maltraitance ou de négligence pourraient en découler. «À force d’être confrontés à des enfants abîmés, nous nous rendions compte que des signes avant-coureurs, dès la grossesse, indiquaient que ça serait compliqué. Nous nous sommes dit qu’il fallait intervenir le plus tôt possible pour éviter des dégâts», explique Virginie Plennevaux, coordinatrice de l’APEP et fondatrice des Petites Bulles.
«Les études montrent que l’anténatal a de l’importance lorsqu’on parle du développement de l’enfant, ajoute Nicolas Ryez, psychomotricien. Certaines mamans ont du mal à imaginer leur bébé, à se projeter. La capacité de rêverie maternelle est importante. Pour certaines, c’est comme si le bébé était absent.» Kevin, finalement, appelons-le Kevin, bien présent, permet d’entrer dans le vif du sujet avec de futurs parents désorientés.
On l’aura compris, l’équipe des Petites Bulles est pluridisciplinaire. Une assistante sociale, un psychomotricien, deux psychologues et une pédiatre tentent de créer cette bulle de protection autour de familles déjà très abîmées et de tisser un lien entre parents et enfants, en réseau avec plusieurs services sociaux.
«Notre patient, c’est le bébé»
Les Petites Bulles vont droit au but. On trie les bénéficiaires. Mais, contrairement à d’autres services, on va chercher les populations les plus en difficulté, là où le potentiel de maltraitance est le plus grand. Troubles psychiatriques, toxicomanie, antécédents de placements, maltraitances dans la fratrie, violences conjugales. Telles sont les priorités du service. Les critères d’entrée. Avec une condition: la prise en charge doit commencer alors que la future jeune mère est encore enceinte. Le travail, ici, commence en amont, avant la naissance, et se poursuit sur plusieurs mois. Parfois plusieurs années, jusqu’à trois ans au maximum. On veut anticiper. Mettre en actes concrets la fameuse «prévention» si souvent évoquée dans les politiques publiques.
«Notre patient, c’est le bébé», explique Valérie Mortier, elle aussi psychologue aux Petites Bulles. La priorité est donnée au nouveau-né, centre de toutes les attentions, mais l’accompagnement, intensif, se fait bien évidemment avec la maman, ou les deux parents lorsque le père fait encore partie du tableau, ce qui, paraît-il, arrive encore parfois (mais rarement).
Ce sont des services sociaux de la région qui orientent vers les Petites Bulles des travailleurs médico-sociaux, des médecins, des hôpitaux. Et s’il est clair que les parents doivent jouer le jeu pour créer ce lien, ils ne le font pas toujours de gaieté de cœur.
«Certaines mamans sont fonctionnelles, elles peuvent donner le sein, mais, au niveau du lien, c’est beaucoup plus pauvre» Nicolas Ryez, psychomotricien
Lors de la grossesse, l’équipe des Petites Bulles rencontre les parents qui recevront potentiellement de l’aide et tentent de déceler des indices quant au risque encouru par le bébé encore en gestation. «Cela permet de mettre en place un accompagnement dès la naissance», ponctue Stéphanie Garbar. «Le travail avant la naissance permet d’anticiper la question du soin, de la protection et de noter les signaux d’alerte», ajoute-t-elle.
Ces jeunes parents désorientés, parfois au bord de la crise de nerfs, apprennent avec l’équipe des Petites Bulles certains gestes simples comme le portage du bébé, de Kevin d’abord, puis du vrai bébé ensuite, l’accompagnement va bien sûr beaucoup plus loin. «Certaines mamans sont fonctionnelles, elles peuvent donner le sein, mais, au niveau du lien, c’est beaucoup plus pauvre», décrit Nicolas Ryez. C’est tout un univers affectif en friche qu’il s’agira d’explorer.