Comment avoir un logement décent quand on est une femme âgée avec une retraite limitée ? Les Babayagas, à Paris, dessinent une solution alternative.
Septembre, l’été joue les prolongations. Montreuil, commune de Seine-Saint-Denis, prend des airs de Marseille sous ce soleil éclatant. À deux pas de la mairie se dresse un immeuble HLM, aussi gris mais moins haut par contre que les tours d’autres banlieuesparisiennes.
Dans le jardin, une grande table est dressée autour de laquelle une vingtaine de personnes discutent. Nous sommes à la Maison des Babayagas, du nom des vieilles sorcières des contes russes. Une vingtaine de mamies ont élu domicile dans cet habitat participatif et autogéré. Avec une spécificité qui rend ce lieu inédit : la maison est non-mixte et ses membres sont résolument féministes.
La Maison des Babayagas attise la curiosité. «On est victimes de notre succès!», répète inlassablement Dominique Doré, l’une des plus anciennes membres de la maison, aux journalistes qui l’appellent. Les personnes curieuses mais aussi les habitants du quartier, travailleurs sociaux, sympathisants, amies ou encore nouvelles candidates locataires sont donc invités à visiter le projet le deuxième vendredi du mois, jour dévolu au repas communautaire.
Le jour de notre visite, c’est l’effervescence. Une équipe de télévision de Hong Kongdébarque dans le cadre d’un reportage sur les innovations sociales européennes. La productrice dispose sur la table un poisson en croûte de sel provenant d’une poissonnerie huppée du centre de Paris. L’équipe de télévision a répondu à l’appel de l’«auberge espagnole». Catherine et Kerstin, deux habitantes, ne peuvent contenir un rire en voyant le journaliste râper allègrement la truffe sur ce mets. «C’est gastronomique aujourd’hui ! », s’exclament-elles.
Un grand chantier
La Maison des Babayagas est née à l’initiative de Thérèse Clerc, militante féministe décédée en 2016 à 88 ans. L’histoire commence en 2000, quand elle fonde la «Maison des femmes» de Montreuil, refuge pour les femmes victimes de violence. Parallèlement, Thérèse Clerc désire créer une maison pour des femmes âgées. Son credo : une vieillesse responsable, solidaire et citoyenne. «Je me suis occupée de ma mère grabataire pendant cinq ans, alors que je travaillais encore, que je faisais face aux turbulences conjugales de certains de mes quatre enfants et que j’avais déjà des petits-enfants. J’étais seule, j’ai vécu cinq années très dures et j’ai pensé que je ne pouvais pas faire vivre ça à mes enfants», expliquait-elle à l’époque (France Inter, Partir avec… Thérèse Clerc, 14 octobre 2013)
Aussi, Thérèse Clerc refuse fermement de faire le business des « marchands de sommeil du 3e âge » comme ces résidences-services privées, impayables pour une grande partie des retraitées. En Belgique comme en France, les femmes ont de plus petites retraites que les hommes. Selon des chiffres du SPF Pensions de 2018, l’écart entre hommes et femmes en Belgique se chiffre à 612,90 euros brut par mois pour ceux et celles qui ont été salariés tout au long de leur carrière. Créer une maison pour des femmes âgées est aussi une façon de reprendre un «droit de cité» qui leur est trop souvent ignoré. «La vieillesse est noble lorsqu’elle se défend elle-même, garde ses droits et ne se vend à personne», aimait à répéter Thérèse Clerc.
Le projet ne convainc guère les élus locaux et acteurs du logement. Les Babayagas, parce qu’elles ne désirent qu’un habitat exclusivement féminin, sont accusées de discrimination. La cooptation contredit aussi les règles d’attribution d’un logement social. Finalement, un montage est trouvé, et le projet est accepté moyennant une touche d’intergénérationnel : la création de quatre appartements pour des jeunes de moins de30 ans en difficulté. État, Région, Ville de Montreuil et conseil général décident de financer le projet à hauteur de 4 millions. Après presque 15 années de bataille, la maison est inaugurée en 2013.
Un lieu et un projet de vie
Aujourd’hui, 21 femmes – de plus de 60 ans et en bonne santé – vivent dans cette maison. Les appartements font entre 25 à 44 mètres carrés pour des loyers hors charges de 200 à 525 euros. Caractéristique du projet, il est ouvert aux femmes qui répondent auxcritères du logement social, et permet donc de loger des femmes âgées précarisées.
Kerstin, géomètre au regard espiègle et au caractère bien trempé, vit dans cette maisondepuis janvier 2018. Et pour rien au monde elle ne quitterait son 33 m2. «À Montreuil, en plein centre, c’est magnifique, on est à proximité des transports, du cinéma », explique la septuagénaire.
Autour de la table, Catherine s’entretient avec une invitée. Veuve et seule dans son appartement, elle se verrait bien intégrer l’appartement vacant de l’immeuble. Catherine n’y va pas par quatre chemins. «C’est très petit ici, il faut le savoir, et on fonctionne en collectif.»
«Avec quel projet viendrais-tu?», lui demande-t-elle aussi. Les Babayagas ne sont pas juste un lieu, mais aussi un projet de vie, qui tourne autour de plusieurs valeurs,rassemblées dans une charte : autogestion, citoyenneté, solidarité, féminisme, laïcité etécologie.
Utopie en friche
Au quotidien, pas toujours simple de vivre ensemble. La bonne humeur – et le bon vin– ne suffit d’ailleurs pas à cacher les tensions entre les Babayagas.
Pendant que Dominique, la plus ancienne résidente, vante les mérites de cette maison au journaliste de Hong Kong, d’autres pointent les problèmes. «Surtout depuis que Thérèse est partie…», confie l’une d’elles, Thérèse Clerc étant décrite par celles qui l’ont connue tantôt comme une sorcière féministe tantôt comme une Dame de fer.
Gérer les ego, s’entendre sur des projets, vivre en communauté, gérer les décès, pérenniser les valeurs initiales… «On ne parle plus des valeurs comme la mutualisation des services», confie Flora, habitante assez désabusée sur la tournure que prend cette «utopie» dans le documentaire HLM et vieilles dentelles que deux réalisatrices françaises Chloé Bruhat et Aurore Le Mat ont consacré aux Babayagas. Le problème de la salle commune est aussi montré du doigt par Dominique Doré, lors d’un colloque à Bruxelles sur la thématique du logement pour les femmes. «Installée au rez-de-chaussée, elle est souvent louée pour des activités de la commune, et les résidentes s’en sentent dépossédées », a-t-elle expliqué.
«Mais on ne lâche rien, on est rusées», s’amuse-t-elle aussi. Dominique Doré voudrait aussi réactiver la réflexion sur le vieillir autrement. Un projet amorcé par Thérèse Clerc à travers son association Unisavie, pour «Université du savoir du vieillir autrement» (université populaire gratuite et ouverte à toutes et tous), pour défendre le fait que «vieillir, c’est continuer à être». «Politiser la vieillesse, c’est aussi ce qui manque aux Babayagas aujourd’hui», observe Chloé Bruhat, après deux années passées régulièrement dans la maison pour son documentaire. «C’était l’idée de Thérèse, penser la vieillesse et la sexualité, interroger la place des femmes dans la ville, et, pour l’instant, cette question-là est négligée.» Les Babayagas sont aujourd’hui, pour elle et son amie réalisatrice, une «utopie en friche mais encore nourrie par les désirs de celles qui restent ». Un exemple récent : le jardin-potager solidaire, lancé par Iro, ancienne présidente dynamique décédée en 2016. Expos photos, ciné-clubs féministes font partie des projets portés par une poignée d’irréductibles pour qui, comme le dit leur devise, « vieillir vieux, c’est bien. Vieillir bien, c’est mieux ! »