En route vers Harnoncourt. Les fumées de l’usine de fabrication de pâte de papier Burgo Ardennes s’élèvent dans le ciel. Burgo, c’est l’ancienne «Cellulose des Ardennes» dont la faillite en 93 a suscité un séisme dans la région. Cette usine, qui était à l’origine de graves problèmes de pollution, assurait aussi l’emploi de 800 personnes, 2.000 de manière indirecte. L’entreprise a été reprise et, avec l’aide de la Région wallonne, assainie. Les odeurs de «chou bouilli» selon les uns ou de «pipi de chat» selon les autres sont nettement moins présentes. «Avant, ça puait jusqu’à Arlon qui est tout de même à 30 km d’ici», se souvient Richard. L’usine a enrichi la commune de Rouvroy. Elle lui a permis de construire un centre sportif et culturel, chose rare dans la région, mais tous ses habitants n’en ont pas profité. Une femme âgée vient chercher du beurre et des œufs avec un billet de cinq euros. «Je peux revenir la semaine prochaine?» Josiane lui rappelle que l’épicerie dispose de produits gratuits. Cela soulage visiblement l’habitante d’Harnoncourt.
Nous quittons le village. Les maisons deviennent rares. Les forêts, les prairies défilent. Un panneau nous indique que nous entrons à Lamorteau et que la France est à 800 mètres.
Jean-Christophe y habite depuis moins d’un an et n’a, lui, aucun souci à expliquer que c’est le CPAS qui l’a orienté vers l’épicerie sociale. «C’est une aide capitale. Sans cela, je ne m’en sortirais pas.» Jean-Christophe vit aussi d’une indemnité de la mutuelle. Cet ancien indépendant est passé par la case CPAS après un accident. Article 60 puis droit aux allocations de chômage… Il commençait à s’en sortir, mais les séquelles de son accident l’ont rattrapé et, après «une douzaine d’opérations», il est désormais considéré comme invalide. Jean-Christophe vit seul, il ne se plaint pas de son loyer (450 euros), mais vivre dans un tout petit village a sa contrepartie: l’isolement. «J’ai dû acheter une petite voiture d’occasion et je fais le minimum de déplacements parce que l’essence coûte vraiment trop cher.» Mais comment éviter les déplacements quand il n’y a dans sa commune ni épicerie, ni boulanger, ni boucher, ni supérette? «Sans voiture, on est mort ici. Le supermarché le plus proche est à 6 kilomètres. Alors, oui, cette épicerie itinérante est vraiment nécessaire.»
La dernière étape nous amène à Torgny, célèbre pour ses vignobles, son microclimat et pour être le point le plus reculé, le plus méridional de la Belgique. «À gauche, c’est la France, nous montre Richard. À droite aussi et là, en face, c’est encore la France.» Torgny, explique l’Office du tourisme en Wallonie, est l’un des plus «beaux villages de Wallonie» et il est vrai que les maisons aux pierres jaunes et aux tuiles rouges ne manquent pas de charme tout comme les vieilles fermes dans les environs. À Torgny, il y a des hôtels, deux restaurants chics, dont un étoilé (et fermé) mais aucun commerce. Christelle vit dans le joli village touristique seule avec ses trois enfants et elle galère. «Je viens toutes les semaines à l’épicerie sociale et je prends de tout: les soupes surtout. Les enfants adorent et c’est plein de légumes.» Christelle reçoit une aide sociale du CPAS. Elle n’a pas de voiture et c’est un vrai handicap. «Il n’y a rien ici. Juste un livreur de pains qui passe avec sa camionnette. Pour le reste, il faut aller à Virton, qui est à 10 km, ou en France.» Christelle peut compter sur la solidarité d’un voisin, «un petit vieux» qui va conduire ses enfants en voiture à l’école, et sinon c’est la débrouille. Un peu plus loin, une jolie maison de village, sûrement photographiée par les touristes en été, et dont le propriétaire est un «client» de l’épicerie sociale. On sonne, mais personne ne vient ouvrir. «C’est à nouveau un ex-indépendant qui ‘rame’», explique Richard. On resonnera chez lui la semaine prochaine.
Il est passé midi. La tournée se termine. Retour sur Virton et la maison de la Croix-Rouge Sud Gaume. Les volontaires présents aident à décharger les cagettes. Dany le bricoleur ausculte la portière bloquée de la camionnette. Il faut que tout refonctionne pour aller à Musson jeudi. Et ça ira. Sûrement.
Une richesse en trompe-l’œil
Les chiffres ne donnent pas toujours une vision objective de la réalité sociale d’une région. En province de Luxembourg, la «petite Provence» comme on appelle la Gaume, n’est pas nécessairement synonyme de douceur de vivre. Dans les zones de Virton et d’Arlon, les prix de l’immobilier font sourire les promoteurs. En dix ans, le prix moyen des maisons a augmenté de 33%. C’est la plus forte hausse en Wallonie. Aujourd’hui, l’arrondissement d’Arlon est en concurrence directe avec celui de Nivelles et ses riches communes de Lasne, Waterloo, Braine-l’Alleud pour détenir le triste record des loyers les plus élevés. Et si on compare encore le Luxembourg avec le Brabant wallon, on constate d’autres similitudes: l’absence ou en tout cas l’énorme retard pris dans la lutte contre le sans-abrisme. Il n’existe qu’un seul abri de nuit à Arlon, aucun en Brabant wallon où un relais social vient de commencer ses activités depuis deux mois.
Dans le sud de la province de Luxembourg, les disparités de revenus sont énormes. Elles s’expliquent surtout par l’attraction qu’exerce le Grand-Duché: 45.000 frontaliers belges traversent chaque jour la frontière. À Arlon, près de la moitié des actifs travaillent chez «le voisin». Et ils gagnent plutôt bien leur vie. Cette richesse d’une partie de la population a pour effet d’aggraver les inégalités, surtout en matière de logement, à Arlon, mais aussi, et de plus en plus, dans les communes rurales de la Gaume.
Le schéma de la précarisation «de la campagne» suit des règles immuables bien connues des associations de lutte contre la pauvreté. Les exploitations agricoles et l’emploi rural disparaissent ou vivotent, les villages s’entourent parfois de quartiers résidentiels peuplés de navetteurs, mais leurs habitants sont de plus en plus isolés. En Gaume, les services publics n’ont pas suivi les bons indicateurs économiques de la province. Pour les transports en commun, c’est tous les jours le service minimum, surtout au niveau des TEC. Et, dans certaines communes, le reste suit. Peu de médecins, peu, voire plus du tout de pharmaciens, de commerces d’alimentation et de distributeurs de billets. Plus de bureau de poste ou de mutuelle, plus de lieu finalement «où papoter» et donc de moins en moins de contacts entre les gens. Une pauvreté matérielle, relationnelle bien présente tout en restant invisible ou presque. Car, si le lien social périclite, le contrôle social n’a pas disparu et est parfois difficile à vivre. On sait ce que chacun fait. S’il se rend au CPAS ou va chercher un colis alimentaire. Au point que certains renoncent à demander les aides auxquelles ils ont droit. Ou alors font semblant de ne pas les demander.