Discrimination de genre et violences institutionnelles : la double peine

Discrimination de genre et violences institutionnelles : la double peine

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Discrimination de genre et violences institutionnelles : la double peine

C’est l’histoire d’une travailleuse sans emploi à qui l’on fait comprendre « que c’est un peu de sa faute si elle est en difficulté » (lire «Travail, famille… Inégalités»). D’une femme sans abri qui s’est sentie comme un « rat d’égout » dans une structure d’hébergement, d’une autre qui s’est sentie infantilisée par une travailleuse sociale (lire «Femmes sans abri et fantômes du passé»), d’une usagère de drogue qui s’entend dire qu’elle n’est pas une bonne mère, d’une prostituée/travailleuse du sexe soupçonnée de triche ou regardée de travers par le CPAS (lire «La plus grande violence institutionnelle, c’est l’absence de règles»), d’une femme exilée qui n’ose pas évoquer les violences de genre subies à l’Office des étrangers (lire «CGRA : les oreilles s’ouvrent peu à peu aux femmes»).

Toutes ces femmes partagent le fait d’être en situation de grande vulnérabilité sociale et économique, d’avoir essuyé des violences dès l’enfance et l’âge adulte, et d’être confrontées une nouvelle fois à des violences dans des institutions et dispositifs qui les accompagnent et leur viennent en aide (lire «Violences institutionnelles contre les femmes : de quoi parle-t-on ?»). Parce qu’elles n’échappent pas aux rapports de domination qui traversent la société, ces institutions participent à la reproduction des discriminations à l’égard des femmes et aux inégalités, des questions encore trop peu abordées dans les cursus des futurs travailleurs sociaux (lire «Les questions de genre, dernières de classe»). Sur le terrain, des initiatives voient le jour pour lutter contre cette double peine. Formation au « processus de violence conjugale », groupes de travail « femmes et précarité », espaces de parole et d’activité non mixtes, et, même, projet de création d’un centre de jour pour les femmes… Les oreilles des travailleurs et travailleuses s’ouvrent peu à peu à la parole et aux expériences des femmes. Et, par là, les portes des institutions leur semblent un peu moins fermées à double tour.

Le dossier présenté en 9 minutes

Agence Alter · Alter Social Club // Discriminations de genre et violences institutionnelles : la double peine
Un dossier réalisé par Alter Echos Images : Philippe Debongnie 05-03-2021
Violences institutionnelles : de quoi parle-t-on ?

L’utilisation des termes de «violences institutionnelles contre les femmes dans l’accompagnement social» a chipoté l’équipe de rédaction en fabriquant ce dossier. Nous ouvrons donc ces pages, une fois n’est pas coutume, par un prologue sémantique.

 

Les « violences contre les femmes » sont définies dans la Convention d’Istanbul1 comme « toutes les formes de violence fondée sur le sexe qui causent ou sont susceptibles de causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, ou des pertes économiques, y compris la menace de telles violences, la contrainte ou la privatisation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ».

Les institutions renvoient dans ce dossier aux « institutions associatives et publiques, subventionnées ou non, qui mettent en œuvre des missions répondant aux besoins sociosanitaires de la population », selon la définition proposée par le Smes dans « Violences dans les institutions d’aide et de soins »2. Institutions, lit-on aussi, « qui ne sont pas à entendre uniquement comme des lieux fermés, mais bien comme les entités qui mettent en relation les différents protagonistes, en ce compris dans l’espace public ».

La double peine

« Les institutions du social assistanciel assurent tout d’abord une fonction de protection de ceux qui sont reconnus ou désignés comme étant en dehors des normes de la ‘vie bonne ordinaire’, parce qu’ils n’en ont pas les ressources ou parce qu’ils sont exposés à des atteintes ou à des risques pour leur intégrité. Sans leur intervention, les personnes seraient exposées à des conditions encore plus éprouvantes. Mais il peut arriver que cette prise en charge soit elle-même source de victimisation secondaire, par les effets d’étiquetage et de stigmatisation ou par le non-respect de droits fondamentaux », explique Abraham Franssen, du Centre de recherches et d’interventions sociologiques (CESIR, Saint-Louis). Avec le paradoxe que « le social qui prétend aider et soutenir soit parfois maltraitant dans son fonctionnement ou son dysfonctionnement ». C’est-à-dire à travers ses actions, mais aussi son absence d’actions, qui freinent l’accès aux institutions, et donc aux droits.

La violence institutionnelle peut toucher tout le monde, mais elle ne s’exerce pas de la même façon selon notre statut social, notre genre, notre origine, etc. Et les plus précarisés en sont davantage victimes. Les services sociaux n’échappent pas au sexisme et aux stéréotypes relatifs aux aspirations et rôles attendus des femmes et des hommes dans notre société. Leur accompagnement risque alors de participer à la reproduction des inégalités.

« Le simple fait d’être dans une catégorie implique une perte d’estime de soi », commente Abraham Franssen. « Les personnes déjà en difficulté doivent encore plus donner de leur personne. On voit aussi qu’un mauvais accueil de la victime entraîne de la surviolence et une victimisation secondaire », poursuit-il. Le rapport d’évaluation réalisé par des associations de femmes sur la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul ne dit pas autre chose3. « De nombreux professionnels et professionnelles en contact avec les femmes victimes de violences ne sont ni formés ni suffisamment outillés à la compréhension des violences de genre et à la façon de les prendre en charge. Ce faisant, les institutions font elles-mêmes preuve de violence », peut-on y lire. Ces violences viennent donc s’enchevêtrer aux violences qui s’abattent déjà sur les femmes, elles aussi d’ordre individuel et structurel, et pour lesquelles elles recourent à ces services.

Remises en question et dénonciation

« Les années 60 et 70 ont vu la remise en cause des ‘institutions totales’ (terme du sociologue Ervin Goffman, NDLR) […] qui isolent et dépersonnalisent, poursuit-il. Elle a largement conduit, avec un temps de retard, à la remise en question, au moins dans les discours, du modèle institutionnel (dans l’aide à la jeunesse, le secteur du handicap, le sans-abrisme, le travail social…) au profit d’un modèle plus ouvert, centré sur l’accompagnement, la prise en compte de la parole des usagers, etc. » « S’il existe encore des enclaves qui se comportent comme des institutions totales et qui présentent des abus, leur dénonciation est précisément l’expression que les pratiques de maltraitance institutionnelle ne sont plus acceptables, à l’exemple de la mise en évidence de la victimisation secondaire que peuvent constituer les modalités d’accueil des femmes déposant une plainte pour violence conjugale », estime Abraham Franssen.

Enfin, si la violence peut s’exercer d’individu à individu, de travailleur à usager – dans un rapport asymétrique presque inévitable –, les travailleurs ne sont pas de mauvaise intention, souligne encore Abraham Franssen. Ils sont eux aussi « victimes » de politiques sociales qui génèrent de la violence4. « La plupart essayent, tels des équilibristes, sincèrement de faire la connexion entre les normes institutionnelles et la singularité des personnes. Leur fonction les place sur une ligne de faille, au niveau où les violences structurelles et symboliques se marquent fort. »

 

 

1. Qui porte sur « la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique », ratifiée par la Belgique en 2016.

2. « Violences dans les institutions d’aide et de soins. Une réflexion systémique et des pistes d’intervention », une publication rédigée par Mathieu De Backer (directeur du Smes et coordinateur Smes Connect) et Muriel Allart (coordinatrice Smes Housing First) en partenariat avec Transit asbl.  Lire aussi « C’est une chaise qui vole, un café jeté au visage, un chapelet d’insultes », entretien avec Kris Meurant – coordinateur de mission chez Transit – et Muriel Allart – coordinatrice Housing First chez Smes-b, Alter Échos n°482, 26 mars 2020, par Julien Winkel.

3. Évaluation de la mise en œuvre de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique par la Belgique. Rapport alternatif rédigé par la coalition « Ensemble contre les violences », février 2019. Consultable en ligne.

4. Lire à ce sujet nos dossier « Travail social : la violence en première ligne » (n°482, mars 2020) et « Politiques sociales, un chaos organisé », Alter Echos hors-série, octobre 2019.

Agence Alter · Capsule 1 // Qu’est-ce que les violences institutionnelles ?
Femmes sans abri et fantômes du passé

Les femmes sans abri ont aussi subi de multiples violences que les services d’aide peinent souvent à panser. Un besoin sans réponse qui pourrait expliquer qu’elles fréquentent peu ces structures comparé à leurs homologues masculins.

En 2016, Isabelle plantait sa tente dans un recoin du bois de la Cambre après avoir décampé du Samusocial. Elle s’y était sentie « comme un rat d’égout », déplorant les problèmes d’hygiène, de chauffage, d’alimentation, d’alcool et de drogues, ou encore les vols et violences. « Comme des moutons, on devait dire oui à tout au risque de dormir dehors », expliquait-elle aussi dans nos pages (« Femmes sans abri : les griffes de la nuit » n°476, septembre 2019). Depuis lors, le New Samusocial s’est engagé à améliorer la qualité de son hébergement (Lire « Sébastien Roy : ‘L’urgence, c’est le premier maillon de l’insertion’ », n°487, octobre 2020). Un processus précipité par le Covid-19, qui a mis un terme aux grands dortoirs propices aux épidémies – punaises comprises –, permis l’ouverture de deux centres abritant chacun 75 femmes seules, ainsi qu’un accueil 24 h/24 – auparavant les personnes hébergées étaient « mises à la porte » chaque matin sans assurance de retrouver leur lit le soir suivant. « C’est vrai que c’est beaucoup plus cool aujourd’hui », lâche cette autre dame, tout juste 68 ans, qui fréquente l’institution par intermittence depuis 2015 et rencontrée il y a peu dans le centre pour femmes qui a pris ses quartiers dans une ancienne maison de repos à Molenbeek. « Je ne sais pas si c’est tellement dû à la séparation entre hommes et femmes ou plutôt au fait qu’avant, on était très nombreuses dans les chambres, alors qu’ici nous sommes à deux ou trois… », réfléchit-elle, reconnaissante pour l’accueil qui lui est réservé, même si elle dit « avoir un peu honte d’être là à nouveau. »

Propreté, horaires, vie en communauté et promiscuité, règlements d’ordre intérieur contraignants, manque de place pour les couples ou pour un chien… les raisons de ne pas passer le seuil ou de quitter un service sont connues. Elles concernent les hommes comme les femmes. Pourtant, ces dernières tardent plus que les hommes à demander de l’aide, épuisant parfois pendant plusieurs années les ressources de leur réseau familial ou amical. « Les hommes préfèrent se rendre dans un service social que dans leur réseau, car cela leur coûte plus de demander de l’aide à un ami, décrypte Marjorie Lelubre, chercheuse au Forum-Bruxelles contre les inégalités. Les femmes, c’est l’inverse, surtout quand elles ont des enfants : elles ne veulent pas les traîner dans les services d’urgence ou en rue. Elles ont peur, aussi, de se manifester auprès des services sociaux par crainte que leur enfant soit placé. »

Pour Ariane Dierickx, directrice de l’asbl l’Ilot, l’explication est aussi à chercher du côté des services eux-mêmes, qui seraient inadéquats : « Les femmes ont des stratégies d’évitement des espaces où elles vont retrouver des situations de violences. » Une hypothèse que formule aussi Lise Meunier, médecin hépatologue (Réseau Hépatite C et hôpital Saint-Pierre), évoquant le secteur bas seuil « assuétudes », dont les structures sont également bourrées d’hommes – à titre d’exemple, les portes de l’asbl Transit sont franchies par 10 % de femmes alors que ces dernières sont nombreuses à être touchées par le travail de rue de l’association. « C’est probablement parce que les conditions d’accueil ne répondent pas à leurs besoins », estime-t-elle, avant de glisser : « Toi-même, en tant que femme, tu n’es pas toujours complètement à l’aise dans ces espaces communautaires… »

La présence majoritaire d’hommes dans les structures mixtes crée de l’insécurité. Elle réveille chez les femmes des fantômes du passé et les confronte à leurs oppresseurs du présent – un agresseur, un dealer, un mac. « Dans un hébergement mixte, les femmes sont toujours sur le qui-vive, confirme Valentine Calisto, coordinatrice du centre de Molenbeek. Tandis qu’entre femmes, elles retrouvent un sentiment de sécurité transitoire qui leur permet de reconstruire un projet. »

Violences en tous genres

De nombreuses études l’attestent : la violence est omniprésente dans la vie des femmes sans abri1. La violence, elles la rencontrent en rue – « Moi, je n’oserais jamais dormir dans la rue par peur de l’agression. D’ailleurs quand je suis arrivée ici, des hommes m’ont proposé d’aller faire du sexe dans leur voiture. Heureusement, le gardien est sorti… », illustre cette dame hébergée à Molenbeek. Mais, pour la plupart, elles y ont été confrontées bien avant la perte de leur logement. Bien sûr, « on constate tant chez les hommes que chez les femmes des ruptures familiales et des souffrances multiples, et ces relations violentes se rejouent en rue », rappelle Mauro Almeida, travailleur de rue au grand-duché de Luxembourg et auteur d’un ouvrage sur le sans-abrisme féminin2. Mais là où les femmes ont la primauté, c’est dans les violences de genre qu’elles ont essuyées dès l’enfance ou à l’âge adulte : violences sexuelles (viol, inceste, excision), conjugales, mariages forcés, agressions liées à l’activité prostitutionnelle. « Ici, elles ont toutes vécu une de ces problématiques », relève Valentine Calisto.

« Nous sommes un secteur où il y a une très forte réflexion sur les questions de domination, notamment en termes de classe. Mais celles liées au patriarcat remontent peu à la surface. » Ariane Dierickx, directrice de l’asbl l’Îlot 

Cette violence justifie souvent un accès prioritaire pour les femmes à l’hébergement, mais elle peinerait pourtant à être réellement prise en charge, selon Ariane Dierickx, qui observe chez les travailleurs du social des « des traces de paternalisme qui entravent le travail d’émancipation des femmes » : « Nous sommes un secteur où il y a une très forte réflexion sur les questions de domination, notamment en termes de classe. Mais celles liées au patriarcat remontent peu à la surface. C’est pourtant un des éléments qui explique que les femmes restent peu de temps dans les structures : elles y sont mal à l’aise et sont souvent incapables d’expliquer pourquoi. » Et de prôner une formation sur les questions de genre à destination des travailleurs du social de même qu’un rapprochement de ce secteur avec les mouvements féministes.

Même son de cloche du côté de Josiane Coruzzi, directrice de l’asbl Solidarité Femmes et Refuge pour femmes battues, un dispositif spécifique qui accueille 24 femmes afin de les faire sortir de la spirale de la violence et qui dispense des formations sur ces questions. « Une des violences institutionnelles les plus problématiques à l’égard de ces femmes consiste, en tant que travailleur social, à prendre la place du dominant », affirme-t-elle. Une domination qui peut s’exprimer par le biais de la posture du « sauveur » indispensable à la survie de la « victime » ou par le fait que, dans certaines institutions généralistes – des maisons d’accueil par exemple –,« on a tendance à resserrer la vis quand les femmes semblent ‘difficiles’ ». C’est le comportement inverse qu’il faudrait adopter, continue-t-elle, à savoir (ré)apprendre à ces femmes « à ne pas être d’accord et à reprendre du pouvoir » car elles ont été infantilisées par les hommes, elles ont « pris l’habitude de se subordonner et de faire plaisir, appris à se taire et à être constamment en échec. La violence conjugale, cela peut arriver à toutes, et, si cela m’arrivait, j’aimerais qu’on me traite comme une adulte ».

Usagères de drogues : le double stigmate

Les femmes en situation irrégulière sont dans l’angle mort de la prise en charge des violences. Elles sont bien hébergées de manière prioritaire par le Samusocial si la situation de violence est connue, mais demeurent, dans l’ensemble, exclues des dispositifs spécifiques. « Une réelle mise en danger dont l’État est responsable », déplore Josiane Coruzzi.

Autre public largement discriminé : les usagères de drogues, dont les trajectoires de vie sont pourtant elles aussi ponctuées de traumatismes et de violences. Des violences plus nombreuses que celles vécues par la population générale ; plus nombreuses, aussi, que celles subies par les hommes usagers de drogues, précise une étude sur « la prise en charge des violences chez les usagères de substances psychoactives »3 réalisée en 2016 dans quatre capitales européennes.

L’addiction – aux substances illégales comme aux médicaments – se révèle souvent être une béquille pour faire face à ces violences. La prise en charge de ces dernières, condition de réussite du suivi thérapeutique, n’est pourtant pas inscrite dans les projets des structures propres à ces publics, constate cette même étude. « Aujourd’hui, on ne se donne pas le mandat d’aborder ces questions, confirme Laetitia Peeters, psychologue à l’asbl Transit. Si on nous en parle, qu’est-ce qu’on doit faire avec ça ? Ce n’est pas notre cœur de métier et nous nous sentons un peu démunis. » Le travail à la demande et selon le rythme de l’usager, propre à ce secteur, « nous pousse peut-être parfois à louper le coche », ajoute Lise Meunier, qui souligne la « nécessité de pouvoir entrouvrir des portes sur le sujet ».

Quant à un possible relais par des institutions partenaires, il n’est pas toujours aisé à mettre en place. La raison ? La stigmatisation dont ces femmes sont l’objet. « Notre public féminin n’est pas toujours très bien accueilli dans des services généralistes, regrette Laetitia Peeters. Les femmes consommatrices ont auprès de beaucoup de travailleurs sociaux un capital sympathie beaucoup plus faible, confirme Mauro Almeida. Une femme en rue et toxicomane chamboule toutes les représentations que l’on peut avoir d’une femme. Avec la consommation, l’idée d’un corps sain explose et il y a aussi ce préjugé selon lequel on ne peut pas leur faire confiance car elles feraient des choses moralement contestables. »

Des représentations intégrées par les usagères elles-mêmes – de même que par leurs homologues masculins qui tendent à les considérer comme « des déchets » – et qui sont encore plus virulentes si elles sont enceintes ou mères de famille – « L’idée qu’une femme usagère de drogue ne peut pas être une bonne mère est encore très ancrée », rappelle Laetitia Peeters. En conséquence, les femmes avec des problématiques d’assuétudes n’ont pas le même accès aux ressources destinées à la population générale. « Souvent, dans ces services, on entend : le problème de cette personne, c’est la consommation. La question des produits fait hyper peur. Le produit, il est là, bien sûr. Mais ce n’est pas lui, le souci… », explicite Lise Meunier.

Femmes en priorité, hommes discriminés ?

Que la vague #Me Too y soit pour quelque chose ou pas, ici on s’interroge, là on se forme. Pour créer du lien et déconstruire les préjugés, Lise Meunier et Laetitia Peeters ont pris l’initiative de mettre sur pied un groupe de travail « femmes et précarité » en collaboration avec la Fedito Bruxelles. « L’offre est aujourd’hui très spécialisée. C’était donc assez logique de se mettre en réseau autour de ces questions. C’est même assez étrange que cela se fasse si tard, alors que tout cela traverse l’actualité depuis plusieurs années… », commentent-elles.

À la maison d’accueil Montfort à Jette, les éducatrices ont été formées sur « le processus de domination conjugale » et un subside de la Cocof a fourni un mi-temps consacré à l’accueil de victimes de violences conjugales et intrafamiliales. « C’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à travailler avec cette perspective genrée », se remémorent Lorena Arancibia et Sarah Ben-Amar, éducatrices spécialisées, qui estiment que 70-80 % de leur public auraient subi des violences conjugales ou intrafamiliales – combinées à d’autres problématiques comme la perte de logement, l’endettement, les assuétudes. « Nous restons une maison généraliste. La porte d’entrée, c’est la perte de logement, détaillent-elles. On n’aborde donc pas d’emblée ce sujet. Mais les femmes savent qu’on a développé un volet d’accompagnement lié à ces questions. On les laisse venir quand elles se sentent prêtes. » Les activités de la maison ont aussi été repensées au regard de cette problématique : séances de sensibilisation sur les violences conjugales et la sexualité – « ces séances ne sont pas forcément évidentes pour elles. Il n’est pas rare que certaines la quittent car c’est trop douloureux. Mais s’il y a souvent une réticence au début, en général elles sont contentes car elles obtiennent des réponses à leurs questions » –, ateliers « bien-être » (relooking, marche nordique, yoga, massage), groupe de parole « 50 nuances de sexe » – les femmes y « partagent leur vécu, se donnent des conseils et se révoltent… »

« L’offre est aujourd’hui très spécialisée. C’était donc assez logique de se mettre en réseau autour de ces questions. C’est même assez étrange que cela se fasse si tard, alors que tout cela traverse l’actualité depuis plusieurs années… » Lise Meunier (Réseau Hépatite C, Hôpital Saint-Pierre) et Laetitia Peeters (Asbl Transit)

Séances « bien-être » et espaces de parole : au risque d’être étiquetées d’« activités pour femmes », ces initiatives semblent porter leurs fruits chez les personnes qui les fréquentent. Chez Transit, Laetitia anime depuis trois ans un « espace femmes », quelques heures d’entre-soi au cours desquelles les carapaces peuvent tomber et les corps, mis à mal par la précarité, être bichonnés pour retrouver un peu d’amour-propre. Le travail communautaire induit une proximité et une sororité bénéfiques à la relation de confiance, note-t-elle, tout en soulignant l’importance « de ne pas leur imposer une vision toute faite de ce qu’une femme devrait être et de ne pas nier non plus les besoins des hommes en matière d’estime de soi ». Du côté de l’Îlot, on mise sur la création d’un centre de jour où les femmes pourront venir se ressourcer et déposer une parole libre. « Si prendre la parole est en général plus compliqué pour les femmes, cela l’est encore plus pour les femmes en situation d’exclusion », soutient Ariane Dierickx.Une parole encore trop peu prise en compte dans le secteur, qui pourrait pourtant aider à repenser les projets des structures, car, comme le dit justement Mauro Almeida, « dépasser les rapports de domination, c’est aussi écouter ces femmes et leur laisser le choix. Il faut leur faire comprendre que leur parole a de la valeur. Tout le reste, ce n’est que de l’interprétation ».

Face aux violences rencontrées par les femmes en grande précarité, additionnées à des problématiques multiples – santé mentale, addictions, droit de séjour… –, beaucoup de questions restent en suspens. À celle de savoir si l’abandon de la mixité est LA solution, les réponses fusent mais demeurent teintées d’incertitudes. « En mettant ces femmes toujours à l’écart, est-ce qu’on ne risque pas de renforcer chez elles cette image de l’homme ‘prédateur’ ? », s’interroge Marjorie Lelubre. « Bien sûr, on peut aussi se demander s’il est bon pour un jeune de 18 ans de baigner dans un milieu de sans-abri chronicisés. Faut-il séparer ou rassembler tout le monde ? La question se pose. Pour les femmes en tout cas, c’est un bon choix », suggère Valentine Calisto.

Une petite dernière pour la route… Les hommes dans tout cela ne risquent-ils pas de se sentir bernés par cette attention croissante envers le public féminin ? Ils exprimeraient en tout cas de plus en plus leur frustration par rapport aux « passe-droits » des femmes alors qu’ils sont, dans certains cas, bien plus vulnérables que ces dernières, selon les dires de Valentine Calisto : « Si on ne laissait la priorité qu’aux femmes et aux familles, il n’y aurait en effet plus de place pour les hommes… » « Aujourd’hui, dans certaines situations, le système favorise les femmes parce qu’elles sont des femmes – notamment quand elles ont des enfants –, dans d’autres cela va les desservir. Dans un secteur qui a tellement peu de moyens, c’est aussi normal de prendre en compte la majorité : les hommes… », estime Marjorie Lelubre en guise de conclusion.

1. Lire notamment « Femmes et enfants en errance, le sans-abrisme au féminin. Recherche-action sur le parcours des femmes avec enfants au sein de trois structures d’accueil en Wallonie et à Bruxelles. » Fondation Roi Baudouin, décembre 2016, Patrick Italiano, avec la collaboration d’Ulya Kuçukyildiz.

2. (L)armes d’errance, Habiter la rue au féminin, Transitions sociales et résistances, Éditions Academia, mars 2020, Mauro Almeida Cabral, 174 pages. Lire son interview par Manon Legrand dans l’Alter Echos n°485, juillet 2020.

3. « Améliorer la prise en charge des violences subies par les femmes usagères de substances psychoactives. » Consultation de professionnels menée en septembre et octobre 2015 dans quarte villes d’Europe : Paris, Rome, Madrid et Lisbonne, Thérèse Benoit et Marie Jauffret-Roustide, Conseil de l’Europe, mars 2016.

En savoir plus

« Femmes sans abri : les griffes de la nuit », Alter Echos n° 476, septembre 2019, par Marinette Mormont.

« Sans-abrisme et féminisme : des enjeux à croiser », Alter Echos web, 29 mars 2018, Manon Legrand.

« Un toit pour tous. Et pour toujours », Alter Echos Hors-série, septembre 2020.

 

 

CGRA : les oreilles s’ouvrent peu à peu aux femmes

Le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) a déployé de nombreux dispositifs pour mieux accueillir la parole de femmes exilées victimes de violences de genre. Mais la situation n’est pas rose pour autant et des efforts restent à faire, pointent les associations.

« Je n’ai pas entendu une seule femme demandeuse d’asile qui n’ait pas ressenti une forme de violence lors d’un entretien au CGRA. » Pour Mélanie Jocquet, travailleuse sociale au GAMS – Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles –, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, malgré ses efforts de formation des officiers de protection, ne réussit pas toujours à adopter une lecture genrée des dossiers.

Le moment de l’entretien au CGRA est un moment clé. Quelques heures cruciales en un seul entretien. L’agent du CGRA va-t-il la croire ? Va-t-il accorder la protection de la Belgique à cette femme qui a quitté son pays ? Le stress est intense. « Et certaines femmes ne mesurent pas toujours le niveau de détail qu’il faudra raconter à une personne inconnue », ajoute Mélanie Jocquet.

Mais chaque chose en son temps. Avant d’arriver au CGRA, la demandeuse d’asile doit introduire sa demande au centre du Petit-Château. Elle sera ensuite reçue par l’Office des étrangers (OE) pour un échange d’ordre factuel et administratif. Les raisons de l’exil sont grossièrement évoquées, dans les grandes lignes.

C’est à ce moment-là qu’il sera demandé à cette femme exilée si, lors de l’étape suivante de sa procédure, au CGRA, elle souhaite être interviewée par un agent de protection masculin ou féminin. Même question au sujet de l’interprète. « L’Office des étrangers devrait davantage contextualiser cette proposition. Bien expliquer que ce choix n’aura pas d’impact sur la suite de la procédure », explique Mélanie Jocquet. Pour Rosalie Daneels, avocate au cabinet bruxellois « Progress Lawyers », il faudrait même que ce tout premier contact avec les autorités belges soit agrémenté d’une question systématique : « L’OE devrait demander à toutes les femmes si elles ont subi des violences de genre. Elles seraient ainsi informées de l’utilité d’évoquer ces violences. » Car toutes n’ont pas conscience qu’il peut s’agir d’un argument pour obtenir une protection. « Certaines ne mentionnent pas les violences de genre comme une crainte de persécution, ajoute l’avocate, car, lorsqu’une majorité de femmes subissent ces violences, elles peuvent les percevoir comme la normalité. »

Les efforts du CGRA

C’est bien le CGRA, instance d’asile, qui octroie, en fonction de chaque demande individuelle, le statut de réfugié. Le demandeur doit craindre « avec raison » d’être persécuté pour l’un des cinq motifs listés dans la Convention de Genève, parmi lesquels ne figure pas le « groupe social ». C’est donc par ce biais-là que des femmes peuvent obtenir l’asile afin de les protéger de violences subies parce qu’elles sont femmes.

En Belgique, l’orientation sexuelle, le mariage forcé, les mutilations génitales féminines sont les trois principales raisons d’obtention du statut de réfugiée pour des motifs liés au genre. Il faut que le récit individuel soit crédible et que les craintes soient fondées.

Au CGRA, on souligne que l’attention portée aux questions de genre n’a fait que croître ces dernières années. La liste des actions entreprises est en effet assez longue.

« Nous posons des questions sur le profil de l’auteur, le profil de la victime, les circonstances et le contexte autour de l’agression afin d’établir la crédibilité et le critère de rattachement à la Convention de Genève. »  CGRA

Même si l’entretien entre la demandeuse d’asile et l’officier de protection est long et éprouvant, le CGRA dit procéder par « triangulation », afin d’éviter de plonger dans un degré de détail sordide des violences subies. « Nous posons des questions sur le profil de l’auteur, le profil de la victime, les circonstances et le contexte autour de l’agression afin d’établir la crédibilité et le critère de rattachement à la Convention de Genève. » La formation des nouveaux arrivants « laisse une grande part au genre », nous dit-on au CGRA. Une équipe spécialisée d’officiers de protection – qui compte plus de trois semaines de formation sur le thème – a été mise en place.

Des directives spécifiques sont élaborées. Elles sont des lignes de conduite destinées à l’ensemble des officiers de protection. Celle sur les violences sexuelles fait plus de 50 pages. Sept directives sur les mutilations génitales ont été écrites. Une directive sur les violences conjugales est en cours de rédaction (relire aussi « Violences conjugales : les migrantes paient le prix fort », AE n°480, janvier 2020). On y trouve des instructions concrètes quant à l’examen des demandes d’asile. Enfin, les informations sur la situation dans les pays d’origine, récoltées par des chercheurs spécialisés, doivent intégrer un chapitre explicatif de la situation vécue par les femmes dans chacun de ces pays.

Les manques du CGRA

Joost Depotter, de l’association flamande Vluchtelingenwerk Vlaanderen, reconnaît que « le CGRA a mis des choses en place. La situation est bien meilleure qu’il y a cinq ans ». Toutefois, il reste des points négatifs. « Lorsqu’une femme a été excisée dans son pays d’origine, pointe Joost Depotter, il est difficile qu’elle obtienne une protection, car le CGRA estime que le problème n’existe plus, et que, par conséquent, elle ne craint rien en cas de retour. Le risque de ré-excision [après chirurgie reconstructrice, NDLR] n’est pas vraiment pris au sérieux. »

« Quant aux violences subies pendant la route migratoire, elles ne sont pas prises en compte,regrette Rosalie Daneels. Il arrive que l’officier de protection interrompe la femme qui explique les violences subies pendant le parcours, car cela n’a pas de lien avec la crainte de persécution dans le pays d’origine. » Les efforts de formation ne devraient pas toucher que les officiers de protection. Mélanie Jocquet pense que « les interprètes ne sont pas assez formés à la lecture de genre. Il leur arrive de donner leur avis, ‘on ne parle pas de ça’, ‘c’est dans notre culture’ », ce qui mine considérablement la confiance dont a besoin la demandeuse… pour livrer son histoire.

« L’OE devrait demander à chaque femme si elles ont subi des violences de genre. Elles seraient ainsi informées de l’utilité d’évoquer ces violences. »Rosalie Daneels, avocate au cabinet bruxellois « Progress lawyers »

Les « besoins procéduraux spécifiques » de certains demandeurs d’asile, dont les femmes victimes de violences, sont déjà censés être pris en compte par le CGRA. Un demandeur d’asile peut, par exemple, demander certaines adaptations dans le déroulement de l’audition, en invoquant ce principe. « Mais ces besoins sont encore trop mal identifiés et interprétés de manière trop restrictive, avance Julie Lejeune, coordinatrice de Nansen, association d’aide juridique spécialisée pour demandeurs d’asile. Ces besoins spécifiques pourraient être un levier pour mettre en place des techniques d’entretien novatrices. Un nouveau cadre reste à inventer pour créer la sécurité nécessaire à la délivrance du récit d’asile. Le rôle de la personne de confiance pourrait être redéfini, par exemple. »

Mais derrière l’enjeu de ces évolutions des techniques d’entretien se cache un sujet fondamental. « Celui de l’examen de la crédibilité du récit, enchaîne Julie Lejeune. Cet examen garde une place trop déterminante. Tout est évalué à l’aune de cette chasse à la vérité, le simple fait de réclamer une pause lors de l’audition est parfois interprété par des officiers de protection comme une preuve à l’appui des inconsistances dans le récit. »

Au conseil du contentieux des étrangers, le lointain huis clos
Le conseil du contentieux des étrangers est une juridiction administrative indépendante. On y examine les recours de demandeurs d’asile déboutés par le CGRA. L’avocat est en charge de la plaidoirie pour son client ou sa cliente. Cette dernière peut demander que l’audience ait lieu à huis clos lorsque des sujets intimes doivent être abordés. « Mais certains juges sont très réticents, explique Rosalie Daneels. Il y a souvent dans la salle d’audience des hommes originaires du même pays qui attendent leur propre audience. C’est un contexte qui ne crée pas la confiance. Certaines audiences sont très compliquées. 

Travail, famille… Inégalités

Le rapport au travail des femmes reste largement dominé par leur appartenance sociale, leur statut socioprofessionnel, les contraintes familiales et les exigences du marché. Un cocktail qui peut s’avérer, sur l’autel de l’employabilité, particulièrement violent. Les politiques en matière d’emploi restent en effet foncièrement paternalistes, renforcent les rôles traditionnels et amputent les revenus des femmes.

Doit-on tellement se réjouir de la présence plus importante des femmes sur le marché du travail, de la baisse du taux de chômage de celles-ci, de la diminution de la part des femmes inactives à Bruxelles comme en Wallonie, lorsqu’on constate parallèlement que l’insertion des femmes dans l’emploi se fait dans des postes peu qualifiés ou dans des temps partiels non choisis ? Avec des inégalités constantes. « C’est un véritable paradoxe, admet Sile O’Dorchai, de l’Institut wallon de l’évalutation, de la prospective et de la statistique (IWEPS). Si évolution il y a, elle est très lente. Une des raisons principales par rapport à la persistance de ces inégalités, ce sont les stéréotypes et les représentations biaisées qui sont encore très présents dans notre société, une situation très difficile à combattre. C’est dans toutes les sphères, à tous les niveaux, à tous les âges que femmes et hommes ne sont pas traités de manière identique. »

Le temps partiel, un piège

Cette ségrégation à tous les étages a ses causes. Avec l’augmentation continuelle du temps partiel, l’égalité dans l’emploi a été freinée, au profit de la construction de nouveaux ghettos pour l’insertion socioprofessionnelle des femmes. Selon l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH), celles-ci sont surreprésentées dans l’emploi à temps partiel : près d’une femme salariée sur deux contre un homme salarié sur dix. « Je présente toujours le temps partiel comme un ‘piège’. C’est davantage une contrainte qu’un choix », ajoute Sile O’Dorchai. « On est loin d’un dispositif qui favorise la conciliation entre vie professionnelle et privée vu les horaires des caissières, des aides-soignantes ou des titres-services. C’est très tôt le matin, très tard le soir, et, en termes de vie familiale, ce n’est pas idéal. Souvent ces femmes voudraient travailler davantage, et doivent parfois combiner plusieurs emplois pour rester en dehors de la précarité », poursuit-elle.

Il existe pourtant un outil, la CCT 35, pour limiter l’extension de ce temps partiel avec le droit pour les personnes sous ce carcan d’obtenir par priorité un emploi à temps plein dans son entreprise. « Les contrôles comme les sanctions sont trop faibles, et cette CCT n’est pas suffisamment appliquée. Son application doit pourtant être une priorité, sans quoi on continuera de discriminer les femmes quand elles travaillent, mais aussi quand elles devront bénéficier de la sécurité sociale, notamment au niveau de la pension ou du chômage », indique encore Gaëlle Demez, des Femmes CSC.

« Des métiers qui restent pourtant invisibles parce qu’ils  sont touchés par un sexisme systémique basé sur le ‘care’, le soin aux autres, construit comme une caractéristique féminine naturelle. » Eléonore Stultjens, chargée d’études aux Femmes prévoyantes socialistes 

En outre, choisir un temps partiel – c’est le cas pour une femme sur dix –, c’est surtout le choisir pour d’autres raisons, souvent privées, comme « le manque de place en institution pour ses enfants, ses proches malades ou handicapés, ses parents vieillissants ; des soucis de mobilité qui rendent le travail impossible à concilier avec le temps privé ; la pénibilité du travail qui rend le maintien à temps plein impossible, physiquement ou mentalement, durant toute une carrière », ajoute Gaëlle Demez.

La précarité, malgré l’emploi

Le temps partiel s’est développé dans des emplois à la fois peu qualifiés et fortement féminisés : aide à la personne, caissière, assistante maternelle, femme de ménage… En Wallonie, cela représente un tiers des femmes. Des emplois précaires, à forte pénibilité physique ou mentale, aux horaires flexibles, souvent proposés aux publics les plus fragiles pour s’insérer plus rapidement sur le marché du travail, des emplois qui se sont révélés essentiels lors de la crise sanitaire. « Des métiers qui restent pourtant invisibles parce qu’ils sont touchés par un sexisme systémique basé sur le ‘care’, le soin aux autres, construit comme une caractéristique féminine naturelle. Comme c’est naturel, cela supposerait moins d’efforts, et donc pas forcément une valorisation sociale et financière », relève Eléonore Stultjens, chargée d’études aux Femmes prévoyantes socialistes.

Pas étonnant que temps partiel rime aussi avec écart salarial, « puisqu’il vient réduire les possibilités de carrière, de promotion, de meilleure rémunération », résume Eléonore Stultjens. En moyenne, les femmes ont un revenu personnel qui n’équivaut qu’à 70 % du revenu des hommes. En 2017, l’écart salarial s’élevait d’ailleurs à 23,7 %, selon la dernière étude de l’IEFH.

« Une partie non négligeable de l’écart salarial est à mettre aussi sur le compte de la ségrégation sectorielle et professionnelle : les femmes se retrouvent en effet davantage dans des secteurs et des métiers moins valorisés et moins bien rémunérés que les hommes », ajoute la chargée d’études. Une ségrégation qui régit d’ailleurs les services publics de l’emploi comme le Forem ou Actiris : « Même s’il y a une vraie volonté de travailler ces questions genrées de la part de ces acteurs, force est de constater que les femmes restent orientées vers des métiers de femmes, les hommes vers des métiers d’hommes », indique Gaëlle Demez, des Femmes CSC. « Ce qui prévaut, c’est une logique de rentabilité de ces institutions, où les formateurs vont être jugés sur le nombre de personnes qu’ils auront réussi à remettre à l’emploi. C’est plus facile de mettre une femme en puériculture, un homme en maçonnerie que l’inverse. Rencontrer l’envie, la motivation de la personne prendra beaucoup plus de temps. »

« La différence se creuse en effet, une fois que les enfants arrivent. C’est à ce moment-là que tous les stéréotypes tombent sur la tête des femmes. Plus le nombre d’enfants augmente, pire c’est. » Gaëlle Demez, Femmes CSC

Il reste en outre la partie inexpliquée de l’écart salarial : même en ayant les mêmes caractéristiques que les hommes, les femmes gagnent moins. C’est-à-dire qu’une femme ayant la même ancienneté, le même âge, travaillant dans le même secteur, avec la même profession et le même niveau de diplôme gagnera en moyenne moins que celui-ci. Le fameux plafond de verre qui semble ne pas vouloir se briser étant donné que la présence des femmes dans les postes à responsabilité a même tendance à diminuer au cours de ces dernières années, selon une étude de l’IWEPS parue en 2017.

La maternité, une discrimination

L’écart salarial peut s’expliquer aussi comme lorsqu’une femme, parce qu’elle a des enfants, voit ses chances de promotion réduites alors qu’un homme voit justement ses chances augmenter. « La différence se creuse en effet, une fois que les enfants arrivent. C’est à ce moment-là que tous les stéréotypes tombent sur la tête des femmes. Plus le nombre d’enfants augmente, pire c’est. Le coût de la maternité pour les femmes est d’ailleurs énorme, avec une chute de salaires de près de 40 %, et elle a des conséquences aussi au niveau de la qualité des emplois », analyse Gaëlle Demez, qui ne plaide sous aucun prétexte pour une extension du congé de maternité, pourtant l’un des plus courts d’Europe, « mais il ne faut pas que les femmes soient davantage éloignées du monde du travail. Y retourner au-delà de six mois risque de les conduire sur des voies de garage. »

La maternité est un frein au niveau tant de l’égalité salariale que de l’égalité du temps passé à domicile dans les tâches familiales. « Si, dans les années 80 et 90, la tendance penchait vers un meilleur équilibre, depuis les années 2000, on stagne. Cela n’évolue plus vraiment en fait », précise Véronique De Baets, de l’IEFH. En temps normal, elles assument d’ailleurs deux tiers du travail domestique et familial, selon une étude de l’IWEPS. Avec la crise actuelle, cela risque de ne pas s’arranger puisque 75 % des congés parentaux corona ont été pris par des femmes selon l’ONEM. « Si l’intention était bonne, portée d’ailleurs par la Ligue des familles, cettemesure prise sans autre accompagnement n’a fait que renforcer les inégalités hommes-femmes. La difficulté d’une mesure prise dans l’urgence fait que l’égalité passe toujours au dernier plan au profit des dimensions économiques et sociales », ajoute-t-elle. Il existe pourtant depuis 2007 une loi sur le « gendermainstreaming » qui devrait contraindre tout gouvernement à adopter des décisions qui ne discriminent plus les femmes…

Gaëlle Demez constate que les femmes seront toujours davantage pénalisées que les hommes dans leur quête de conciliation entre insertion socioprofessionnelle et vie de famille : « Si ce n’est pas sur le marché du travail, ce sera alors dans sa recherche d’emploi. On rencontre hélas des cas très fréquents de femmes contrôlées par l’ONEM à qui on leur reproche de ne pas avoir trouvé une garde d’enfant. » « La pression sur les travailleuses sans emploi s’accroît », ajoute Eléonore Stultjens qui a consacré une étude aux parcours de ces femmes. « Il leur suggère d’être plus flexibles, plus adaptables, mal rémunérées et peu protégées. Une flexibilisation facilitée par le discours de responsabilisation des chômeuses : si celles-ci veulent s’appliquer davantage afin de payer leurs factures, pour paraphraser Zuhal Demir, elles devraient être prêtes à accepter n’importe quel emploi, quelles que soient les conditions de travail. »

Temps partiels, inégalités de salaire, congés parentaux, flexibilisation accrue… Ces non-choix ont en outre évidemment des répercussions directes sur les conditions de pension des femmes. En 2017, elles représentaient deux tiers des 20 % de pensionnés vivant sous le seuil de pauvreté, tandis que l’écart entre les pensions des hommes et des femmes s’élève à plus de 30 %. « La précarité que celles-ci connaissent déjà en travaillant s’installe dans la durée », constate encore Sile O’Dorchai. Et l’économiste de pointer alors le rôle quelque peu ambivalent de la sécurité sociale sur les inégalités entre femmes et hommes que ce soit au niveau du montant des pensions ou de l’accès à l’allocation de chômage. « C’est vrai qu’il y a des ‘violences’ qui sont encastrées dans nos politiques sociales. C’est cela qui est difficile à combattre, et même une politique bien réfléchie sur cette question n’arriverait pas à résoudre ces biais sexistes qui se retrouvent partout, y compris dans le système de sécurité sociale avec des droits qui restent basés sur le statut familial (cohabitant, chef de famille…), ce qui se révèle plus que pénalisant pour les femmes. »

En savoir plus

« SOFFT, un service d’insertion qui lutte contre les stéréotypes », Alter Échosweb, 2 mars 2021, Pierre Jassogne.

« Égalité financière entre les femmes et les hommes : toujours une chimère en Wallonie »,  Alter Échos n°478, novembre 2019, Manon Legrand.

« Écart salarial hommes-femmes : la guerre des chiffres », Alter Échos n°473, avril 2019, Julien Winkel.

« La plus grande violence institutionnelle, c’est l’absence de règles »

Les CPAS cherchent-ils des noises aux personnes pratiquant le sexe tarifé? À écouter certaines associations accompagnant ce public, la réponse est «oui». Pourtant, les cas évoqués restent difficiles à vérifier. Et si le problème se situait plutôt dans une absence de statut clair pour celles que l’on appelle tantôt «travailleuses du sexe», tantôt «prostituées»?

ravailleuses du sexe (TDS), prostituées, personnes protituées… Qu’elles aient décidé de les désigner par l’un ou l’autre terme, qu’elles se situent dans le camp des « abolitionnistes » ou pas (relisez notre dossier « Prostitution : jeux de dames, jeux de dupes ? », AE n°477, octobre 2019), toutes les structures qui accompagnent aujourd’hui les personnes pratiquant le sexe tarifé s’accordent au moins sur un point : les relations de celles-ci avec les CPAS sont souvent compliquées.

Au détour parfois de non-dits, d’hésitations, d’une forme de pudeur peut-être, on finit par comprendre que ce qui coince, d’après les associations, c’est un – gros – manque de confiance de la part des CPAS vis-à-vis des prostituées/travailleuses du sexe. Soupçonnées de travailler au noir et de demander en plus un soutien via le revenu d’intégration sociale, elles seraient dès lors l’objet d’une méfiance quasi permanente, d’un regard désobligeant lié à leur activité, qui entraveraient l’accès à certains de leurs droits. Au point que certains n’hésitent pas à parler de violences institutionnelles…

Des tricheuses ?

Évoquer avec des associations la relation difficile qui lie les CPAS aux TDS/prostituées revient parfois à ouvrir la boîte à souvenirs. À Espace P Liège, on se remémore ainsi cette époque où certains CPAS auraient demandé « des certificats de défichage aux travailleuses du sexe qui souhaitaient obtenir le revenu d’intégration sociale », selon Quentin Deltour, coordinateur de la structure. À une époque où, d’après l’asbl, beaucoup de « TDS » étaient fichées par la police, prouver qu’elles ne l’étaient plus aurait appuyé le fait qu’elles n’exerçaient plus leur activité et donc renforcé leur dossier de demande de RIS. « Une combine tordue », selon le coordinateur, qui n’aurait plus cours depuis quelques années.

Il ne faut cependant pas remonter aussi loin pour réussir une pêche aux témoignages assez féconde. Utsopi, « l’Union des travailleur·se·s du sexe organisé·e·s pour l’indépendance », en a quelques-uns sous le coude. Maria Utsopi, chargée de projet LGBTQI+, pointe le cas de cette travailleuse du sexe qui a fait une demande de RIS et à qui le CPAS aurait demandé de prouver qu’elle n’avait pas travaillé depuis avril 2020. Un « traitement différencié », d’après Maria Utsopi. Autre situation : celle de cette TDS à qui on aurait refusé le revenu d’intégration sociale « parce qu’elle avait de beaux meubles chez elle. On part du principe que les travailleuses du sexe trichent ». Et qu’elles essaient de cumuler RIS et revenus au noir…

« Suivant la législation, chaque dossier est examiné selon des critères objectifs et nous estimons que la formation et l’indépendance des assistants sociaux sont telles qu’elles permettent de recevoir les demandes de façon équitable. » Sandrine Xhauflaire, Fédération des CPAS wallons 

Du côté d’Espace P Bruxelles, même son de cloche. Fabian Drianne, assistant social, relate l’histoire d’une TDS lituanienne « en ordre de séjour », qui aurait cessé de se prostituer suite à la crise du Covid-19, suivant en cela les mesures sanitaires. « Elle a effectué une demande d’aide auprès d’un CPAS. On lui a demandé son avertissement-extrait de rôle, des extraits de son compte en banque, elle a dû prouver qu’elle cherchait du travail, explique Fabian Drianne. Pour des personnes qui maîtrisent parfois mal le français, qui sont souvent en situation de fracture numérique, cela fait beaucoup. Du coup, elle a renoncé. Il y a beaucoup de personnes qui ont droit au RIS mais qui abandonnent devant la complexité de la démarche. »

Dans le même registre, l’asbl Isala – qui, d’après son site, accompagne les personnes prostituées « dans leurs démarches vers une vie meilleure » – souligne « le poids du système, le manque de clarté au niveau des informations qui sont données autour des CPAS ». « Cette situation crée un sentiment de phobie administrative chez des femmes qui sont en général assez fortes mais qui changent d’attitude, deviennent craintives, dès qu’elles poussent la porte d’une institution », constate Rachel Beaufort, une des bénévoles de l’asbl, avant de parler de « violence institutionnelle ».

Face à ce tableau qui peut paraître accablant, plusieurs problèmes apparaissent cependant. Un : par respect pour la vie privée des personnes accompagnées, les associations ne souhaitent pas entrer dans le détail des cas évoqués. Impossible donc de vérifier ceux-ci. Deux : dans le cas où une pratique d’un CPAS aurait pu être illégale, les associations interviennent auprès du CPAS mais ne vont souvent pas plus loin. « Si la situation finit par se régler, les filles sont contentes. Elles veulent juste le RIS, pas aller au Conseil d’État », témoigne Quentin Deltour. Trois, les travailleuses du sexe ne mentionnent pas souvent qu’elles sont prostituées. Pour expliquer cette situation, Maria Utsopi évoque « tous ces stéréotypes qui leur collent à la peau. Elles savent qu’elles vont être regardées ». Fabian Drianne, lui, parle de « stigmate de la fonction » et évoque le cas de ces travailleuses maghrébines « qui ont peur de se retrouver face à des travailleurs sociaux issus de leur communauté ». Ou celui de cette travailleuse bulgare qui aurait évoqué son statut de travailleuse du sexe ayant perdu son boulot suite au Covid. « Le regard de l’assistant social a changé. Le RIS a fini par lui être refusé sous motif ‘qu’elle n’apportait pas la preuve de la perte de son travail suite aux circonstances’ », déplore l’assistant social.

Si cette dernière tendance à ne pas se dévoiler est donc compréhensible, elle vient aussi souligner que le problème est peut-être plus général et n’est pas – seulement – lié au statut de prostituée/TDS. Comment en effet évoquer des tracasseries liées à l’activité des TDS/prostituées si celles-ci ne l’évoquent pas avec le CPAS ? Interrogée sur le sujet, la Fédération wallonne des CPAS ne dit d’ailleurs pas autre chose lorsque l’on évoque la complexité de ce qui leur est demandé lorsqu’elles font une demande de RIS. « Je comprends les difficultés rencontrées par ces personnes face à ce qui leur est parfois demandé, et je les confirme, explique ainsi Sandrine Xhauflaire, conseillère à la Fédération des CPAS wallons. Mais le problème réside dans le fait que les CPAS sont tenus par des obligations légales. Ce qui est demandé aux travailleuses du sexe, c’est ce qui est demandé à tout le monde, et cela peut aussi être compliqué pour des migrants ou des Belges ayant des problèmes avec la lecture ou l’écriture. »

« Aujourd’hui, on a des personnes qui veulent exercer et qui ne le peuvent pas vraiment, et d’autres qui le font sous la contrainte et qu’il est difficile de protéger. » Pierre Verbeeren, CPAS de Bruxelles-Ville 

Quant à un regard jugeant éventuel de certains travailleurs vis-à-vis des TDS/prostituées, la conseillère dément. « Suivant la législation, chaque dossier est examiné selon des critères objectifs et nous estimons que la formation et l’indépendance des assistants sociaux sont telles qu’elle permet de recevoir les demandes de façon équitable. Depuis quelque temps, il y a une tendance à donner une caisse de résonance à quelques cas isolés, on ne mentionne pas tous ceux où cela se passe bien. Et parfois, les associations elles-mêmes ont un regard un peu biaisé sur la situation : elles ne comprennent pas toujours les raisons motivant les refus, ou elles ne savent pas que d’autres formes d’aide ont été proposées, et refusées », ajoute la conseillère.

Nom de code : 96099

Alors, affaire classée ? Pas tout à fait. Car, du côté des CPAS, tous ne sont pas aussi rassurants. Pierre Verbeeren est l’un d’eux. Ancien directeur général de Médecins du monde, il est aujourd’hui à la tête du CPAS de la Ville de Bruxelles, « un de ceux qui essaient de faire bouger les lignes », éclaire Fabian Drianne. Son analyse de la situation est un peu plus acérée. « De façon générale, il y a un problème dans les relations entre les CPAS et les personnes pratiquant le sexe tarifé, admet-il. Dans le cadre de l’État social actif, elles sont structurellement en difficulté avec les CPAS. Elles ne sont aujourd’hui pas vraiment considérées comme des travailleuses alors que le rôle des CPAS est de mettre les personnes au travail, de les restaurer dans leur rôle de contribution. On a donc un souci. » Dans ce contexte, la source de revenus des TDS/prostituées est, pour Pierre Verbeeren, un autre problème. « Nous sommes souvent en face de personnes qui ne souhaitent pas montrer leurs sources de revenus alors que nous savons qu’elles en ont. Ce n’est pas facile pour elles – je peux comprendre qu’elles n’aient pas confiance parce qu’il existe un rapport de force structurel entre elles et les CPAS – et ce n’est pas facile pour nous. »

S’il affirme qu’il ne revient pas aux CPAS de se prononcer sur la question, c’est en fait la question de la reconnaissance des TDS/prostituées que Pierre Verbeeren met sur la table. Reconnues a minima, notamment via un code d’activité Nace-Bel « 96099 » destiné aux « autres services personnels » et donc très fourre-tout, les TDS/travailleuses du sexe n’ont pas de véritable statut. Une situation qui, d’après Maria Utsopi, rejointe en cela par la plupart des intervenants du secteur – à l’exception d’Isala, pour qui le problème est lié au statut de migrantes de la plupart des personnes qu’elle accompagne –, créé un « flou »« tous les abus sont possibles », que ce soit au niveau des comportements des travailleurs des CPAS et des procédures auxquelles sont soumises les TDS/prostituées. Pierre Verbeeren, lui, regrette également que la réglementation ne soit pas plus claire. « Aujourd’hui, on a des personnes qui veulent exercer et qui ne le peuvent pas vraiment, et d’autres qui le font sous la contrainte et qu’il est difficile de protéger », regrette-t-il.

Face à cet imbroglio, les associations de terrain ont chacune bricolé leur petite tactique. Icar Wallonie, une asbl située à Liège et active dans le soutien et l’accompagnement « de la personne prostituée et de ses proches », a entrepris de dénicher « des personnes-ressources/relais » au sein des structures avec lesquelles elle travaille. Espace P Bruxelles souligne une bonne collaboration avec les CPAS de Bruxelles-Ville et Schaerbeek. Espace P Liège affirme avoir des « contacts privilégiés » et débarque au CPAS « avec un dossier bétonné. Nous avons adapté notre travail aux différents problèmes rencontrés ». Mais elles ne sont pas les seules à bricoler. Du côté du CPAS de la Ville de Bruxelles, on s’active aussi à l’heure actuelle. Pierre Verbeeren affirme qu’il existe aujourd’hui « une note d’instruction, non encore validée, où nous explorons la possibilité de ne pas orienter tout de suite les TDS vers l’emploi. Il s’agit de permettre aux travailleurs sociaux d’arrêter le temps et de voir avec elles ce qu’elles veulent faire. Consolider leur activité ? Changer d’activité ? »

No rules

Si l’initiative du CPAS de la Ville de Bruxelles peut paraître louable, elle ne semble finalement être qu’un avatar de plus du manque de clarté dans la situation actuelle des TDS/prostituées.Face au flou, chaque CPAS, chaque commune, chaque niveau de pouvoir prend les mesures qu’il estime pertinentes. « Si vous êtes travailleuse du sexe, c’est parfois plus ‘facile’ à Bruxelles, parfois à Liège. Tout dépend de l’endroit où vous vous trouvez. Finalement, la plus grande violence institutionnelle, c’est l’absence de règles », souffle Fabian Drianne.

Cette situation semble d’ailleurs impacter d’autres opérateurs que les CPAS. Fin 2020, Icar Wallonie a introduit plusieurs dossiers de demande de droit passerelle – dans le cadre de la crise du Covid-19 – pour des TDS/prostituées qu’elle accompagne. Pour ce faire, elle est passée par Securex, le secrétariat social auquel les travailleuses étaient affiliées en tant qu’indépendantes. « Nous avons rentré les dossiers pour octobre, novembre, décembre 2020, mais aucun paiement n’était effectué, raconte Dominique Silvestre, éducatrice chez Icar Wallonie. Finalement, nous avons eu un contact avec Securex fin décembre et il nous a été dit qu’il fallait réintroduire tous les dossiers. Les affiliées ont dû de plus produire une déclaration sur l’honneur où elles affirmaient qu’elles ne travaillaient plus à cause de la crise. » Une situation que Dominique Silvestre qualifie de « discrimination ».

Contacté par Alter Échos, Securex pointe par écrit… le fameux code d’activité Nace-Bel attribué faute de mieux aux TDS/prostituées. « Aucune des entreprises avec ce code NACE 9609 n’a eu l’obligation de fermer suivant les directives ministérielles. Par conséquent, ces entreprises n’ont pas pu bénéficier des mesures d’aide gouvernementales à la suite d’une fermeture obligatoire. Dans les cas où les services personnels sont fournis dans un établissement qui a été obligé de fermer par les directives ministérielles dans le cadre de la crise Corona, nous avons demandé aux personnes concernées de nous fournir un document qui sert comme preuve de la fermeture du lieu en question. Dès la réception de ce document, nous avons effectué sans tarder les paiements »

Témoignage de Maria, Utsopi 

Agence Alter · Capsule 3 // Témoignage de Maria d’UTSOPI

 

Les questions de genre, dernières de classe

La conscience des inégalités semble concomitante au travail social. Pourtant, les discriminations de genre sont encore très peu abordées dans le cursus d’assistant social, où les jeunes femmes demeurent par ailleurs largement majoritaires. Cours dédié ou approche transversale: être initié à ces questions peut infléchir toute une pratique professionnelle.

« Il y a très peu de prise de conscience sur la notion de genre, que ce soit dans la formation des assistants sociaux ou au niveau du fonctionnement des écoles », résume d’emblée Louise Warin, récemment retraitée et longtemps enseignante à l’HELMO-Esas (École supérieure d’action sociale) de Liège. Pendant quinze ans, elle y a assuré un cours à option pour les futurs assistants sociaux de troisième (et dernière) année sobrement intitulé « Genre et travail social » et suivi par une cinquantaine d’étudiants sur les quelque 250 que compte la section. Un cours conçu à son initiative propre et qui est resté… optionnel. « J’ai introduit ce cours au moment où la direction de l’école était assurée par une femme qui partageait mes préoccupations. La demande de rendre ce cours obligatoire a été faite plusieurs fois, soutenue par les évaluations des étudiants, mais les directions masculines qui ont suivi s’y sont toujours opposées », détaille Louise Warin.

Depuis 2014, les universités de Belgique francophone sont tenues par décret de compter en leur sein une personne de contact « Genre » assurant des missions d’information, de sensibilisation et de mise en réseau. Jusqu’à ce jour, les hautes écoles ne possèdent en revanche aucune balise de ce type. « Le pouvoir reste aussi très masculin dans les universités, mais il y a au moins ce cadre légal qui est un allié pour les femmes qui voudraient par exemple pointer des discriminations dans l’institution », commente Louise Warin. Depuis trois ans, un groupe de travail « Genre et hautes écoles » existe néanmoins au sein de l’ARES (Académie de recherche et d’enseignement supérieur), et la mise sur pied d’une commission permanente « Genre en enseignement supérieur » vient d’être annoncée. Elle rassemblera des représentants des universités, des hautes écoles et des écoles supérieures des arts avec pour objectif de soutenir les établissements dans leur lutte contre les inégalités et les discriminations.

Une option essentielle

L’absence de formation systématique aux questions de genre dans les cursus des assistants sociaux (AS) et des éducateurs semble d’autant plus curieuse qu’on suppose à ces professeurs et étudiants un parti pris en faveur de certaines valeurs progressistes. Mais les cordonniers, c’est bien connu, sont les plus mal chaussés, et, ici pas plus qu’ailleurs, le genre n’est au programme. Pascale Pereaux, directrice du cursus « Animation socioculturelle et sportive » pour les éducateurs spécialisés de l’HELMO-Esas, souligne en revanche l’existence d’autres signaux forts dans l’établissement, comme la pratique de l’écriture inclusive par les trois directeurs de section. « Les étudiants reçoivent des mails de la direction avec des points médians. Nous les utilisons aussi entre nous. Par ailleurs, je remarque que de plus en plus de collègues utilisent le ‘iels’. Pour moi, le travail social est lié à la défense de certaines valeurs. Il me semble qu’on en revient automatiquement à la question du patriarcat », estime-t-elle, tout en insistant sur la possibilité d’une approche inclusive « au sens large » : genre, migration, santé physique et mentale…

« Il y a très peu de prise de conscience sur la notion de genre, que ce soit dans la formation des assistants sociaux ou au niveau du fonctionnement des écoles. » Louise Warin, enseignante à la retraite de l’HELMO-Esas (Liège) 

Mais diluée dans tant d’inclusivité, l’approche genrée ne menace-t-elle pas de devenir une grenadine bien pâle ? « Deux arguments m’ont toujours été opposés pour que le cours sur le genre ne devienne pas obligatoire, raconte Louise Warin. Premièrement, l’idée que les questions de genre pouvaient traverser tous les cours et que ça suffisait. Deuxièmement, l’idée qu’alors, on pouvait tout aussi bien rendre obligatoire un autre cours à option tel que ‘travail social et récit de vie’ ou ‘travail social et gériatrie’. » Des arguments que l’ex-enseignante juge contradictoires et révélateurs d’une mécompréhension du caractère transversal du concept de genre. « Dédier un cours à cette question, cela soulève les mêmes enjeux que la parité. Est-ce qu’il est justifié de donner un gros coup de pouce ? Mon point de vue, c’est qu’à l’heure actuelle, comme nous ne sommes toujours pas dans une société égalitaire même si elle l’est du point de vue du droit, il faut les deux : un cours dédié et une approche transversale. »

Car Louise Warin en a vu, des étudiants et surtout des étudiantes (elles représentent 80 % des futurs AS) bouches bées de découvrir qu’en Belgique, l’égalité totale entre époux date de 1976 – avant quoi une femme passait sans transition de l’autorité paternelle à l’autorité maritale – et la loi réprimant le viol entre époux de 1986. Une ligne du temps limpide, méconnue et pourtant suffisante à changer définitivement de regard sur son histoire familiale et sa propre construction. « En général, les étudiants ne sont pas du tout conscients que les femmes subissent des discriminations, raconte-t-elle. La majorité vit encore en famille et est donc relativement protégée de ces questionnements qui apparaissent souvent plus tard. » Sans expérience du marché de l’emploi et de la vie conjugale, les étudiants, une fois dessillés, peuvent toutefois rapidement exercer leur réflexivité. En premier lieu : pourquoi tant de filles dans la classe et plus généralement dans les métiers du « care » ? « Aborder cette question par le biais de la dimension historique leur permet de prendre conscience qu’on est dans un système. Cette prise de conscience se fait toujours d’abord pour eux-mêmes en tant qu’homme ou femme, plutôt que par rapport aux enjeux professionnels. »

Classe ou genre, pourquoi choisir ?

Depuis le départ à la retraite de Louise Warin, Patrick Govers, enseignant de longue date intéressé par ces questions, assure désormais le cours. En dépit de l’estime qu’elle porte à son successeur, Louise Warin regrette qu’une femme n’ait pas été désignée pour prendre la relève. « Pour moi, c’est encore le signe que l’institution ne considère pas le genre comme un enjeu prioritaire. Sans même parler du fait que nous sommes ainsi socialisés que les filles ont tendance à moins prendre la parole dès qu’il y a un homme dans la pièce. Et puis j’abordais aussi la question de l’excision, du clitoris… Ce n’est peut-être pas aussi aisé pour un homme. »

Souvent chambré par ses collègues pour son féminisme – un homme féministe demeure une curiosité dont on se demande souvent s’il n’a pas quelque tare à cacher –, Patrick Govers est habitué à se mouvoir dans ces paradoxes. « Ça reste compliqué, y compris vis-à-vis de certains collègues que j’apprécie beaucoup mais qui considèrent que la lutte des classes reste largement prioritaire par rapport à la question du genre. Mais on n’est plus dans les années septante ! Cela me rappelle ces réunions de communistes où les femmes faisaient le service à table », raconte celui qui se reconnaît dans une approche intersectionnelle, où les prismes d’analyse s’additionnent et se croisent plutôt que de s’exclure. Thomas Lemaigre, conférencier à l’Institut d’enseignement supérieur social de l’information et de la documentation (IESSID) de la Haute École Bruxelles-Brabant, estime lui aussi que l’approche de genre est entièrement compatible avec les autres approches issues des sciences sociales. « Quand je donnais cours sur les publics dans le cadre du master d’ingénierie en action sociale à l’HELha (Haute École Louvain en Hainaut), j’abordais la sociologie de la pauvreté. Mais la question du genre traversait tous les chapitres du cours, notamment à travers la notion du seuil de pauvreté ‘en temps’, une notion que les ‘time studies’ ont introduite et qui montre, à partir de la tenue d’un journal quotidien, que les femmes sont plus pauvres en temps que les hommes, y compris dans les tranches de revenus moyennes et supérieures. Cela permet de complexifier la question », détaille-t-il.

« Aborder cette question par le biais de la dimension historique leur permet de prendre conscience qu’on est dans un système. Cette prise de conscience se fait toujours d’abord pour eux-mêmes en tant qu’homme ou femme, plutôt que par rapport aux enjeux professionnels. » Louise Warin, enseignante à la retraite de l’HELMO-Esas (Liège)

Au contact de ce public déjà inséré dans la vie professionnelle – le master d’ingénierie en action sociale de l’HELHa s’adresse à des travailleuses de la santé ou du social souhaitant prétendre à des postes de cadre ou de direction –, l’enseignant a par ailleurs observé la prépondérance de discours tendant à surresponsabiliser les bénéficiaires. « Une mère célibataire, il y a quand même souvent l’idée sous-jacente que c’est un peu sa faute si elle est en difficulté… Alors que, bon, ce n’est pas parce qu’on se sépare qu’on doit payer toute sa vie. » Ce type de jugement même implicite est d’autant plus capital à détecter qu’il semble s’exercer plus volontiers de femme à femme. « Dans le lien avec les bénéficiaires, on observe que les assistantes sociales ont tendance à se montrer plus autoritaires avec les femmes », confirme Patrick Govers. D’où l’importance de pouvoir porter un regard réflexif sur sa pratique, au risque de materner en toute innocence les bénéficiaires masculins et de secouer un peu trop les femmes. Impossible, de fait, de contourner les règles d’un jeu si on ne les connaît pas.

« Il y a un tas de situations dans lesquelles la dimension de genre va intervenir dans le travail des AS, rappelle Louise Warin. Je pense par exemple aux consultations de l’ONE : on considère encore que la présence du père n’est pas importante lors de la visite à domicile, ce qui renforce la division sexuée des rôles parentaux et responsabilise davantage les femmes en cas de problème. Je pense aussi aux femmes victimes de violence, à la question des enfants transgenres dans les centres PMS… Le fait qu’un AS soit sensibilisé à ces questions peut vraiment changer la donne pour le bénéficiaire. » Qu’il soit homme, femme ou au-delà de ces identités. « Quand j’ai commencé le cours, la question du genre était envisagée de manière strictement binaire. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas », ajoute encore Louise Warin.

Débat radiophonique

Les « violences institutionnelles envers les femmes dans l’accompagnement social » , une problématique complexe, sans doute abstraite pour le commun des mortels. De manière insidieuse, ces violences viennent frapper des femmes en situation de grande vulnérabilité sociale et économique, qui partagent toutes le fait d’avoir essuyé des violences dès l’enfance et à l’âge adulte.

Dans leurs parcours, au gré de leurs rencontres avec les institutions, ces « cabossées de la vie » se heurtent à l’incompréhension, l’absence d’un cadre réglementaire et organisationnel pertinent, au jugement et aux injonctions. Et c’est violent. À plus forte raison dans des institutions et des dispositifs qui les accompagnent et leur viennent en aide. Cette double-discrimination doit faire l’objet d’une attention toute particulière.

Agence Alter · Débat // Femmes, précarité, institutions : discriminations en tous genres

Modération

Marinette Mormont, journaliste de l’Agence Alter

Intervenantes

Ariane Dierickx, directrice de l’Îlot asbl
Laetitia Peeters, psychologue au sein de l’asbl Transit.
Avec l’aimable participation d’Abraham Franssen, du Centre de recherches et d’interventions sociologiques (CESIR, Saint-Louis)

Technique : Flavien Gillié du BNA-BBOT. Coordination : Marie-Éve Merckx de l’Agence Alter.

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