En Terre-1-Connue : pour sortir du cadre

En Terre-1-Connue : pour sortir du cadre

Petite enfance / Jeunesse

En Terre-1-Connue : pour sortir du cadre

En Terre-1-Connue accueille des jeunes en décrochage, en rupture avec leur milieu de vie, qu’il soit institutionnel ou familial. En pleine nature, au cœur de la ferme Écosphère, à Loupoigne dans le Brabant wallon, ces jeunes dits «incasables» trouvent du lundi au vendredi un peu de répit et augmentent leur estime de soi grâce à un outil qui crée un réseau autour du jeune et qui casse les barrières entre les secteurs de l’aide à la jeunesse, de la santé mentale et du handicap. Le tout dans un mode d’accueil alternatif. Une école de la vie, en somme, inédite en Fédération Wallonie-Bruxelles.

Pierre Jassogne Images : Blaise Dehon 17-10-2022
Un décor inattendu

Un petit chemin de terre, puis la ferme et, au-delà, la yourte qui sert d’espace de vie pour les jeunes et les éducateurs. Elle en impose dans ce décor inattendu, dépaysant pour des jeunes qui ont connu les méandres des institutions de l’aide à la jeunesse, du handicap ou de la santé mentale. Dans le jardin, il reste quelques traces de l’été et de balades à vélo. Sur le terrain, quatre roulottes, ou tiny houses, viennent encore planter le décor. Ce sont les chambres des jeunes. Là aussi, le décalage avec le décor institutionnel est frappant, tant il est peu conventionnel. Par terre, il reste encore quelques traces de tranchées pour raccorder l’eau aux sanitaires, eux aussi établis dans une roulotte. C’est que le projet a une petite année d’existence et que les tiny, alors en kits, ont été installées au printemps dernier par les jeunes eux-mêmes avec l’aide évidemment d’ouvriers. Avant, les jeunes logeaient dans un gîte. Mais tout l’esprit du lieu est là, celui d’impliquer le jeune dans toutes les activités du projet, de façon qu’il se sente le plus intégré possible. Prochainement, le site accueillera deux roulottes supplémentaires, une pour un quatrième jeune, l’autre en cas d’urgence, ou bien si un jeune veut revenir, ou encore en cas de transition si le jeune est sur le départ.

Dehors, il n’y a pas un chat… Enfin, c’est une façon de dire. Tout autour, les poules vont et viennent dans leur enclos. Il faut passer devant les serres encore pleines de tomates, d’aubergines et de poivrons pour retrouver les trois jeunes qui participent au projet: Chloé, Maël et Emma1.

Les fruits du travail

Ils sont en plein travail, sous l’œil bienveillant de Laetitia, une ouvrière agricole qui veille au grain. C’est que demain, la ferme accueillera une centaine de volatiles; alors, il faut que tout soit prêt pour bien recevoir ces nouveaux habitants. Les jeunes ne rechignent pas à la tâche, même si pour certains comme Chloé, c’est une découverte, car la jeune fille vient à peine d’arriver à la ferme. À ses côtés, il y a Maël et Emma, le garçon est arrivé il y a deux semaines, la jeune fille, trois.

À la ferme, les tâches sont récurrentes. Tous les matins, sans qu’il y ait besoin de l’appui d’un ouvrier agricole pour superviser les jeunes, filles et garçons passent dans les poulaillers, histoire de vérifier que les animaux ont de la nourriture en suffisance, pour ramasser les œufs, les cacheter… Des tâches qui évoluent en fonction des besoins de la ferme aussi. Deux jours par semaine, le mardi et le jeudi, il y a le «chantier», déterminé par les ouvriers agricoles pour ramasser ou planter des tomates, nettoyer un poulailler, créer un enclos pour les ânes, retirer les mauvaises herbes… «Le fait d’être ensemble rend les choses plus agréables, raconte Laetitia, qui a déjà eu l’occasion de superviser plusieurs jeunes à la ferme pédagogique. Puis, ce lien avec l’extérieur permet aux jeunes de se sentir utiles, en participant aux travaux de la ferme. Ils savent que la ferme tourne un peu grâce à eux, grâce à leur travail. Ils voient le fruit de leur travail et cela les met réellement en valeur.» Laetitia nous laisse, elle doit s’occuper des bêtes. Chloé, Maël et Emma forment un nouveau groupe qui va fonctionner ensemble pendant trois mois. Du lundi au vendredi: le matin à la ferme, l’après-midi autour d’activités sportives, artistiques… Le week-end, ils rentrent dans leur institution d’origine et dans leur famille.

Lors du premier mois à En Terre-1-Connue, l’équipe observe beaucoup le jeune dans sa manière d’évoluer dans le projet, un moyen aussi de relever ses compétences en vue d’une formation, d’une reprise de scolarité, d’un stage, mais également pour constater les difficultés rencontrées. Ensuite, en concertation avec le jeune, l’équipe définit des objectifs individualisés en fonction des besoins et envies des adolescents dont certains approchent de la majorité.

«Réapprendre petit à petit à être jeune»

C’est le cas de Maël pour qui ces cinq jours à la ferme, c’est un peu comme une lune de miel. Le garçon de 17 ans est motivé comme jamais à l’entendre. Alors le week-end, quand il s’agit de retourner dans son milieu d’accueil, la transition est difficile, pour lui comme pour les éducateurs, reconnaît-il. «Je ne me sens pas bien dans le centre où je suis, et je n’ai pas du tout envie de rentrer le week-end chez moi. Je sais qu’on doit travailler là-dessus…», ajoute Maël avant de poursuivre: «C’est une fille de mon milieu d’accueil qui m’a parlé du projet. Elle était une des premières jeunes à participer à En Terre-1-Connue, et cela m’a intéressé d’y aller.» Ici, à la ferme, le jeune garçon est touche-à-tout: «On apprend plein de choses, même si c’est un univers que je connaissais déjà. Puis, contrairement à un centre, tu es tout le temps occupé ici et, comme j’ai un rapport compliqué au niveau du réveil, ces journées passées à la ferme me maintiennent éveillé. Par rapport à une institution classique, il y a plus d’éducateurs, plus de suivi, les éducs sont derrière toi et veulent absolument t’aider pour les projets que tu as mis en place. Puis tu te retrouves avec d’autres adultes qui n’ont pas de lien avec l’aide à la jeunesse. Cela change du tout au tout, car tu as plus de responsabilités en somme.» Maël est passé, comme d’autres jeunes, d’institution en institution: lit de crise, IPPJ, SRG (service résidentiel général)… «Parfois sans transition, avec des fonctionnements tellement différents qu’il n’est pas toujours facile de réapprendre petit à petit à être jeune. Passer d’une institution à une autre, d’un éducateur à un autre, cela te donne le sentiment de tourner en rond, de devoir toujours tout raconter, tout répéter, tout recommencer. Ici, au moins, je trouve un peu de répit.» Le jeune est actuellement en préautonomie et, à l’approche de sa majorité, il craint ce passage, notamment au niveau administratif. «Dans quatre mois, j’ai 18 ans et je vais me retrouver dans un monde où je ne sais pas forcément ce que je devrai faire. Je suis obligé d’avoir de l’aide, surtout au niveau administratif où je suis complètement largué.» Travailler la transition que ce soit le week-end en institution ou en famille, ou que ce soit pour passer comme Maël le cap de la majorité, c’est un des objectifs majeurs du projet.

Renforcer le réseau

Un défi que relève avec les jeunes Julien Bronchart, un des pionniers du projet. Il a été engagé dans un premier temps pour constituer l’équipe éducative. Depuis, il coordonne l’équipe et reste sur le terrain. «Ici, on ne se dit jamais qu’il y a une fin, un début. Souvent, dans le parcours du jeune, il y a cette idée. Il arrive à un endroit, et il faut tout recommencer. Dès qu’il arrive à En Terre-1-Connue, on analyse le réseau qui s’est constitué autour de lui, et on le renforce durant son passage, de telle sorte qu’il puisse faire appel à ce réseau en cas de besoin. Et quand on parle de réseau, cela peut être très simple: chercher une activité sportive, une formation, trouver un thérapeute, mettre en lien avec une institution qui propose de l’autonomie supervisée… Parfois, il s’agit de remobiliser ce réseau ou de réfléchir avec les différents partenaires au projet du jeune. On reste encore présent, même lorsque le jeune termine son passage à En Terre-1-Connue. Il peut toujours revenir nous trouver pour passer un moment avec nous. C’est un fil qui tient en somme, histoire de ne pas recréer un sentiment d’abandon pour des jeunes qui sont en rupture avec les institutions.» D’ailleurs, à la suite de ce trimestre passé à la ferme, l’expérience peut se poursuivre : les jeunes ont l’occasion de prolonger encore l’aventure s’ils le veulent. Ils disposent aussi du numéro de l’équipe et, pendant un mois, les éducateurs les appellent tous les jours pour prendre de leurs nouvelles, voir comment ils vont…

La pédagogie est dans le lien, y compris avec l’institution du jeune, leurs éducateurs ou sa famille, même si cela est difficile pour l’adolescent. «C’est la raison pour laquelle on se considère davantage comme un outil que comme un projet ou un lieu de vie, de manière à travailler en cohérence avec tous ceux qui sont autour du jeune.» Un travail énorme, mais qui est souvent la première chose à faire, reconnaît Julien Bronchart. «Ce qui est particulier pour nous, c’est qu’on fonctionne avec un petit groupe de jeunes, trois, quatre au maximum, avec un encadrement de quatre éducateurs pour la semaine. Cela permet évidemment de mieux coller aux demandes des jeunes quand on sait qu’on se retrouve avec 15 jeunes et deux éducateurs dans un service résidentiel. Vu leurs difficultés, les jeunes sont en demande de contacts privilégiés avec l’adulte, en étant aussi en recherche de valorisation. Le fait d’être à la ferme, de pouvoir compter sur quatre éducateurs, mais aussi sur tous les adultes qui travaillent à la ferme, cela leur permet de reprendre confiance en eux, en réussissant des choses.»

Un cadre souple

D’ailleurs, chaque jeune aura des objectifs différents durant son passage ici, tout comme des règles qui évolueront en fonction de ceux-ci. «À l’inverse d’une institution, le cadre est très souple», explique Julien Bronchart. L’équipe d’éducateurs fonctionne aussi sur la base de «privilèges», moyen de responsabiliser le jeune durant sa semaine. «L’un des objectifs est de l’autonomiser le plus possible: prendre les transports en commun, faire les courses, apprendre à cuisiner… Le lundi matin, quand ils arrivent, est toujours consacré aux courses, en fonction du menu qu’ils ont décidé en amont le vendredi lors de la réunion où on fait le bilan de la semaine et où on décide ensemble de l’organisation de la semaine qui vient. Si le jeune répond bien aux objectifs qui lui sont demandés, il aura plus de privilèges: sortir plus longuement le mercredi après-midi, disposer de la clé de sa tiny house… Le cadre s’adapte plus aux jeunes, alors que, dans une institution classique, on ne peut pas se permettre d’adapter toutes les règles.»

En cela, pour Julien Bronchart, cette nouvelle expérience qu’il a entamée il y a un an maintenant détonne par rapport à ce qu’il rencontrait en service résidentiel pendant dix ans. «J’étais seul le matin pour préparer 15 jeunes à aller à l’école, et, forcément, si l’un d’eux faisait une crise à ce moment-là, je n’avais pas le temps pour la gérer. Ici, il y a le temps pour en discuter, pour accueillir la crise, gérer les émotions, les frustrations sans être enfermés entre quatre murs. Pour moi, c’est une découverte en tant qu’éducateur spécialisé.»

Il n’a d’ailleurs pas longtemps hésité à quitter son ancien boulot pour rejoindre En Terre-1-Connue: «Se retrouver dans une yourte, à la ferme, cela collait à ce que je cherchais, même si c’est un outil totalement inédit. En plus, la problématique des jeunes dits ‘incasables’, je la connaissais déjà. Pour ces jeunes qui se trouvent sans solution, on réoriente plus parce que l’équipe est essoufflée, mais, pour le jeune, que fait-on? Il n’y a pas de solution, alors l’idée de faire quelque chose de neuf, avec un outil en perpétuelle évolution… j’ai sauté sur l’occasion.»

Son collègue, Julien Paquot, vient de rejoindre l’équipe des éducateurs. Il est arrivé fin juillet, après deux années passées en pédopsychiatrie à l’Huderf, l’Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola. «C’est un outil unique parce que cela va un peu à l’encontre de tout ce qui existe déjà. On travaille avec peu de jeunes, très peu de règles aussi, ce qui permet de mieux gérer les crises, de gérer les moments plus compliqués de manière adéquate. On est assez libre, même au niveau des activités, ce qui laisse un panel de possibilités qui est autant bénéfique pour eux que pour nous», raconte l’éducateur qui admet en apprendre autant que les jeunes. «Se retrouver ici à la ferme, au milieu des champs et des animaux, c’est une respiration dans un parcours institutionnel et/ou familial qui n’a pas été simple. Cela leur permet de se poser, de réfléchir à ce qu’ils veulent faire, en ayant le temps de les accompagner, de réfléchir avec eux… Bien évidemment, cela demande de s’adapter au jour le jour, car la dynamique peut changer en fonction de l’humeur, d’une nuit, d’un rendez-vous avec une institution, mais cela permet aussi aux jeunes d’être plus autonomes, en évoluant dans un cadre plus ouvert, où ils ont plus de liberté, mais aussi plus de responsabilités. Pour un jeune, rien que de se lever le matin, c’est déjà une victoire…»

Sortir des cases

Cette victoire, c’est aussi celle des trois services résidentiels d’aide à la jeunesse, l’Hacienda, le Logis et l’Amarrage, qui ont lancé cet outil et se sont donné pour mission d’accompagner ces jeunes les plus fragilisés et exclus du système. «Nos services réalisent le même job et collaborent étroitement ensemble depuis des années, tant pour améliorer la qualité de l’accueil que pour offrir les réponses socio-éducatives aux jeunes qui viennent dans nos institutions», souligne Gilles Cowez, directeur de l’Hacienda. «Depuis plusieurs années, on réfléchit aux difficultés du quotidien de nos services parmi lesquelles l’accueil de jeunes dont le parcours est difficile parce que fait de ruptures, d’exclusions, des jeunes qui mettent à mal le fonctionnement des institutions, tout simplement parce qu’ils sont en grande détresse… Des jeunes qui sont aussi bien souvent à la frontière de trois secteurs: l’aide à la jeunesse, la santé mentale, le handicap», continue le directeur du service résidentiel. C’est comme cela qu’est né En Terre-1-Connue, «un outil au départ destiné à nos trois services, ayant pour objectif de pouvoir prendre en charge, accompagner différemment ces jeunes». Depuis, la volonté est que cet outil soit accessible à tous, en s’ouvrant à divers partenaires de l’aide à la jeunesse, du handicap ou de la santé mentale. «Car les problèmes que nous rencontrons dans l’aide à la jeunesse, nos collègues les rencontrent dans leur secteur respectif. Trop souvent, chacun reste avec ses difficultés, et on met les jeunes dans des cases, le temps de trouver une solution. Pour nous, il est temps de faire sauter ces cases pour prendre le jeune dans sa globalité.»

Car si l’aspect innovant du projet est son cadre désinstitutionnalisé, l’autre aspect concerne le travail intersectoriel. Un travail qui débute dès la procédure d’admission du jeune, même si chaque jeune vient sur une base volontaire. «Il doit être preneur du projet, sans quoi il aurait le sentiment qu’on a créé une case supplémentaire pour pouvoir s’occuper de lui», continue Gilles Cowez. Pour accompagner la procédure, il y a toutefois un comité de concertation, lequel est composé de professionnels intéressés par l’outil et ayant la volonté de concrétiser ce projet d’En Terre-1-Connue. Des professionnels considérés comme des «ambassadeurs» qui se réunissent en outre toutes les six semaines pour réfléchir au projet et l’évaluer selon les retours du terrain.

Thierry Verdeyen, directeur d’Amarrage, admet que ce travail intersectoriel est loin d’être simple, et il est le premier à balayer devant sa porte. «L’Amarrage compte six projets différents et quand il s’agit de faire collaborer ces projets ensemble, il m’arrive de m’arracher les cheveux.» Il y a une vraie révolution culturelle à faire, selon lui, pour apprendre à se faire confiance. «C’est aussi un outil qui doit rester à petite taille pour se démarquer d’un service résidentiel classique, en étant dans un travail quasi individuel avec quatre jeunes et quatre éducateurs. Pour ces jeunes en grande souffrance, le besoin d’écoute est primordial», renchérit Thierry Verdeyen. «L’originalité d’En Terre-1-Connue est de pouvoir tester un nouveau modèle pédagogique qu’il est difficile de faire au départ d’un service résidentiel classique, un modèle qui se trouve entre le cadre et la souplesse. La facilité aurait été sans doute à partir de nos terrains institutionnels respectifs d’implanter des yourtes et des roulottes, mais tout cela aurait été formaté aux besoins de l’institution, et pas à ceux de ces jeunes.»

Pour le directeur de l’Hacienda, Gilles Cowez, lancer l’outil, participer au projet, créer un réseau avec des partenaires et des institutions d’autres secteurs lui ont permis aussi de revoir sa façon de fonctionner. «Cela permet ainsi de trouver des solutions avant que tout ne soit cassé pour le jeune. Par le passé, on a eu tendance à passer la main trop tard, parce qu’on pensait être le meilleur endroit, la meilleure solution pour le jeune.» Même constat pour Thierry Verdeyen: «Je ne pense qu’en termes de réseau désormais. Cela devient même une obsession! Je me rends compte des ‘conneries’ que j’ai pu faire par le passé, en voulant tirer la couverture à soi. Un tel outil amène évidemment à faire son propre examen de conscience.»

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste