À Mons, une petite structure accueille les mamans de 16 à 20 ans, en semi-autonomie. À Marsupilama, pas de prêchi-prêcha. La vie d’un bébé et la gestion d’un foyer, ça s’apprend, jour après jour, en mettant les mains à la pâte. Le jeudi soir à Marsupilama, c’est «réunion djeunes» et repas commun. Au menu de ce soir: projets pour le W-E et pêches au thon. Toutes les locataires sont priées d’être là. Rachelle, l’éducatrice, passe la porte de l’espace commun. Elle se fait surprendre par le «bouh» d’une ado hilare, cachée derrière la porte. «Wèèè!! Je suis trop une bête; j’ai que quatre pètes!», hurle une autre en découvrant son bulletin. «Rachelle, tu n’es pas fière de moi?» À table, ça échange des bonbons, ça rigole pour un rien, ça insulte le GSM qui ne donne pas de nouvelles du copain, ça râle aussi pour une place piquée par une autre. L’éducatrice confirme: «Ce sont de vraies ados!» De vraies ados, mais déjà, aussi, de vraies mamans.
L’histoire de Marsupilama démarre dans les années 2000 par un chiffre interpellant. Au Tobbogan, un foyer de Mons pour jeunes filles en difficulté, souvent sorties de l’Institution publique de protection de la jeunesse (IPPJ) de Saint-Servais, près de 20% des filles tombent enceintes pendant leur placement et 10% l’année qui suit et ce, malgré un accès facilité à la contraception. Sur 39 de ces adolescentes, seules trois ont choisi d’interrompre leur grossesse. «Elles semblent s’engouffrer dans la maternité», écrit la psychologue Diane Mongin, qui dresse cet état des lieux en 2002. Or, il est impensable pour les équipes d’encadrement de garder des filles enceintes ou des bébés dans un environnement aussi explosif. Marsupilama est donc créé, en marge du Toboggan, pour accueillir les mères de 16 à 20 ans et leur enfant. Dans une aile séparée du foyer principal, chacune dispose d’un mini-studio donnant sur un même couloir, composé d’une salle de bain, d’un séjour-cuisine et d’une chambre en mezzanine. Un espace commun permet d’échanger, de jouer ou de manger, des pêches au thon par exemple.
Les naissances chez les moins de 18 ans sont plus de deux fois plus nombreuses en Hainaut (1,2%) que dans le reste de la Belgique (0,5%), indique l’Observatoire de la Santé du Hainaut1. De 2009 à 2013, 4,3% des bébés hainuyers ont été mis au monde par des mères âgées de moins de 20 ans, soit deux fois plus qu’au niveau national (2,2 %). Alors que, sur l’ensemble de la Belgique, la maternité «tardive» (chez les plus de 40 ans) est beaucoup plus fréquente que la maternité «précoce» (chez les moins de 20 ans), la tendance s’inverse en Hainaut: 633 naissances en moyenne par an chez les moins de 20 ans, contre 448 chez les plus de 40 ans. Le taux d’IVG chez les adolescentes y est également plus élevé que dans les autres provinces.
Un profil particulier
Les grossesses adolescentes surviennent plus souvent dans les régions marquées par la précarité et l’isolement social. Est-ce un problème d’information, d’accès à la contraception? Fabienne Jeanson, directrice de Marsupilama: «Non, elles savent très bien comment on tombe enceinte. C’est au-delà de ça. Ce n’est pas pour rien qu’elles font un bébé ou qu’elles décident de le garder.» Il y aurait des profils de personnalité plus disposés à une grossesse précoce. «Elles ont souvent comme point commun une absence du père et une mère défaillante, précise Fabienne Jeanson. Ces jeunes filles ont des manques affectifs gigantesques, qu’elles essaient de combler en faisant un bébé.»
Une pensionnaire du Toboggan lui aurait dit un jour: «Pour une gamine comme moi avec un profil délinquant, il y a deux issues: soit je vais en IPPJ, soit je me fais faire un gosse.» Derrière cette envie d’enfant, il y a aussi le rêve de se donner un statut social, de passer du rôle de l’emmerdeuse qui foire ses études à celui de maman. «Le changement de statut est d’ailleurs réel, observe Fabienne Jeanson, puisque la loi leur confère l’autorité sur le bébé, même si leurs parents gardent l’autorité sur elles.»
– «Rachelle, tu peux changer le pête de Mateo ? Moi je vais chercher Tiffany2.»
– «Non. Tu vas changer ton fils. Et moi, je vais appeler Tiffany.»
Le projet de Marsupilama est simple comme la vie: on n’y suit pas de cours à l’éducation, pas d’entraînement ni de longues séances de psy. Les mamans sont responsables de leur enfant et des tâches quotidiennes (repas, lessive, nettoyage, etc.), de manière autonome, mais avec à leurs côtés, en journée, des adultes bienveillants qui peuvent les réconforter, les conseiller ou les orienter. La crèche d’à côté prend en charge les enfants, afin que les jeunes mères puissent reprendre l’école.
Fabienne Jeanson: «Ici, elles s’accrochent; elles doivent se lever le matin pour s’occuper du gamin; elles s’entraînent l’une l’autre pour aller à l’école.» Les règles sont strictes: wi-fi coupé à l’heure du repas et après 22 heures, pas de sortie si le kot n’est pas rangé, obligation d’être là à 19 heures – sauf demande spécifique. Mais on tente aussi de préserver ce qui leur reste d’adolescence. «Nous partons du principe que la grossesse n’est pas une maladie. La vie ne s’arrête pas là. Il faut que ces jeunes filles continuent à se construire. Notre projet, c’est de leur permettre de continuer à grandir, d’avoir une vie d’ado, avec l’école et des loisirs, mais de les accompagner pour qu’elles accomplissent au mieux leur rôle parental.»
Nid protecteur
L’hébergement des mères adolescentes joue aussi un rôle indirect: il les protège du placement de leur enfant – une crainte très vive chez ces mamans aux vies cabossées. «Même si elles n’élèvent pas leurs enfants comme on le ferait nous, ce sont en général des mamans assez aimantes, poursuit Fabienne Jeanson. On sent qu’elles ont envie que ça fonctionne.» À Marsupilama, on veille d’ailleurs à ce que la mère soit bien l’interlocutrice – avec le père s’il est présent – pour les questions liées au bébé. L’hébergement sert parfois aussi de coupure avec un milieu familial néfaste ou envahissant, avec par exemple des tentatives d’accaparement du rôle maternel par la grand-mère.
À la naissance de son fils, Keshia (15 ans) ne pouvait pas retourner chez elle – elle n’a pas envie d’expliquer pourquoi. «Je devais rester à l’hôpital, mais on m’a trouvé une place en maison maternelle.» Ces institutions accueillent des femmes en difficulté, avec leurs enfants, notamment dans des cas de violence conjugale ou de grande précarité. «J’étais la plus jeune; j’étais chouchoutée par les éducatrices. Mais avec les autres mamans, ça n’allait pas du tout. Elles se plaignaient parce que je ne respectais pas les règles. À part les chambres, tout est commun: la cuisine, la salle de bain; c’est compliqué.» Dans les maisons maternelles, on attend des résidentes qu’elles puissent se gérer comme des adultes responsables… Les mères adolescentes, quand elles sont acceptées, n’y trouvent pas toujours leur place. Or, les institutions adaptées à leur âge et à leur situation manquent cruellement: en Hainaut, il y a trois places au Foyer à Marcinelle, trois dans l’unité de maternologie des Marronniers à Tournai (voir interview) et quatre à Marsupilama à Mons (alors que les subventions reçues ne couvrent que deux places).
Effet dissuasif
Conçue pour accueillir les jeunes filles enceintes du Toboggan, l’unité maman-bébé Marsupilama a eu un effet inattendu: elle a fait chuter le taux de natalité dans le foyer adjacent. Les situations de grossesses sont devenues très rares. «Ça en a refroidi plus d’une!, suggère Fabienne Jeanson. Elles se rendent compte de ce que c’est d’avoir un bébé. C’est aussi moins bien perçu qu’avant dans les écoles; les filles enceintes se font malmener, insulter; il y a beaucoup de jugements de valeur.» Malgré cela, les lits sont remplis en permanence. Les jeunes filles viennent d’horizons plus variés mais portent toutes des manques affectifs criants et des contextes familiaux de plus en plus lourds: «des parents déchus, de grosses problématiques liées à l’alcool, à la drogue, à des problèmes psys». Résultat, si l’effet boule de neige a fondu au Toboggan, la demande pour héberger de jeunes mamans reste élevée: «On en refuse tout le temps.»
Il est 19 h 30 au nid de Marsupilama. C’est, déjà, l’heure des pyjamas. Deux ados demandent pour aller jouer sur la mezzanine, dans l’espace psychomotricité. «Non, répond Rachelle. Va laver ton fils.» Les jeunes mamans tirent encore un peu sur leur adolescence, qui s’achève en douceur, entre les rires et les pleurs.