Huit TAPAjeurs dans le froid

Huit TAPAjeurs dans le froid

Santé

Huit TAPAjeurs dans le froid

En France, le projet «TAPAJ» permet à des jeunes en errance, usagers de drogues ou d’autres produits , de travailler quatre heures en échange de 40 euros. Premier pas possible vers un accompagnement et un travail plus fourni, le projet est notamment développé juste de l’autre côté de la frontière, à Lille et Roubaix. En accompagnant Ethan, Naël ou Audrey1 dans leur travail, au milieu des paysages urbains des «Hauts-de-France» pris par le gel, Alter Échos a cherché à comprendre ce que ce projet pouvait leur apporter.

 

 

Julien Winkel Images : Marine Coutroutsios 21-12-2022
Un matin à Roubaix

«Alors, ça te plait ?»

Sans que je sache si cette question se veut ironique, Audrey m’adresse un bref regard lorsqu’elle m’interpelle, avant de reporter son attention sur la benne à ordure qui nous occupe depuis quelques minutes. Dans le fond de celle-ci, un amas de matière organique à l’origine incertaine est apparu une fois retirée la couche de sacs poubelles qui le recouvrait. Se débarrasser des sacs a été facile: il nous a suffi de les jeter dans les containers enterrés que l’on trouve un peu partout dans cette cité de logements dépendants d’un bailleur social, située dans le nord de la France, à Roubaix. Mais pour le gros amas gluant, au milieu duquel on devine une couche culotte et une mâchoire d’animal, l’affaire paraît plus compliquée. «T’aurais dû faire avocat, t’as une tête d’avocat d’ailleurs», continue Audrey alors qu’elle entreprend de débarrasser la benne de son contenu malodorant à l’aide d’une pelle dont elle vient de se saisir.

À sa suite, j’attrape aussi une pelle et tente de l’aider, non sans sentir mes doigts transis de froid se plaindre de l’effort demandé. Ce matin, il a neigé et une fine pellicule d’or blanc recouvre tout ce que la cité compte de déchets, ce qui n’est pas rien. En plus des bennes, on y trouve une grande quantité de sacs poubelles, entassés autour des containers, ainsi que de nombreux encombrants, comme cet ensemble de sofas en faux cuir blanc trainant sur un trottoir. Il y a aussi les papiers qui jonchent les pelouses gelées. Et puis cette vieille télévision qui a littéralement explosé lorsqu’elle a touché le sol après avoir été jetée d’une des fenêtres des étages supérieurs d’un des immeubles. «Franchement, parfois les gens font n’importe quoi», maugrée Audrey alors qu’elle observe Ethan, 20 mètres devant nous, en train de ramasser des morceaux de tube cathodique, le cou enfoncé dans sa veste noire.

Ce matin, il a neigé et une fine pellicule d’or blanc recouvre tout ce que la cité compte de déchets, ce qui n’est pas rien.

Deux heures plus tôt, Ethan était apparu dans les locaux du CAARUD (Centre d’accueil, d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues) «Point fixe», à Roubaix. Il avait d’abord salué Audrey d’un «check» en mode Covid, avant de faire de même avec moi. «T’es nouveau?» , m’avait-il demandé. «Non, je suis journaliste», avais-je répondu sans que cela n’entraîne de réaction particulière de sa part. Dans la foulée, le local – chaud et disposant d’une cuisine spacieuse – avait aussi accueilli Yann, grand et taiseux, les traits marqués par les nuits passées en squat, sans chauffage et sans électricité; Naël, le cousin d’Ethan, au visage fin et aux yeux noirs de jais, ainsi que Max, dont c’était l’anniversaire en ce jour mais dont les paroles avaient plutôt pour sujet l’agression dont il avait été victime quelques jours plus tôt et qui lui valait de boîter méchamment. «Cinq types me sont tombés dessus en rue pour me voler mon téléphone, avait-il lâché avant de sortir… deux portables de sa poche. J’ai fini par retrouver l’un d’eux dans un café et j’ai récupéré ce qui m’appartenait, mais entretemps je m’en étais acheté un nouveau.»

Après quelques minutes et un café bien serré, Julien, l’éducateur qui allait prendre soin de toute cette équipe pour les quatre heures à venir, avait donné le signal du départ. Nous nous étions alors dirigés vers la camionnette du CAARUD dans laquelle la majorité de l’équipe s’était engouffrée, à l’exception d’Audrey et moi, par manque de place. La jeune femme d’à peine vingt ans m’avait alors suivi jusqu’à mon véhicule et nous avions pris la direction de la cité de logements. À peine assise, alors que le chauffage tournait plein pot, Audrey s’était mise à deviser, sans filtre. Au fil de ses paroles, on devinait une enfance difficile, passée en partie en foyer, une relation douloureuse avec ses parents. Autre sujet: la «consommation» comme tout le monde l’appelle ici, à savoir l’usage de drogues ou de produits comme l’alcool ou les médicaments, un point commun partagé par Ethan, Yann, Naël, Max et Audrey, même si cette dernière a tout arrêté en juillet et est passée à un traitement de substitution à base de méthadone dispensé par le CSAPA (Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie) «Le Relais», situé dans le même bâtiment que le CAARUD.

Spécialisés en addictologie, le CAARUD et le CSAPA poursuivent toutefois des objectifs différents. Là où le CAARUD ambitionne de réduire les risques sanitaires et sociaux liés à la consommation, notamment en proposant des échanges de matériel stérile, des services d’hygiène (douches, etc.), un accès à des soins infirmiers en plus d’un accueil bienveillant, le CSAPA se centre sur une démarche de soin et une prise en charge psychologique, sociale, éducative et médicale. Les deux structures ne sont cependant pas étanches. Porte d’entrée pour les publics en situation de consommation, le CAARUD oriente les consommateurs vers le CSAPA dès que c’est nécessaire, à l’image du parcours d’Audrey. Audrey qui, une fois arrivée à la cité de logements, était sortie de la voiture pour se diriger vers Julien, occupé à sortir du matériel de nettoyage de la camionnette. Pinces ramasse déchets, sacs poubelles, pelles, chasubles jaune fluorescent: tout semblait prêt pour les quatre heures à venir au cours desquelles l’équipe de cinq jeunes, en plus de Julien et moi, allait partir à la chasse aux déchets au milieu de cette cité de Roubaix, figée par le froid.

Mettre l’insupportable à distance

Ethan, Naël, Yann, Audrey et Max n’ont pas débuté leurs activités de nettoyage par hasard. Ils se sont engagés dans le programme «TAPAJ» (Travail alternatif payé à la journée), mis en place dans le nord de la France par le CAARUD et le CSAPA de Roubaix mais aussi par le CAARUD «Ellipse», situé à Lille.

Inspiré d’un projet né au début du siècle au Québec, TAPAJ France est aujourd’hui développé sur l’ensemble de l’hexagone. 63 territoires sont impliqués, dont certains sont situés outre-mer, comme la Guyane ou la Réunion et les structures porteuses sont toutes des CAARUD ou des CSAPA. Destiné aux jeunes âgés de 16 à 25 ans en situation précaire, en errance, usagers de drogues ou de produits comme les médicaments ou l’alcool, TAPAJ ambitionne dans un premier temps de leur proposer un travail payé à la journée. 40 euros en liquide pour quatre heures de travail, le tarif correspond grosso modo à ce que ces jeunes auraient pu collecter «en une journée de manche, de petit larcins», explique Jean-Hugues Morales, délégué national TAPAJ France et qui fut à l’origine de la première expérimentation Tapaj, à Bordeaux, en 2012, avant que le projet n’essaime sur l’ensemble du pays.

40 euros en liquide pour quatre heures de travail, le tarif correspond grosso modo à ce que ces jeunes auraient pu collecter «en une journée de manche, de petit larcins», explique Jean-Hugues Morales, délégué national TAPAJ France.

Jean-Hugues Morales insiste sur un point: l’objectif de TAPAJ n’est pas qu’Ethan, Naël ou Audrey se voient embarqués dans une «mise en projet immédiate». Il s’agit plutôt d’une «mise en action», d’un outil de réduction des risques, d’un premier marche pied vers les dispositifs de droit commun pour ce public fragile, éloigné de tout, marqué par «des expériences répétées de défaillance de la figure d’adulte» et pour qui le passage par la rue, l’errance, voire la consommation, a constitué à un moment donné «une prise de contrôle pour mettre l’insupportable à distance». Une situation qui rend ces jeunes également très difficilement «captables» par les structures de première ligne, que ce soit en France mais aussi en Belgique où le côté insaisissable de ces «Neet’s» (Not in employment, education or training) pour reprendre la terminologie utilisée à l’échelle de l’Union européenne, fait s’arracher les cheveux à beaucoup de porteurs de projets.

Lorsque Frédéric Brzozowski a entendu parler de TAPAJ pour la première fois, alors qu’il venait d’être nommé directeur des pôles addictologie et santé de la Sauvegarde du Nord, c’est cet aspect qui lui a le plus parlé. C’était il y a neuf ans, et à l’époque déjà, «on avait beaucoup de mal à accrocher ces jeunes», se souvient-il. «On», ce sont les CAARUD et les CSAPA de Roubaix et Lille, qui dépendent de la Sauvegarde du Nord, une association «indépendante et laïque» d’après son site Internet, et qui regroupe 92 services sur les «Hauts-de-France», actifs dans des domaines comme l’inclusion sociale, la protection de l’enfance, le handicap, la santé et l’addictologie. «Pourquoi ces jeunes hésitent-ils à venir dans les CAARUD ou les CSAPA?, interroge Frédéric Brzozowski. Parce qu’ils méconnaissent les services et qu’une forme de méfiance s’est donc installée. »

Face à ce constat, TAPAJ contient la promesse d’une solution. Ce travail à la journée, cette paie en liquide empochée le jour même constituent un véritable produit d’appel pour attirer les jeunes – qui vu leur âge n’ont pas accès au revenu de solidarité active (RSA), l’équivalent français du revenu d’intégration sociale – au sein des structures et, s’ils le souhaitent, leur proposer ensuite les services pluridisciplinaires que celles-ci développent. «TAPAJ permet d’apprivoiser la relation avec le jeune», synthétise Frédéric Brzozowski, qui est également administrateur de TAPAJ France. En 2017, le CAARUD de Lille se lance donc dans l’aventure, avant que ce ne soit le tour de Roubaix, au printemps 2022.

Joyeux anniversaire

Après quelques heures passées sur l’un des chantiers TAPAJ – on parle de «plateaux de travail» – on se rend cependant compte que le projet fait bien plus qu’entrouvrir une fenêtre sur la vie de ces jeunes en errance. Travailler en collectivité semble donner aux «TAPAJeurs» – le nom que l’on donne aux jeunes impliqués dans le projet – un sentiment d’adhésion à un groupe, en plus d’une certaine dose de fierté. Julien, l’éducateur de TAPAJ Roubaix en charge du chantier en cette froide journée de décembre, se souvient de jours plus chauds, en juin, lorsque le projet venait de débuter. «Pour le premier chantier, on s’était assis pour manger à midi et les TAPAJeurs en étaient arrivés au constat qu’ils étaient tous des enfants non désirés. Forcément, cela créé un sentiment d’appartenance.»

Aujourd’hui, malgré le thermomètre qui peine à dépasser les zéros degrés, c’est une autre forme de chaleur qui est au rendez-vous, même si le froid n’incite pas à s’asseoir et que l’on a plutôt tendance à osciller d’une jambe à l’autre en tapant des pieds par terre. Pour l’anniversaire de Max, Julien a été acheter un cake au chocolat au supermarché d’à côté. Après l’avoir garni de bougies, il le présente devant le jeune homme qui lâche un «Ah ben, ça fait plaisir», avant de souffler. Julien commence alors à découper le cake et en distribue une part à tous les TAPAJeurs, qui improvisent un goûter d’anniversaire à l’ombre brumeuse des barres d’immeubles. «Max m’a dit ce matin que j’avais été le premier à le féliciter», souffle Julien en aparté.

«Pour le premier chantier, on s’était assis pour manger à midi et les TAPAJeurs en étaient arrivés au constat qu’ils étaient tous des enfants non désirés. Forcément, cela créé un sentiment d’appartenance.» Julien, éducateur TAPAJ Roubaix

Fatalement, cette proximité couplée au fait de travailler, cela délie les langues. Tout au long du chantier, s’il évite de se montrer trop pressant, on sent que Julien essaie d’établir le contact, de proposer certaines options aux TAPAJeurs. «Quand on travaille, il y a plein de choses qui se disent, bien plus facilement que si on se trouvait en face à face dans une relation thérapeutique, analyse Bernard Fichelle, chef de service du CAARUD et du CSAPA de Roubaix. On apprend beaucoup sur la vie des jeunes. Et puis, avoir une relation avec un pair, c’est déjà du soin pour les TAPAJeurs. Ce sont certains des autres avantages de TAPAJ.»

Pourtant, tout ne va pas de soi non plus. La consommation reste un phénomène compliqué, présent en filigrane dans beaucoup de discussions, et chaque encadrant établit ses règles pour la gérer au mieux, selon les réalités locales. Alors qu’Audrey s’échine toujours à vider la benne à ordure, Julien attire mon attention et hoche la tête en direction d’Ethan. Debout à côté d’un container enterré, le jeune homme s’abandonne à la fatigue l’espace d’un instant. Ses yeux se ferment, se révulsent légèrement, il vacille. Difficile d’imaginer qu’il soit «clean», mais Julien ne dira rien. Parfois, un peu de souplesse est nécessaire… Après quelques secondes, Ethan reprend ses esprits et repart au travail comme si de rien n’était.

Debout à côté d’un container enterré, Ethan s’abandonne à la fatigue l’espace d’un instant. Ses yeux se ferment, se révulsent légèrement, il vacille.

Plus tard, alors qu’il range le matériel dans la camionnette, au milieu d’un site où les détritus ont disparu, Julien revient sur cet événement ainsi que d’autres, qui m’avaient échappé. «Il avait probablement pris du crack, explique l’éducateur. C’est un chantier difficile, il y a beaucoup de boulot et les TAPAJeurs ont toutes et tous des parcours compliqués. Aujourd’hui ils se sont d’ailleurs un peu pris la tête à certains moments. Il a fallu gérer, mais dans l’ensemble ça été…»

Transfert

Autre moment, autre endroit, mêmes réalités. Quelques jours plus tard, c’est du côté de Lille que je me retrouve. Le décor et la météo ne changent guère. Aujourd’hui, le menu est composé de barres d’immeubles et de papiers en tous genres couchés sur un lit de gazon figé par un froid piquant, quoique plus ensoleillé qu’à Roubaix.

À côté de moi se trouve une autre équipe de TAPAJeurs. S’ils sont bien sûr différents de ceux de Roubaix, je me surprends à repérer des profils parfois identiques. À la place de Yann le taiseux, c’est maintenant Denis qui semble le plus mystérieux de tous. Un peu plus tôt, au CAARUD «Ellipse» de Lille, il est arrivé avec un livre de Vladimir Nabokov dans les mains, s’est installé sans dire un mot, avant de commencer à lire. Naël, quant à lui, a été «remplacé» par Dylan, grand mince au visage anguleux et à la barbe fine mais sombre, a demi cachée par la capuche de son hoodie. Quant à Audrey, il n’y a pas de femme aujourd’hui à Lille, mais un peu à son image, Thorgan campe le rôle du TAPAJeur avec qui il est facile de discuter.

Un peu plus tôt, au CAARUD «Ellipse» de Lille, Denis est arrivé avec un livre de Vladimir Nabokov dans les mains, s’est installé sans dire un mot, avant de commencer à lire.

Pour les encadrer, c’est François, travailleur social au CAARUD de Lille qui est présent. François en connaît un bout sur TAPAJ. Voilà quelque temps qu’il est impliqué dans le projet. Il me fait le topo du chantier d’aujourd’hui. «C’est un lieu avec beaucoup de deal et de consommation. Au début, nous venions pour ramasser des seringues, beaucoup de seringues, situe-t-il en pointant une butte où lui et les TAPAJeurs ont autrefois collecté des milliers d’entre-elles en trois jours. Mais aujourd’hui la consommation a changé, les gens sont passés au crack et donc à la pipe. Il n’y a quasiment plus de seringues et nous ramassons les déchets ‘traditionnels’.»

Une autre chose qui a changé, c’est le statut de François. Au début du projet à Lille, il s’est retrouvé à devoir gérer seul plusieurs chantiers Tapaj, au point de presque s’y perdre. Il faut dire qu’avec ses «plateformes de travail» multiples dans le nettoyage mais aussi les travaux de bâtiment (peinture), TAPAJ Lille est sensiblement plus «gros» que TAPAJ Roubaix.  «J’étais tout seul, comme un auto-entrepreneur, je n’avais plus de contact avec le reste de l’équipe. Et à la fin, il était compliqué pour moi d’être le seul réceptacle du quotidien avec les jeunes», se souvient François.

«Il est parfois hallucinant de voir comme les TAPAJeurs sont dans une forme de transfert vis-à-vis des encadrants. Pour ces jeunes, dans certains cas, l’encadrant, c’est le père.» Anna Jacquiez – von Montigny,  cheffe de service au CAARUD «Ellipse».

Aujourd’hui, d’autres collègues sont également devenus encadrants, ce qui a permis de le soulager. Mais l’épisode souligne que, pour les travailleurs sociaux, TAPAJ peut aussi constituer un enjeu. Les jeunes, fragiles, en arrivent parfois à les considérer comme des figures tutélaires. «Il est parfois hallucinant de voir comme les TAPAJeurs sont dans une forme de transfert vis-à-vis des encadrants. Pour ces jeunes, dans certains cas, l’encadrant, c’est le père», constate Anna Jacquiez – von Montigny,  cheffe de service au CAARUD «Ellipse».

Toutes motivées qu’elles sont, les structures porteuses sont aussi confrontées à certains enjeux, pécuniers ceux-là. Si lors du lancement des projets TAPAJ elles reçoivent une somme de 20 000 euros en guise d’aide au lancement, elles sont censées par après faire en sorte que leurs postes «TAPAJ» soient rentables grâce aux chantiers décrochés. Le calcul est simple:  «Le partenaire pour qui nous effectuons les travaux paie 25 euros de l’heure, explique Anne-Jacquiez-von Montigny. Le TAPAJeur touche dix euros – qui «coûtent» 15 euros si l’on prend en compte les charges sociales, NDLR. L’association intermédiaire2 – qui juridiquement est l’employeur du TAPAJeur, NDLR – en touche six et il reste donc quatre euros pour l’accompagnement.» Problème: d’après la cheffe de service du CAARUD «Ellipse», le montant perçu n’est pas toujours suffisant pour assurer la rentabilité du poste. «Il y a un gros travail que nous allons faire au niveau de la viabilité économique», admet Frédéric Brzozowski, avec sa casquette d’administrateur de TAPAJ France. «Il faut faire comprendre à nos partenaires que TAPAJ n’est pas un projet de remise à l’emploi et que les devis à payer ne le sont pas pour le service rendu, mais plutôt pour soutenir un projet. Nos partenaires sont en fait quasiment des mécènes», continue-t-il, invitant par là les bailleurs sociaux, les collectivités locales mais aussi les groupes privés qui constituent pour l’heure l’essentiel des partenaires des projets TAPAJ, à mettre davantage la main à la poche pour les soutenir. Car pour les structures porteuses, et surtout les TAPAJeurs, l’enjeu est de taille, même si TAPAJ France offre un soutien aux projets afin de les aider dans la recherche de financements. Mis sous pression par des soucis de rentabilité, l’encadrant du chantier pourrait être tenté «de ne prendre que les TAPAJeurs totalement ‘fit’ pour le travail, afin d’assurer la rentabilité du chantier», prévient Frédéric Brzozowski.

 

La boulette

Il est 15h et déjà le soleil fait mine de se coucher. Après avoir disposé ses emplettes – ce soir, ce sera raclette en compagnie d’un ami – dans la camionnette du CAARUD, Audrey a de nouveau pris place à l’avant de mon véhicule. L’argent gagné ce jour, Audrey compte bien le mettre de côté. Elle a des projets plein la tête, un logement, et enchaîne les formations: maçonnerie, conductrice de véhicule (clark, petit bulldozer). Pourtant, il y a un peu plus d’un an, Audrey n’allait pas aussi bien. En pleine consommation, elle «taillait»«XL alors que maintenant je suis à ‘Médium’», lâche-t-elle en tirant sur ses vêtements. «Elle s’est métamorphosée, un peu comme un papillon», constate Julien.

Peut-être à son insu, Audrey incarne en quelque sorte les étapes «2» et «3» du projet TAPAJ. Car s’ils sont demandeurs, les TAPAJeurs peuvent passer, en phase 2, à plusieurs chantiers par semaine. Des propositions d’accompagnement sont alors également élaborées avec eux sur le plan administratif, sanitaire, social, de l’hébergement et de la justice. En phase 3, l’augmentation du volume horaire de travail continue et l’accompagnement peut prévoir des formations qualifiantes, des chantiers d’insertion, des contrats de droit commun. «Le but n’est pas de faire d’eux des jeunes qui regardent ‘Plus belle la vie’ dans leur studio, le soir, sourit Jean-Hugues Morales. Mais nous sommes dans une logique de reprise de contrôle, d’empowerment.»

«Les jeunes font ce qu’ils veulent de TAPAJ. Si tu veux prendre tes 40 euros, c’est bien. Si tu veux plus, c’est bien aussi.» François, CAARUD Lille

Pour autant, il faut que les TAPAJeurs le souhaitent. Alors que nous sortons des bureaux de l’association intermédiaire, qui en tant qu’employeur vient de verser leurs 40 euros de la journée aux TAPAJeurs, Audrey avise Yann, qui se hâte sur le trottoir. «Il va aller acheter de quoi consommer», commente-t-elle. «Pour certains, à un moment, la motivation pour les 40 euros, c’est la boulette», constate Bernard Fichelle tout en se déclarant «patient»: TAPAJeur récent, Yann finira peut-être par opter pour les services proposés par le CAARUD et le CSAPA de Roubaix.

Pour d’autres, comme Audrey, cet argent, c’est une possibilité de reprendre une forme de contrôle sur sa vie, de pouvoir payer par exemple son forfait pour son portable, alors qu’à ma droite, dans le froid de l’habitacle de ma Renault Scénic, elle tapote sur l’écran de celui-ci afin d’envoyer des messages à son ami, en vue d’organiser la raclette du soir. «Les jeunes font ce qu’ils veulent de TAPAJ. Si tu veux prendre tes 40 euros, c’est bien. Si tu veux plus, c’est bien aussi.» Ces mots, lancés par François alors qu’il luttait avec un papier pris dans le givre un matin de décembre, semblent, à ce moment précis, plus qu’à propos.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste