Il s’appelait Ibrahima Tabane. Lui, c’était un «grand marabout guérisseur» qui avait la réputation de soigner avec succès les malades mentaux les plus difficiles, à Saint-Louis du Sénégal. Le psychiatre Daniel Schurmans, qui a fondé l’association et lui a donné ce nom en hommage, l’a rencontré au début de sa carrière, dans les années 70. Comme beaucoup de psychiatres de sa génération influencés par l’approche du Français Henri Collomb, opposé à la psychiatrie «coloniale», Daniel Schurmans s’est intéressé très tôt aux manières de soigner dans les autres cultures. Il fait alors la connaissance de Tabane, qui accueille dans sa maison certains de ses malades le temps de leur guérison et de leur convalescence.
Sa philosophie, héritée de son père, dit ceci: «Si tu peux guérir en trois jours, guéris en trois semaines. Si tu peux guérir en trois mois, guéris en trois ans.»
Après cette rencontre qui le marquera, Daniel Schurmans revient à Liège, où il exerce dans une structure psychiatrique «classique» jusqu’en 1994, année du génocide rwandais. «Cette année-là, nous avons mis en place, en collaboration avec un psychologue rwandais, un dispositif consistant à former des praticiens liégeois à la problématique de la rencontre interculturelle. Pendant six ans, cela a pris la forme de conférences, de formations», explique-t-il. L’équipe décide ensuite de mettre en place une consultation. Cette première mouture de l’association s’appellera «Racines aériennes».
«Nous nous sommes lancés au départ dans des consultations “ethnopsychiatriques”, selon le modèle de Tobie Nathan, chose que l’on fait encore. Et puis nous nous sommes rendu compte que les personnes qui venaient nous trouver n’avaient pas toujours envie de faire ça. Elles avaient parfois d’autres besoins pour lesquels nous n’étions pas spécialement préparés, qui relevaient de la thérapie des traumatismes psychiques, à laquelle nous nous sommes donc formés. Très rapidement, cela a représenté plus de 85% de nos interventions cliniques.»
Une évolution liée à la situation internationale et à ce qu’on nomme désormais la «crise migratoire». «Les gens qui arrivent à Tabane viennent des endroits où ça chauffe», acquiesce le Dr Schurmans.
En 2006, des conflits en interne entraînent la dissolution de l’association «Racines aériennes» qui se reforme en 2007 sous le nom de «Tabane». La structure est adossée au Club André Baillon, service de santé mentale (SSM) bien connu à Liège, avec qui elle mène ses actions de manière intégrée. Les consultations ethnopsychiatriques «classiques» continuent d’y avoir leur place, réunissant autour du consultant un groupe de professionnels formés à la relation clinique – psychiatres, médecins généralistes, psychologues, thérapeutes ou assistants sociaux –, issus de différents courants et, souvent, de différentes cultures.
«Les intervenants le font parce que ça leur apporte quelque chose. Car, bien sûr, mobiliser autant de personnes pour un seul consultant serait impayable, explique le Dr Schurmans. Ces consultations fonctionnent sur un modèle assez strict. Un meneur de jeu est désigné et celui qui veut intervenir doit lui demander son autorisation. Mais il y a aussi des règles plus diffuses: accepter de voir l’autre comme il est, accepter sa vérité, accepter de parler un peu de soi: “Voilà ce que ma vie, ma culture m’ont appris.”»
Alors qu’un tel dispositif pourrait paraître intimidant, il constitue en réalité un cadre rassurant pour nombre de patients issus de cultures – essentiellement africaines et maghrébines – où la communauté tient un rôle central. «Ils y retrouvent la possibilité de parler d’égal à égal avec chacun des membres du groupe, ils sont un expert parmi les experts. D’emblée, c’est une position restauratrice par rapport aux expériences dévalorisantes qu’ils ont pu vivre», poursuit le Dr Schurmans. Car si toute relation clinique «classique» pose la question de la place occupée par chacun, celle-ci devient centrale quand le consultant se trouve de facto – par son exil, sa situation administrative, sa méconnaissance de la langue – dans une situation d’inégalité.
«Le patient a souvent l’impression que le thérapeute sait tout et que lui ne sait rien. De plus, il sait que ce qui pourrait être pour lui des éléments d’explications – les “superstitions” – ne sera pas accepté, et donc il n’en parle pas. Cela donne lieu à des manifestations inadéquates de sa part et à des jugements diagnostiques inadéquats de la part du médecin», poursuit le Dr Schurmans.
Pour autant, Tabane se positionne résolument contre tout monopole et préconise au contraire une diffusion et une intégration de l’approche interculturelle par tous les praticiens. L’association est ainsi engagée dans un important travail de soutien et de formation à destination des intervenants moins familiers de ces questions.
«Nous considérons que la culture humaine est quelque chose que nous partageons tous et que les différences sont plutôt anecdotiques, mais qu’il faut en tenir compte, sinon cela crée des malentendus qui peuvent être graves.»