Loin des «freak shows» ou de la charité mal placée, la «S» Grand Atelier tente de prouver que les handicapés peuvent aussi être des artistes à part entière. Le tout en prônant une certaine punk attitude. Reportage à Vielsalm en compagnie de Hulk Hogan et Renaud.
Comme d’habitude, il pleut. À croire que cela ne s’arrêtera jamais, que ce joli coin de l’Ardenne belge est sans cesse arrosé par une drache bien fine. De celle qui vous ramollit sans vous tremper, vous mange la chair jusqu’aux os en version «slow food». Sur le parking des anciennes casernes Ratz, situées à la périphérie de Vielsam, quelques voitures collées les unes aux autres encaissent le coup tant bien que mal. Elles ne sont d’ailleurs pas les seules. Dans un rayon de quelques centaines de mètres, des hangars s’alignent en rangs serrés sous la grisaille.
A priori, ils se ressemblent tous. Seuls les panneaux accrochés aux façades permettent de deviner ce qui se trame derrière leurs portes closes. «Club de tir Les Chasseurs», «Dojo de la Salm», «Les lavandières du Bonalfa», tout cela fait très couleur locale. Même le resto du coin s’est mis au diapason. «La Table des Hautes Ardennes», c’est son nom. Difficile de faire plus clair.
Pour pénétrer dans le restaurant, il faut passer une petite porte vitrée qui s’ouvre toute seule dans un bruit de roulements en caoutchouc. Une fois à l’intérieur, tout semble anodin au premier regard. Des rangées de tables grises en contreplaqué, bien droites, quadrillent l’ensemble du local. À droite, on peut apercevoir des cuisines au travers de vitrines remplies de nourriture en tout genre. Le long de celles-ci, des clients font la file, un plateau à la main. À l’odeur qui flotte dans l’air, on peut d’ailleurs deviner ce qu’ils se mettront bientôt sous la dent: un boulet frites ou alors un spaghetti bolognaise. L’ambiance typique d’une petite cantine.
Pourtant, en y regardant de plus près, il y a comme quelque chose de décalé. Un truc pas comme d’habitude. Mais quoi? Il y a bien ce type au tee-shirt estampillé «Choolers» qui vient de passer en arborant un air hilare, mais non. C’est autre chose, en provenance des murs. Ou plutôt des dessins qui les recouvrent. En y jetant un œil, on comprend mieux. Une cantine décorée d’énormes fresques représentant Hulk Hogan ou Renaud, ça ne se voit pas tous les jours. Surtout que celles-ci ne sont pas du genre académique. Traits grossis, silhouettes étirées, Hulk Hogan et Renaud semblent tout droit sortis d’un monde parallèle où ils auraient évolué sous l’égide d’autres règles,d’autres logiques, celles de Dominique Théâte. Âgé de 49 ans, Dominique est un artiste. Ses ateliers – qu’il partage avec une petite cinquantaine d’autres créateurs – sont situés à quelques mètres de là.
Pour atteindre les lieux, il faut suivre un dédale de couloirs et de portes, croiser quelques passants visiblement un peu perdus pour finir par débouler aux portes d’un local d’où s’échappent les voix revêches du Wu-Tang Clan. «Cash fools everything around me, C.R.E.A.M., get the money, dollar dollar bill y’all», lâche Method Man en guise d’invitation à entrer. Au fond de la pièce, Dominique est assis devant une photo de Renaud et de François Mitterrand. Sur une feuille posée juste à côté, sous ses doigts armés de crayons, l’ancien président français semble tout d’abord se parer de lunettes et d’une immense moustache. Mais en écoutant Dominique parler, on devine que cet homme à binocles et à la moustache fournie, c’est lui et pas l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste français. C’est une des caractéristiques du travail de Dominique Théâte: se mettre en scène dans des autofictions en compagnie de ses idoles comme Michael Jackson, Mister-T, Barracuda, Renaud ou Hulk Hogan. «Mais ce n’est pas toujours moi, hein!? L’autre fois, j’ai dessiné Hulk Hogan en compagnie d’une femme à barbe», souligne l’artiste, qui fréquente l’atelier depuis un petit temps. Dominique est volubile, le voilà lâché. «Je parle beaucoup, je sais. Ma mère m’appelle ‘bla-bla’, il paraît que, même lors des cinq mois où j’étais dans la coma, j’arrêtais pas de causer.»
Dominique Théâte a été victime d’un accident de moto à l’âge de 18 ans. Un accident qui l’a laissé handicapé mentalement. La suite de son parcours de vie l’a finalement amené au «Foyer la Fesse», comme il l’explique en se marrant. En fait de Foyer la Fesse, il s’agit plutôt du Foyer «La Hesse». Ce centre d’hébergement pour personnes handicapées fait partie d’un ensemble plus grand appelé «Les Hautes Ardennes». Composé d’une entreprise de travail adapté, d’un restaurant, de deux centres d’hébergement et d’un centre de jour pour personnes handicapées, l’asbl les Hautes Ardennes est surtout connue pour abriter en son sein la «S» Grand Atelier. Créée il y a 25 ans, cette structure est aujourd’hui connue comme une référence en matière d’art brut ou d’art «outsider» (voir le mini-lexique plus loin). Un art outsider qui, dans le cas de la «S» Grand Atelier, est produit par des personnes déficientes mentales, bien souvent issues des deux centres d’hébergement. Peinture, créations textiles, musique, gravure, les domaines artistiques couverts sont nombreux. Visiblement avec succès: aujourd’hui, bon nombre d’artistes issus de la structure sont exposés un peu partout en Europe. Rayon musique, voilà quelques années qu’un groupe comme les «Choolers», tout droit sortis de l’atelier musique de la structure, écume les salles en Belgique et aux alentours. Composé de deux MC trisomiques et de musiciens dépourvus de handicaps, le groupe de rap s’est taillé depuis peu une solide réputation scénique.