Remontons le temps à la fin des années 70: dans les mémoires, les slogans de 68 flottent encore. Sur les ondes, la RTBF règne en maître. Face au monopole, ça grogne. Dans les garages, les greniers, les arrière-salles, la résistance s’organise. L’objectif? Faire entendre d’autres voix. Un mouvement de prise de parole explose; des centaines de radios libres sont créées et investissent le réseau dans la plus parfaite illégalité. Au fil des mois, ces programmes amateurs et pirates sont consolidés et gagnent en visibilité. La multiplication des fréquences, les interdictions et les saisies d’émetteurs entraînent une véritable «guerre des ondes». Face à ce Far West sonore, les autorités révisent leur copie. Nouvelle loi, nouveau plan de fréquences: au milieu des années 80, la bande FM est officiellement partagée, c’en est terminé de la voix unique du service public.
Aujourd’hui, plus de quatre décennies plus tard, nombre de ces projets locaux et artisanaux continuent d’émettre localement. Aux quatre coins du pays, les radios associatives créent du lien coûte que coûte dans notre époque globalisée rythmée par les clics et les tweets. À travers ce récit, le poste allumé, nous faisons escale dans cinq d’entre elles, d’ouest en est de la Belgique francophone.
Sur la route, grésillements dans l’habitacle. À l’approche de la destination, sur la station 107.8, la voix s’éclaircit: Radio Libellule, enfin! Première halte, Comines-Warneton, commune à facilités enclavée entre la France et la Flandre. Accolée au centre culturel, une maisonnette: au rez-de-chaussée, le bureau. À l’étage, le studio et ses murs couverts de caisses de vinyles et de CD. «La radio existe depuis 1979. C’est l’une des plus anciennes radios associatives toujours en activité», introduit Christine Declercq, employée comme coordinatrice de la station depuis une dizaine d’années. Scully, bénévole, la soixantaine, surgit les bras chargés de CD. «J’anime depuis 2014. J’aime bien parce qu’ici, on ne passe pas la même chose qu’ailleurs.»
Quelques témoins des débuts restent actifs dans le projet, parmi lesquels Jean-Jacques Vandenbroucke. Ancien échevin de la culture, à l’époque, il pousse le déploiement de la radio. Aujourd’hui encore, il est l’un de ses animateurs et administrateurs. «C’est Raoul qui a commencé l’aventure à la fin des années 70. L’émetteur tenait alors dans une boîte d’allumettes et ne diffusait qu’autour de son pâté de maisons. Il fallait le cacher aux autorités. Petit à petit, un mouvement collectif s’est organisé à ses côtés.»
Depuis l’adaptation du plan de fréquences, la radio pirate appartient au passé. Désormais, Libellule se veut un lieu d’expression et de mise en valeur des activités locales. «Chez nous, tout le monde peut prendre la parole; les personnes en situation de handicap comme la petite équipe de foot du coin, rappelle Christine. Géographiquement, nous représentons une virgule sur la carte de la Belgique… On nous oublie un peu dans le reste du pays. À nous de nous faire entendre, et pour ça, quoi de mieux que la radio?»
Radio Libellule fait partie des 21 stations labellisées par la Fédération Wallonie-Bruxelles en tant que «radio associative et d’expression à vocation culturelle ou d’éducation permanente». Depuis 2008, les radios reconnues sont subsidiées à hauteur de maximum 21.000 euros (montant de 2022). «Grâce à cette subvention, on peut financer une partie des coûts, mais, sans le soutien supplémentaire de la commune, on n’y arriverait pas», souffle Jean-Jacques. Question écoute, c’est le mystère: les enquêtes coûtent cher, alors on continue, sans compter, parce que ce qui importe, c’est d’exister. «C’est clair, l’utilité des radios libres n’est plus la même qu’au début, mais imaginons qu’on revienne à une époque de confiscation de la parole par les grands médias, les radios associatives seraient dès lors des poches de résistance. C’est essentiel de maintenir ces outils!», appuie l’administrateur.
15 h, il est temps de se préparer. Après Scully, place à Jean-Jacques et Christine. Ensemble, le duo anime Open Music, le rendez-vous jazz. Derrière le micro, les complices se marrent de bon cœur, interpellent leur public et enjoignent aux auditeurs de participer aux concerts programmés quelques jours après dans le club de jazz de la ville. Sur le chemin du retour, leur annonce pour le prochain morceau disparaît dans un crachin alors que nous montons sur l’autoroute.