Dans un bâtiment en briques, à Marchienne-au-Pont, une large ouverture laisse passer des bruits sourds. Une massue s’abat sur une enclume. Un chalumeau s’égosille et trace d’étranges calligraphies. Un petit groupe d’hommes et de femmes s’adonne avec goût à la pratique du métal. Pas le style musical efficace tant aimé des mélomanes, mais celui, malléable, que l’on chauffe au charbon pour lui faire prendre des formes diverses et variées.
Un homme porte un masque de respiration et manie le fer à souder sur une étrange sculpture forgée représentant une guitare. Les étincelles giclent sans prévenir, elles entament une danse hypnotique. Tout au fond, près du four, Coralie enlève ses gants de protection. Le vent frais de l’automne s’engouffre dans le bâtiment. La nuit semble s’inviter précocement.
Coralie a les yeux qui brillent. Dans les volutes de chaleur qui s’échappent du four, elle présente sa dernière sculpture. Une silhouette humaine, fragile, en équilibre précaire. Un pied gracile est en contact avec le socle. L’autre tente d’avancer. Il semble faire face à une résistance coriace. Comme un boulet qui ne l’empêcherait pas totalement d’avancer, mais qui constituerait une sérieuse entrave. «J’ai pris goût à la forge, nous confie Coralie. Mais surtout à la création. Fabriquer des formes, c’est ça qui m’a donné envie de m’y remettre, de me bouger, alors je reviens tous les jeudis.»
Ses créations, à la fois puissantes et fragiles, Coralie pense secrètement les vendre. Elle s’octroie presque la possibilité d’en rêver. Mais elle est prudente. Car elle revient de loin. «D’abord je me suis occupée de mes quatre enfants; ça a fait un grand trou dans mon CV. Après leur départ, c’était difficile de rebondir, je n’ai pu être embauchée nulle part.»
La dégringolade. Très vite, la spirale négative l’attire vers le fond. Inlassablement. Une galère suit une autre galère. Le chômage, un cancer de la thyroïde, une formation en comptabilité qui la «met dehors», et les dettes qui s’accumulent au point de décrocher complètement, d’émarger au CPAS, de voir l’avenir se restreindre à une série d’emmerdes.
Mais Coralie préfère ne pas trop s’appesantir sur cette vie passée, comme si elle craignait qu’elle ne la happe à nouveau. Ce qui la stimule davantage, c’est l’évocation de son «rebond» qu’elle associe volontiers à l’intervention d’Avanti, ce service de Marchienne-au-Pont, dans lequel elle a pu découvrir ses talents de sculptrice. Avanti, selon le récent décret de la Région wallonne, c’est un organisme qui répond à l’appellation – ambitieuse ou pompeuse, c’est selon – de Défi, pour «Démarche formation insertion».
Les personnes abimées, cabossées par la vie, sans perspectives, peuvent y jouer leur va-tout. Car on y sera accueilli avec respect et bienveillance. «L’idée, c’est bien que ces gens carbonisés par la vie puissent poser leurs valises avant d’avancer», rappelle Isabelle Heine. Dans les différents ateliers que propose Avanti, on n’apprendra pas tout de suite un métier, mais on pourra découvrir certaines aptitudes, des envies, une motivation qui pourrait déboucher sur d’autres formations, qualifiantes cette fois-ci, ou sur la reprise d’études, voire directement sur un job, qui sait? Les ateliers prodigués par l’association permettent de toucher à quatre filières. La forge, on l’a dit. La menuiserie. La permaculture et le domaine du son via la formation d’assistant régisseur. Pendant le premier mois, les stagiaires s’essayent à chaque discipline. Ce petit avant-goût leur permet ensuite de choisir deux domaines qu’ils exploreront pendant cinq mois chacun. Avanti souhaite déclencher des dynamiques là où elles avaient déraillé. On y croise pas mal d’anciens détenus, des personnes libérées sous conditions ou faisant l’objet d’une surveillance électronique. Mais on y trouve aussi des personnes aiguillées par le CPAS ou d’autres services sociaux ou administratifs.
Mais dans les quatre cas, le schéma est le même. Du lundi au mercredi, on apprend les techniques de base, selon des modalités assez classiques d’une formation quasi professionnelle. Le jeudi, on laisse libre cours à la créativité. Les stagiaires travaillent la matière avec un autre outil, au cœur de la démarche de l’association: l’imaginaire. «Le jeudi, on oublie un peu les règles», explique Michaël Dumont, le formateur en métallurgie. Un objectif plus difficile qu’il n’y paraît: «C’est vraiment le plus difficile pour eux. Apprendre à se lâcher. La plupart pensent qu’ils n’en sont pas capables, mais au bout d’un moment on y arrive et l’artistique permet d’aller plus loin.» C’est donc en s’imprégnant de cette technique ancestrale – la forge – que l’homme pratique depuis l’Antiquité, que d’autres hommes, et des femmes, renouent avec eux-mêmes et avec leur entourage.
Sur des étagères proches de l’entrée de l’atelier trônent quelques œuvres d’anciens stagiaires. On y voit un homme de fer croulant sous le poids d’une énorme sphère qu’il porte tant bien que mal. À côté, un visage semble bâillonné par son écharpe. «Ce travail de créativité, le jeudi, permet d’évacuer quelque chose, pense Michaël Dumont. Et tous ont ce besoin quelque part en eux. Cela se ressent dans la sculpture.»