Pénurie : y a-t-il un pilote dans la classe?

Pénurie : y a-t-il un pilote dans la classe?

Enseignement

Pénurie : y a-t-il un pilote dans la classe?

Bruxelles est confrontée à une croissance démographique record et ses écoles manquent d’enseignants pour former la jeune génération qui arrive. Cette pénurie est d’autant plus préjudiciable qu’elle vient creuser les inégalités dans un environnement scolaire déjà peu équitable. Des intérims restent vacants pendant des mois, laissant parfois les directions face à un dilemme cruel: est-il préférable d’engager le premier venu ou de laisser une classe vide?

 

 

 

Sandrine Warsztacki Images : Eline Vanden Abeel 11-09-2018

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour journalisme de la Fédération Wallonie Bruxelles

 

«Si je trouve un prof de néerlandais, je le planque dans ma safe room[*].» Axel Bex pioche au hasard dans ses mails. Pas un jour ne s’écoule sans que le directeur du Lycée Mater Dei ne reçoive un message d’un confrère anxieux. «Avant, il y avait pléthore de candidats pour un poste d’enseignant, observe le responsable de cette institution réputée de Woluwe-Saint-Pierre. On pouvait creuser leur motivation, l’adéquation de leur profil avec notre projet pédagogique. Aujourd’hui, pour certains cours, on est parfois obligé d’engager le premier candidat qui se présente, même si on doute. Après, en classe, c’est parfois la catastrophe.»

Hélène Lenoir dirige le Collège Roi Baudouin, une école catholique à Schaerbeek. Cette année, des classes se sont retrouvées avec des journées comptant six heures de fourche! «Un élève a été envoyé dans mon bureau pour des problèmes de discipline. Il m’a confié se comporter ainsi par ennui», déplore-t-elle. Des salles d’études surchauffées, des gamins démotivés, des parents en colère et des collègues profs qui doivent assumer les pots cassés: pour Hélène Lenoir, c’est l’ensemble du climat de l’établissement qui en pâtit. «Il y a un effet boule de neige. La pénurie impacte la pédagogie, la discipline, le cadre de travail. Quand un nouvel enseignant arrive enfin, on ne l’accueille pas dans de bonnes conditions!»

 

Alter Échos a rencontré une dizaine de directeurs ou de pouvoirs organisateurs d’écoles secondaires bruxelloises, tous réseaux d’enseignement confondus. La situation semble s’être fortement dégradée depuis deux ou trois ans. La rentrée s’avère plus compliquée à organiser, mais c’est surtout pour trouver des remplaçants en cours d’année que le bât blesse. Il n’est pas rare que des élèves restent sans professeurs pendant plusieurs mois, voire plusieurs trimestres! Les premières années du cycle secondaire sont particulièrement touchées, ce qui pose question en termes d’accrochage scolaire et d’acquisition des apprentissages de base. Des absences de longue durée sont signalées dans des classes différenciées, un dispositif mis en place pour permettre aux élèves qui sortent des primaires sans diplôme de rattraper le train en marche grâce à un encadrement renforcé… Le métier d’instituteur primaire a, par ailleurs, été déclaré officiellement fonction en pénurie.

Du point de vue des parents, le niveau d’absentéisme des professeurs devient un critère pour choisir une école. L’inquiétude est palpable. «Quand les cours reprennent, il faut souvent voir la matière au pas de charge, s’alarme Véronique Dethier, responsable de la section bruxelloise de la Fapeo, la Fédération des associations de parents des écoles de l’enseignement officiel. Les élèves les plus forts suivront, mais ceux qui ont déjà des difficultés risquent de décrocher.» À l’approche des examens de juin, Écolo a proposé au parlement d’organiser des séances de rattrapage d’urgence. La motion a été rejetée par la majorité.

L’inspecteur de la Communauté française n’a pas été autorisé à répondre à nos questions. «Il n’existe pas d’études ou de chiffres validés sur lesquels nos services pourraient se baser pour attester ou non de la véracité d’éventuels impacts pédagogiques découlant de la pénurie d’enseignants», botte en touche le service presse de l’administration.

33 matières en pénurie

Chaque année, une liste des métiers en pénurie dans l’enseignement est publiée dans un arrêté, permettant aux demandeurs d’emploi de suivre une formation pour accéder à ces fonctions. La version du 20 septembre 2017 reprend le néerlandais, l’anglais, les sciences, les sciences économiques et sociales, l’informatique, les maths pour l’ensemble du cycle secondaire, ainsi que le français pour le degré inférieur. Avec les cours techniques (horticulture, mécanique, soins infirmiers, etc.), la liste compte 33 fonctions. À quoi s’ajoutent les métiers d’instituteurs primaires et, dans les écoles en immersion, d’instituteurs maternels. Pour les prochaines années, la Communauté française travaille à objectiver cette liste basée jusqu’à présent, nous dit-on, sur «des impressions et des retours du terrain».

 

Des chiffres et des tabous

À l’initiative de la Fapeo, des parents anderlechtois ont épluché le journal de classe de leurs enfants pendant 11 semaines. La moitié des cours de math n’ont pas été dispensés ainsi que plus du tiers des cours d’anglais, de français, de néerlandais et de religion. Les soldes continuent sur le reste du programme: réduction de 10% en bio, géo et physique. De son côté, l’Adibra, qui fédère les directions des écoles secondaires catholiques, a réalisé un coup de sonde auprès de ses membres: 70% ont répondu. Au premier mars, 1.200 heures de cours n’étaient pas prestées à Bruxelles, soit l’équivalent d’environ 156 temps pleins.

Évaluer l’ampleur de la pénurie avec précision, le nombre de cours non dispensés, les écoles et les matières touchées, demeure une gageure. «Il n’est pas possible de fournir des données relatives aux emplois qui seraient non pourvus, nos services ne disposant pas, à l’heure actuelle, d’une application informatique permettant de collecter de manière centralisée ce type de données. Cette application est à l’étude mais ne serait pas opérationnelle avant un délai estimé de trois ans», assène le service presse de la Communauté française! Michel De Herde, échevin de l’Enseignement à Schaerbeek (DéFI), se rappelle une époque lointaine où les écoles faisaient preuve d’une grande pudibonderie concernant la consommation de haschisch dans les établissements scolaires. «C’est le même tabou avec la pénurie. C’est un relent du marché scolaire où chaque réseau se bat pour avoir des élèves, où chacun a peur de perdre de l’attractivité, et donc des moyens. Soyons adultes, on ne peut pas trouver des solutions sans mesurer le problème.»

«Le Pacte aura, à terme, pour effet d’augmenter nos besoins en enseignants.», Marie-Martine Schyns, la ministre de l’Enseignement (cdH)

Aucune pénurie, en revanche, n’est à signaler du côté des élèves! Après des années de déclin démographique, la Région bruxelloise est confrontée à une importante augmentation de sa population. Quelque 20.000 nouveaux élèves auront intégré le système entre l’année scolaire 2013-2014 et 2019-2020, selon une étude commandée par la Région en 2016[1]. Après les maternelles et le primaire, la croissance commence à se faire sentir dans le premier cycle du secondaire. Les chercheurs se sont livrés à des calculs complexes pour estimer le nombre de professeurs qui entreront sur le marché et ceux qui en sortiront à l’horizon 2019-2020 et ont comparé ce résultat à l’augmentation des besoins démographiques. Ils s’attendent à un déficit situé dans une fourchette de minimum 160 à maximum 1.064 profs à temps plein. Dans l’estimation minimale, les chercheurs ont réalisé leurs projections en partant du principe que le cadre de 2013-2014 était suffisant pour assurer les cours. Or on sait qu’à l’époque déjà des classes restaient trop souvent vides. Dans l’estimation maximale, les chercheurs ont évalué le nombre de professeurs supplémentaires nécessaires en 2019-2020 pour que tous les cours soient toujours dispensés sans aucune défection.

La pénurie d’enseignants risque bien de s’aggraver dans les années à venir. Aux besoins liés à la croissance démographique, il convient d’ajouter ceux que les réformes de l’enseignement engendreront. «Le Pacte d’excellence aura, à terme, pour effet d’augmenter nos besoins en enseignants», admet Marie-Martine Schyns, la ministre de l’Enseignement (cdH), interrogée devant le parlement au printemps[2].

Pénurie à tous les étages

«On n’a jamais vu autant de nouvelles têtes à notre séminaire annuel des directeurs!» Patrick Dekelver, président de l’Association des directeurs de l’enseignement secondaire libre de Bruxelles et du Brabant wallon, s’inquiète de la rotation à la tête des écoles. Même son de cloche dans le réseau communal où on signale plusieurs établissements restés sans direction une majeure partie de l’année à Bruxelles et à Namur. «Gérer une école revient à gérer une petite entreprise. C’est une charge de travail énorme pour une différence de salaire peu attractive», pointe Serge de Patoul (Défi), échevin de l’Enseignement à Woluwe-Saint-Pierre, qui cherche toujours un directeur pour le centre scolaire Eddy Merckx. Un avant-projet de décret est en cours de négociation pour assouplir les règles de recrutement. Ce texte inquiète la CGSP qui craint qu’on n’ouvre la porte à des candidats insuffisamment qualifiés.

Lire aussi notre article  «Écoles: assouplir le recrutement pour lutter contre le manque de directeurs»

Inégaux face à la pénurie

Notre système éducatif est un des moins équitables des pays industrialisés, pointe une étude commandée par la Fondation Roi Baudouin[3]. Les élèves qui cumulent les difficultés socioéconomiques et scolaires sont regroupés dans des écoles qui cumulent également les difficultés, pointent les auteurs en substance: «En plus des obstacles dus à leur origine, les élèves se retrouvent concentrés dans des écoles qui ne les font pas progresser.» La pénurie d’enseignants est d’autant plus préoccupante qu’elle vient renforcer ces inégalités scolaires.

À Molenbeek, un groupe de mamans immigrées se sont attelées à l’apprentissage du néerlandais pour pallier l’absence d’un professeur. Dans le même temps, Aziz, le responsable de l’association des parents, a dû se battre pour garder l’école de devoirs du quartier ouverte. «Ici les parents sont très conscients de l’importance des études pour offrir une chance à leurs enfants de s’intégrer sur le marché de l’emploi. Mais certains parents ne parlent même pas français, travaillent à horaires décalés ou manquent de place à la maison pour faire les devoirs. Et tout le monde ne peut pas payer des cours privés à ses enfants!» (Lire notre article : «Coaching scolaire, la clef de la réussite?» Alter Échos n°463, avril 2018.)

Les écoles situées dans des quartiers moins favorisés rencontrent aussi plus de problèmes de recrutement. Chaque année, Bruno Dekeyser, directeur du centre scolaire des Dames de Marie à Saint-Josse, prend son bâton de pèlerin jusqu’à Louvain-la-Neuve pour convaincre les étudiants qui sortent de la Haute École Léonard de Vinci de venir travailler chez lui. «Je leur explique que nos élèves sont des jeunes comme les autres, avec les mêmes joies et les mêmes difficultés et que chez nous on se sent bien. Il y a beaucoup de préjugés à vaincre.»

«S’il y a pénurie de médecins, on ne dira pas que tout le monde peut vous soigner. Pourquoi serait-ce différent avec l’éducation qui est une des choses les plus compliquées au monde?», Jean-Yves Woestyn, responsable du service titres et fonctions à la Communauté française

À la Ville de Bruxelles, l’échevine de l’Enseignement, Faouzia Hariche (PS), nous livre un chiffre interpellant: en février, 70% des cours de math, néerlandais et sciences annulés concernent des écoles techniques ou professionnelles. Selon les réponses à un questionnaire rempli dans le cadre des études Pisa, les directeurs des écoles «les moins performantes» n’ont pourtant pas le sentiment de subir davantage la pénurie que leurs confrères des écoles «les plus performantes». En revanche, de fortes disparités sont signalées concernant la qualification du personnel: la proportion déclarée d’enseignants possédant le titre requis atteint 61% dans les premières, 90% dans les secondes[4]. L’étude démographique commandée par la Région bruxelloise en 2016 abonde dans ce sens: la part des enseignants ne disposant pas d’un diplôme pédagogique s’accroît fortement lorsque le niveau socioéconomique des établissements diminue[5] (voir graphique). «En outre, les écoles moins favorisées concentrent davantage d’enseignants inexpérimentés qui ont tendance à remonter vers des établissements d’indice socioéconomique supérieur une fois qu’ils ont acquis de l’expérience ou un titre», pointent les chercheurs. 

Dans le petit monde de l’enseignement, on se souvient avec une impression mitigée de l’arrivée des hôtesses de l’air dans les classes de néerlandais après la faillite de la Sabena au début des années 2000. Jusqu’à la réforme récente des titres et fonction, les directions disposaient d’une certaine latitude pour engager des candidats sans formation pédagogique. Des classes ont parfois été confiées à des personnes n’ayant pour bagage qu’un certificat d’études de l’enseignement secondaire technique, voire professionnel! «L’inspection le constate sur le terrain, des personnes sans formation peuvent parfois faire de gros dégâts en classe. Quelqu’un qui est trop autoritaire parce qu’il n’a pas les techniques pour gérer une classe va démotiver les élèves. On voit aussi des personnes qui enseignent des choses qui sont carrément fausses, met en garde Jean-Yves Woestyn, le responsable du service titres et fonctions à la Communauté française. S’il y a pénurie de médecins, on ne dira pas que tout le monde peut vous soigner. Pourquoi serait-ce différent avec l’éducation qui est une des choses les plus compliquées au monde?»

La question apparaît d’autant plus pertinente que les exigences du métier augmentent. Les enseignants doivent s’ouvrir aux évolutions permanentes de la pédagogie, évaluer les compétences des élèves de façon individualisée, adapter leurs cours pour tenir compte des différences de niveaux et ne perdre aucun élève en route. «Le métier demande plus d’expertise, de professionnalisme et de travail en équipe. C’est une bonne évolution, mais qui demande un plus grand investissement de la part des enseignants», analyse Philippe Molle, préfet de l’Athénée royal Alfred Verwee à Schaerbeek.

Le bon diplôme pour le bon poste

Entré en vigueur en septembre 2016 après de longues années de négociation, le décret titres et fonctions balise de façon stricte le recrutement de candidats en cas de pénurie. Plus question de donner le cours de néerlandais au prof de math pour compléter son horaire, comme ce genre d’arrangements se pratiquait souvent. Si aucun candidat formé à la matière et à la pédagogie ne se présente (titre requis), les écoles peuvent engager une personne diplômée dans une matière proche avec une formation pédagogique (titre suffisant) ou, à défaut, sans formation pédagogique (titre de pénurie). À chaque étape, les recruteurs doivent consulter Primoweb, la nouvelle base de données mise à disposition par la Communauté française pour vérifier qu’aucun candidat plus qualifié n’offre ses services. En dernier recours, les écoles peuvent faire appel à un «titre de pénurie non listé», moyennant une dérogation de la chambre de pénurie. Entre décembre 2016 et 2017, cette instance a traité 9.316 dossiers pour l’ensemble du territoire francophone, parmi lesquels 1.254 dossiers ont reçu une réponse négative.

«Les écoles moins favorisées concentrent davantage d’enseignants inexpérimentés qui ont tendance à remonter vers des établissements d’indice socioéconomique supérieur une fois qu’ils ont acquis de l’expérience ou un titre.», Cahiers de l’IBSA, juin 2016

Sur le terrain, on reproche à la procédure d’être lente, à la chambre des pénuries d’être stricte, à la base de données d’être souvent vide. «Il y a des collègues qui ne cherchent même plus tellement la démarche est lourde», lance Patrick Dekelver, président de l’Association des directeurs de l’enseignement secondaire libre de Bruxelles et du Brabant wallon. Le 11 juin, 400 directeurs d’écoles catholiques ont signé une carte blanche dans La Libre Belgique pour défendre leur autonomie. La guerre des réseaux n’est pas loin. «Il n’y a pas que le diplôme qui détermine la compétence. Quand j’étais jeune directeur, un confrère de l’enseignement organisé par la Communauté française me disait: ‘Tu ne te rends pas compte de la chance que tu as de pouvoir choisir tes profs; moi je reçois des candidats envoyés par le service désignation et je sais déjà quand ils entrent dans mon bureau que ça ne va pas aller.’ On veut nous imposer le même carcan administratif; or le système ne fonctionne que quand on laisse une autonomie aux directions pour constituer leurs équipes», poursuit Patrick Dekelver, toujours aussi en colère.

«Le décret est le bouc émissaire, mais ce n’est pas le texte qui créé la pénurie», rétorque le syndicaliste Joseph Thonon, président de la CGSP enseignement, pour qui ce texte est aussi une mesure de bonne gouvernance pour lutter contre le copinage. «Le décret est nécessaire parce qu’il existait des situations d’abus, confirme Roberto Galluccio, l’administrateur délégué du Cpeons, le réseau des communes et provinces. Il y a énormément d’enseignants sans titres, ce qui donnait une image que l’enseignement n’est pas quelque chose de professionnel. On accusait aussi le monde de l’enseignement d’être un milieu où on faisait plaisir aux gens autour de soi, au niveau familial ou politique

 

Prof, un second choix ?

Pour expliquer la pénurie, beaucoup d’observateurs pointent la perte d’attractivité du métier. Un métier qui aurait perdu de son prestige et de sa crédibilité auprès des parents et de la population. Un métier traversé par de profonds bouleversements. «Le rapport au savoir a changé avec les technologies. Tout le monde a accès à l’information. Le professeur n’est plus le détenteur unique de la connaissance», analyse le philosophe et politologue Vincent de Coorebyter.

À première vue, les chiffres communiqués par les hautes écoles contactées ne confirment pas une chute des inscriptions. Mais toutes observent un changement dans le profil de leurs étudiants. De plus en plus, ceux-ci sortent de filières secondaires techniques, parfois, à l’issue d’un parcours scolaire compliqué. De plus en plus, l’enseignement représente leur second ou troisième choix. À Louvain-la-Neuve, les élèves qui s’orientent vers la pédagogie après un échec dans d’autres études représentent 66% du public. «Mais ils auraient pu choisir directement l’enseignement s’ils avaient été mieux informés sur l’existence de ces études», tient à relativiser Philippe Soutmans, responsable de la section pédagogique la Haute École Léonard de Vinci. À Bruxelles, Pierre Smets, adjoint à la direction de la Haute École Galilée, pointe des lacunes graves dans la formation des étudiants, particulièrement, en français. «Nos élèves viennent de quartiers populaires du nord de Bruxelles, majoritairement de familles issues de l’immigration où devenir enseignant revêt encore un certain prestige», observe le directeur, qui précise que cette évolution est en partie renforcée par le déménagement de son établissement de Woluwe vers Schaerbeek. La discrimination à l’emploi, combinée à la tendance naturelle que chacun peut avoir de se tourner vers un milieu professionnel qui lui ressemble, font que ces jeunes se retrouvent souvent à enseigner dans des écoles de quartiers défavorisés, analyse Pierre Smets: «Un certain nombre d’enseignants que nous diplômons, et nous assumons cette responsabilité, n’ont pas un niveau suffisant en langues et se retrouvent très souvent dans des écoles face à des élèves qui ont eux-mêmes des difficultés.»

La réforme de la formation initiale des enseignants portée par le ministre de l’Enseignement supérieur Jean-Claude Marcourt prévoit un allongement des études, qui passeront de trois à quatre ans, et une revalorisation salariale en fonction. «En Finlande, la sélection à l’entrée des études pédagogiques est impitoyable et s’accompagne d’une grande considération accordée aux enseignants, qui sont payés comme des professionnels de haut vol», rappelle Vincent de Coorebyter. Rehausser le niveau semble nécessaire, mais le risque que la mesure vienne creuser la pénurie n’est pas à écarter. Si l’allongement des études entre en vigueur à la rentrée 2019-2020 comme prévu, cela signifie qu’il n’y aura pas de promotion diplômée pour l’année scolaire 2021-2022.

 

 

 

Jeunes profs en décrochage

Et si l’enjeu, pour commencer, consistait déjà à préserver les enseignants qui débutent dans la profession? Parmi les 4.425 nouveaux enseignants engagés en Communauté française en 2012 dans les écoles maternelles, primaires et secondaires, seuls 65% sont toujours en activité aujourd’hui[6]! Précisons toutefois que si 60% des personnes non titulaires d’un titre pédagogique ont quitté la profession dans les cinq ans, ces départs précoces concernent à peine 20% des enseignants disposant d’un diplôme pédagogique[7].

«Le rapport au savoir a changé avec les technologies. Tout le monde a accès à l’information. Le professeur n’est plus le détenteur unique de la connaissance.», Vincent de Coorebyter, philosophe et politologue

Une étude récente[8] montre que les enseignants débutants sont confrontés à un décalage entre leurs valeurs et la réalité du métier lors de leur entrée en fonction: «Le choix de l’enseignement relève souvent d’une volonté de transmettre leur connaissance et de trouver un équilibre entre la vie de famille et la vie professionnelle. À leur arrivée, ils sont confrontés à la charge de travail importante pour la préparation des cours, la discipline nécessaire dans les classes, le manque de motivation de certains élèves, voire les problèmes sociaux à gérer.» L’aménagement des carrières, très avantageux pour les anciens, ne favorise pas non plus l’insertion des novices. Pour dire les choses autrement, ils font souvent office de bouche-trous et se retrouvent sur un siège éjectable dès qu’un candidat plus expérimenté se présente pour un poste. «Les plus jeunes profs ont parfois du mal à trouver du soutien auprès de leurs collègues. Les règles de priorité et d’attributions génèrent du conflit dans la salle des profs qui devrait être un lieu de détente. C’est parfois la lutte pour qui va avoir un bon horaire ou la bonne classe l’an prochain», regrette Valentine Delsaux, médecin du travail. Pour le géographe Benjamin Wayens (ULB), cette situation s’explique par des raisons démographiques. «On vient de 20 à 30 ans de déclin démographique et de restructuration dans l’enseignement qui ont légitimement créé une forme de crispation syndicale sur la défense des enseignants en place. On ne s’est pas encore habitué à penser le changement de paradigme.»

Depuis 2016, un décret impose un dispositif d’accueil pour les enseignants novices. Cet accompagnement sera renforcé par le Pacte d’excellence. Marie-Martine Schyns a détaillé devant le parlement de la Communauté française les autres mesures qu’elle entend prendre pour lutter contre la pénurie: améliorer l’image du métier via des campagnes de communication, permettre aux profs qui le souhaitent de prester des heures supplémentaires rémunérées, mettre en place une plateforme commune entre écoles d’un même territoire pour garantir un contrat fixe d’un an aux débutants, valoriser les années d’ancienneté utiles des candidats issus du privé qui veulent se reconvertir dans l’enseignement,etc. Nous aurions aimé en savoir plus et confronter la ministre aux résultats de notre enquête. Après avoir joué au chat et à la souris avec son attaché de presse pendant quatre mois pour obtenir une interview, on s’est résolu à envoyer nos questions par mail. «En gros, vous nous demander de faire une thèse de doctorat en deux jours, je préfère que nous en restions là !», a-t-il répondu.

 

«Teach for Belgium», et pour McKinsey?

Teach for Belgium lutte contre les inégalités en formant des jeunes pour enseigner dans des écoles dites «défavorisées». L’asbl propose à ces novices un accompagnement collectif et individuel pendant leurs deux premières années de carrière. Sur le terrain, les directeurs d’école qui collaborent avec Teach semblent enchantés. Mais ce projet, financé par des entreprises, fait aussi grincer des dents dans un secteur attaché à la défense du service. Lire la suite de notre enquête.

 

Sandrine Warsztacki

Sandrine Warsztacki