«Alors, ça te plait ?»
Sans que je sache si cette question se veut ironique, Audrey m’adresse un bref regard lorsqu’elle m’interpelle, avant de reporter son attention sur la benne à ordure qui nous occupe depuis quelques minutes. Dans le fond de celle-ci, un amas de matière organique à l’origine incertaine est apparu une fois retirée la couche de sacs poubelles qui le recouvrait. Se débarrasser des sacs a été facile: il nous a suffi de les jeter dans les containers enterrés que l’on trouve un peu partout dans cette cité de logements dépendants d’un bailleur social, située dans le nord de la France, à Roubaix. Mais pour le gros amas gluant, au milieu duquel on devine une couche culotte et une mâchoire d’animal, l’affaire paraît plus compliquée. «T’aurais dû faire avocat, t’as une tête d’avocat d’ailleurs», continue Audrey alors qu’elle entreprend de débarrasser la benne de son contenu malodorant à l’aide d’une pelle dont elle vient de se saisir.
À sa suite, j’attrape aussi une pelle et tente de l’aider, non sans sentir mes doigts transis de froid se plaindre de l’effort demandé. Ce matin, il a neigé et une fine pellicule d’or blanc recouvre tout ce que la cité compte de déchets, ce qui n’est pas rien. En plus des bennes, on y trouve une grande quantité de sacs poubelles, entassés autour des containers, ainsi que de nombreux encombrants, comme cet ensemble de sofas en faux cuir blanc trainant sur un trottoir. Il y a aussi les papiers qui jonchent les pelouses gelées. Et puis cette vieille télévision qui a littéralement explosé lorsqu’elle a touché le sol après avoir été jetée d’une des fenêtres des étages supérieurs d’un des immeubles. «Franchement, parfois les gens font n’importe quoi», maugrée Audrey alors qu’elle observe Ethan, 20 mètres devant nous, en train de ramasser des morceaux de tube cathodique, le cou enfoncé dans sa veste noire.
Ce matin, il a neigé et une fine pellicule d’or blanc recouvre tout ce que la cité compte de déchets, ce qui n’est pas rien.
Deux heures plus tôt, Ethan était apparu dans les locaux du CAARUD (Centre d’accueil, d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) «Point fixe», à Roubaix. Il avait d’abord salué Audrey d’un «check» en mode Covid, avant de faire de même avec moi. «T’es nouveau?» , m’avait-il demandé. «Non, je suis journaliste», avais-je répondu sans que cela n’entraîne de réaction particulière de sa part. Dans la foulée, le local – chaud et disposant d’une cuisine spacieuse – avait aussi accueilli Yann, grand et taiseux, les traits marqués par les nuits passées en squat, sans chauffage et sans électricité; Naël, le cousin d’Ethan, au visage fin et aux yeux noirs de jais, ainsi que Max, dont c’était l’anniversaire en ce jour mais dont les paroles avaient plutôt pour sujet l’agression dont il avait été victime quelques jours plus tôt et qui lui valait de boîter méchamment. «Cinq types me sont tombés dessus en rue pour me voler mon téléphone, avait-il lâché avant de sortir… deux portables de sa poche. J’ai fini par retrouver l’un d’eux dans un café et j’ai récupéré ce qui m’appartenait, mais entretemps je m’en étais acheté un nouveau.»
Après quelques minutes et un café bien serré, Julien, l’éducateur qui allait prendre soin de toute cette équipe pour les quatre heures à venir, avait donné le signal du départ. Nous nous étions alors dirigés vers la camionnette du CAARUD dans laquelle la majorité de l’équipe s’était engouffrée, à l’exception d’Audrey et moi, par manque de place. La jeune femme d’à peine vingt ans m’avait alors suivi jusqu’à mon véhicule et nous avions pris la direction de la cité de logements. À peine assise, alors que le chauffage tournait plein pot, Audrey s’était mise à deviser, sans filtre. Au fil de ses paroles, on devinait une enfance difficile, passée en partie en foyer, une relation douloureuse avec ses parents. Autre sujet: la «consommation» comme tout le monde l’appelle ici, à savoir l’usage de drogues ou de produits comme l’alcool ou les médicaments, un point commun partagé par Ethan, Yann, Naël, Max et Audrey, même si cette dernière a tout arrêté en juillet et est passée à un traitement de substitution à base de méthadone dispensé par le CSAPA (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) «Le Relais», situé dans le même bâtiment que le CAARUD.
Spécialisés en addictologie, le CAARUD et le CSAPA poursuivent toutefois des objectifs différents. Là où le CAARUD ambitionne de réduire les risques sanitaires et sociaux liés à la consommation, notamment en proposant des échanges de matériel stérile, des services d’hygiène (douches, etc.), un accès à des soins infirmiers en plus d’un accueil bienveillant, le CSAPA se centre sur une démarche de soin et une prise en charge psychologique, sociale, éducative et médicale. Les deux structures ne sont cependant pas étanches. Porte d’entrée pour les publics en situation de consommation, le CAARUD oriente les consommateurs vers le CSAPA dès que c’est nécessaire, à l’image du parcours d’Audrey. Audrey qui, une fois arrivée à la cité de logements, était sortie de la voiture pour se diriger vers Julien, occupé à sortir du matériel de nettoyage de la camionnette. Pinces ramasse déchets, sacs poubelles, pelles, chasubles jaune fluorescent: tout semblait prêt pour les quatre heures à venir au cours desquelles l’équipe de cinq jeunes, en plus de Julien et moi, allait partir à la chasse aux déchets au milieu de cette cité de Roubaix, figée par le froid.