Du bénéficiaire jusqu’au supermarché, voici le parcours à rebours d’un légume qui passe dans les mains de Soreal. La recette pour réussir l’aide sociale n’existe pas. Mais il y a des ingrédients indispensables…
Un meurtre. Il n’y a pas d’autre mot pour qualifier l’acte. Sous la lame aiguisée d’un couteau, je suis dépecée en petits dés. «Je prépare une farce», s’excuse Florida, la coupable. Une farce!?
Mon nom est Charlotte, ce qui, j’en conviens, est un peu ridicule pour une courgette. Je viens d’achever mon parcours dans une cuisine à Cuesmes. La maison de Florida est spacieuse, mais délabrée. Le notaire a dit qu’elle ne la vendrait pas plus de 70.000 euros.
Elle a épousé son deuxième mari pour se protéger du premier. Pas une bonne idée, hein, Florida? «J’ai fait entrer chez moi le cancer pour me soigner d’un diabète.» Le type se drogue, connaît le démon du jeu, frappe. Pour qu’il arrête, Florida crie. «Je prends mes enfants dans une pièce et je m’enferme en espérant que cela passe. Mais quand il avait sa drogue, tout se réglait, il n’y avait plus rien du tout. Mes enfants me disaient ‘Il doit prendre ses médicaments’.»
Tout ça, c’est fini. Il est parti en laissant des crédits pour 29.000 euros et une demande pour vendre la maison (qu’il n’a pas payée). Il pourrit la vie de Florida. Et la mienne prend fin avec carottes, persil et potiron. Le tout avec un peu de fromage. De quoi fourrer des pâtes.
Esop
Coincée dans un grand sac de supermarché, Florida nous avait ramenés d’Esop, Entraide et Solidarité protestantes. C’est à 15 minutes à pied, le long d’une rue ouvrière. Quand je suis arrivée dans cette association, la première vision en poussant la porte, c’est du bric-à-brac: des vêtements, de la petite vaisselle, des jouets. C’est provisoire parce que le bâtiment subit
une fuite qui détruit ses murs. Depuis un an. «La présentation est difficile parce que c’est très surchargé», avoue Lucrèce, assistante sociale. Entre légumes, nous n’étions pas logés avec
les vêtements et autres jouets. Non. On nous avait réservé le fond, dans la chambre froide. Moi, je ne devinais pas que les gens qui attendaient sur les quatre chaises alignées dans le
couloir, c’était pour nous emporter. Il n’y avait quasi que des femmes. Et des personnes âgées. Derrière elles, un panneau brun est accroché au mur. Il a recueilli les souhaits de bonne année 2017. Wouaw. Le monde est à Cuesmes. Il y a des Éthiopiens, des Grecs, des Hongrois, des Tunisiens, des Marocains, des Nigériens, des Arméniens, des Albanais, des Belges, des Rwandais, des Serbes, et même une Japonaise.
On nous a distribués après nous avoir pesés au gramme près. C’est gênant. Ils nous trient colis par colis. Les familles ont forcément davantage. Leurs goûts sont pris en considération. Et l’Afsca ou l’Europe peuvent bien venir, tout est noté. Comme chaque mercredi ou jeudi, chaque légume est reparti avec un bénéficiaire. Moi, je suis repartie avec Florida. Elle n’a pas emporté que moi. Elle a emporté aussi du lait. Et des conserves. Et des fruits. Et beaucoup d’attention. Pas vrai, Florida? «Je fais les activités avec Esop. Pour remplir mon temps et ma tête. Cela fait trois ans. Je rencontre d’autres personnes. J’étais vraiment bloquée. Madame Lucrèce, je ne l’oublierai jamais. C’est comme si j’allais chez un psychologue. Ce n’est pas pour vivre seulement. Aussi. Chaque fois je viens avec mes problèmes. C’est trop.»
Et madame Lucrèce (que Florida appelle parfois par mégarde «docteur»!) de répondre sur un ton délicat: «Tu te libères. Un peu plus tous les jours.» Alors Florida pleure. Et madame Lucrèce lui dit que cela lui fait du bien.
Madame Lucrèce est l’assistante sociale d’Esop. L’association ne donne pas que les courgettes comme moi. En 2016, elle a donné 1.800 colis alimentaires à 165 familles. J’ai discuté un peu avec les boîtes de conserve de la FEAD, et aussi les potirons et les pâtes. C’était une vraie auberge espagnole, une maison d’hôtes alimentaire, nous venions de toute l’Europe! Moi, je suis arrivée avec Francine, la carotte, et Tony, le potiron. C’est Dominique et Alex qui nous ont amenés.
Soreal
Ils nous ont amenés dans une camionnette réfrigérée. Dans des bacs rouges. Un bref trajet. Nous venions d’un entrepôt où des palettes de nourriture occupaient un coin. C’est l’entrepôt de Soreal (Solidarité Réseau alimentaire). Il y a deux palettes filmées de boîtes de haricots verts (avec papier «vente interdite» de l’Union européenne). Cinq palettes de boîtes de farfalles. Du produit de lessive expliqué en tchèque, hongrois et polonais. Et une chambre froide (encore une!) qui occupe l’angle opposé, avec des frigos buffets (mais on veut nous congeler!). Sur les parois blanches, des feuilles annotées mentionnent des demandes de colis alimentaires pour quatre familles hébergées à la maison maternelle Kangourou. Avec ces précisions: pas de porc, halal. La composition de la famille. Enfant 1, 5 et 7 ans. Demande du 4 septembre, et un mail.
C’est peut-être là que je vais aller. Alors j’ai cherché le mot «courgette» dans les feuilles collées, je ne l’ai pas trouvé. Avec Francine, la carotte, et Tony, le potiron, nous étions résumés à un seul terme: «légumes». Dix-huit kilos pour le CPAS de Quaregnon, qui a doublé ses demandes depuis la fermeture du Resto du Cœur de Mons. Et 9 kilos de fruits, 10 de produits laitiers et 10 pains. Avec des livraisons tous les jours.
À Soreal, la porte du hangar est ouverte. Trois véhicules reviennent avec des bacs rouges et des légumes comme nous. Pas achetables et pas jetables. Plusieurs personnes s’activent. Dominique n’est là que depuis le mois de juillet. Alex fait figure d’ancien avec ses six mois de Soreal. On se connaît pas depuis longtemps mais je les aime bien. Ils sont un peu comme nous. Ce sont des articles aussi («60», j’ai cru entendre), avec quelques coups pris sur le trajet, un peu cabossés par la vie, mais avec de l’énergie à revendre. Car, si l’équipe est récente, ça tourne à plein pot, et vas-y que je te saisisse, et vas-y que je te pèse (c’est une manie!) avec tous tes copains, et vas-y que je te note les poids par magasin et par type d’invendus. Ce jeudi (7 septembre), nous sommes 78 kilos de légumes à grossir les rangs de Soreal. On est les premiers sur les podiums devant les viandes (58 kilos) et les fruits (43 kilos). Loin derrière, les produits boulangers (25 kilos) et laitiers (21 kilos) n’ont pas fait le poids face à nous.
Avant que Dominique ne nous incarcère dans la chambre froide (ils ont peur qu’on ne s’enfuie ou quoi?), j’ai eu le temps d’apercevoir, au bout de l’entrepôt, des étagères étonnantes, surplombées par trois gros nounours. C’est le coin de «la casse». Les produits abîmés et réservés aux projets «maternels», des colis pour mères arrivant dans des maisons d’accueil. J’ai demandé à Francine la carotte (parce qu’elle a une excellente vue) de me déchiffrer les affichettes collées sur les étagères: produits d’entretien, magazines, livres, huiles, épices, expédition rapide (dont des Kinder Bueno et des madeleines Zebra), farine, biscuits, café, sucre, pâtes, riz, linge maison. C’était un peu comme un magasin, mais de produits détériorés. Comme un supermarché des abîmés. Je le sais. Parce que le supermarché, c’est de là que je viens.
Colruyt
On m’a sortie de mon champ (mais c’est une autre histoire) pour arriver dans ce supermarché avec beaucoup de couleur orange sur les murs. Quand John, vêtu d’un cache-poussière Colruyt, m’a sortie du lot de courgettes et m’a regardée d’un air dédaigneux, j’ai compris que ma route allait se séparer de celle de mes congénères. Il m’a placée dans un bac bleu. Avec d’autres légumes. Nous avions à peine un coup, à peine une flétrissure. Même pas. Et on nous écartait de la lumière des rayons. Finie la musique de supermarché. On allait encore rester cloîtrés dans une chambre froide (j’en ai marre des chambres froides!).
Puis ce jeudi, il était 8 h 40 quand John est revenu vers nous. Un appel micro a grésillé: «Centre pour charité», a entendu Tony le potiron (les potirons ont une ouïe remarquable, ce qui est très peu connu) et il m’a glissé: «Ça, c’est pour nous.» Il avait raison. John est entré, il a empilé les dix bacs bleus sur une planche à roulettes et, tel un skateboarder maraîcher, on a traversé le magasin jusqu’à l’affiche «Festival du vin 6+1». Les caisses. Les premiers clients étaient déjà là. J’ai vu Dominique et Alex qui nous attendaient, postés sur le côté, les bras dans le dos. Alex a dit: «Le Colruyt, ça se passe bien. C’est régulier.» Je ne sais pas si c’était pour me rassurer. Ils ont enfilé des gants blancs diaphanes (comme si nous allions subir une intervention chirurgicale, et ça, ça ne m’a pas du tout rassurée). Puis des bacs bleus, on a tous été transférés dans les bacs rouges de Soreal. Et placés à l’arrière de la camionnette. On était les premiers de la collecte. La camionnette s’est remise en route. Puis elle s’est encore arrêtée. Trois fois.
Dominique et Alex ont trié nos semblables, moins bien conservés que nous, de toute évidence. «Est-ce que nous, on le mangerait?», a demandé Alex (c’est Tony qui l’a entendu). Puis un bruit sourd. Il a jeté le légume et le peu de produits rescapés, haricots, pomme, tomates cerises, nous a rejoints. Un peu plus loin, trois bacs de viande ont débarqué. Brochette marinée. Cuisse de poulet. Pain de viande et steak. Y a même un dos de cabillaud royal qui a débarqué en nous toisant du regard. Justice des classes? Monsieur le Baron était périmé de la veille. Dominique l’a pesé et l’a classé en perte. Et enfin, il y a aussi eu du fromage qui a empesté toute la voiture. Jusqu’à l’habitacle d’Alex et Dominique. Mais heureusement, ça n’a pas duré. On est rentré. Le reste du trajet maintenant, vous le connaissez. Je ne savais alors pas que j’atterrirais chez Florida. C’est bien. Du fond de ma casserole, je la vois annoncer le menu à Carlo, son fils de 16 ans. Et je me dis que, quitte à être mangée, autant que ce soit par quelqu’un qui a faim.